mercredi 23 janvier 2013


1969/70
« Les chênes qu’on abat »

La crise financière
La participation
La fin

Le Français moyen ne peut pas toujours imaginer ce qui se passe en haut lieu. Il n’a quelquefois ni les informations ni les compétences pour y parvenir, englué qu’il est dans ses propres problèmes ? C’est, là, à proprement parler, une des limites de toute démocratie, que le citoyen, sur qui tout repose légalement, est dépassé par l’immense complexité des problèmes et la fatalité inhérente au cours du monde... 
Chapitre à lire dans cette "Tentation Politico-musicale"...

Voyage en URSS
Retour d’URSS
Août 1957 ... lire ce chapitre complet dans la "Tentation politico-musicale"

J’allai, cette année-là, en URSS, au mois d’août, pour voir ce qui s’y passait. Je connaissais bien le militantisme des communistes de ma ville natale, de même celui de certains élèves de l’Ecole Normale de Rouen. Je connaissais aussi le climat de camaraderie qui régnait chez tous les sympathisants ; et, si je remontais plus haut dans ma vie, je pouvais trouver des décisions d’engagement à gauche, lorsque j’aidai par exemple à faire libérer Henri Martin, au cours de la guerre d’Indochine, contre laquelle j’étais.
Mais, à présent, influencé certainement par André Ferré, mon professeur principal à l’Ecole Normale, et surtout par l’affaire dont il avait été la victime de la part d’élèves engagés, je ne supportais plus l’extrême climat de violence à l’endroit de ceux qui ne pensaient pas comme eux. Pourtant, j’avais fait en sorte, de m’enfermer avec eux dans cette haine. Je m’étais dit, qu’issu d’un milieu modeste, je ne pouvais pas moins haïr les nantis -ces gros bonnets à dents d’or, avec quoi ils dévoraient les démunis. Et j’en été venu, eu égard à mes amis communistes nogaroliens, des gens qui m’avaient connu comme enfant, qui n’imaginaient pas que je puisse penser autrement qu’eux, à éprouver une sorte de culpabilité. Mais rien n’y avait fait : quoique simple petit instituteur (comme on disait à l’époque), je ne me sentais pas prolétaire, comme l’idéologie l’eût voulu.
Deux choses finirent de me libérer du PC : la considération (enfin) de ce qu’avait été le pacte germano-soviétique et le voyage que j’entrepris alors en URSS...

dimanche 20 janvier 2013

1952

Prémisses

Ma mère avait une voix délicieuse, chantait des airs d’opéras et toutes les ritournelles de l’époque. J’étais envoûté, enfant, par cela, sans pouvoir l’imiter : elle ne m’a pas transmis sa voix de canari. A l’école, j’ai fait un peu de solfège et je suis allé jusqu’à m’essayer à la clarinette. Mes lèvres épaisses étaient, croyais-je, ce qui m’empêchait de tirer de l’instrument des sons adéquats. Aussi ma mère, dont l’oreille souffrait, me poussa à abandonner cet instrument.
Je songeai alors au piano. Mais il ne vint jamais, car mon père me fit comprendre que j’avais mieux à faire, en m’investissant dans des matières plus importantes que la musique, qui, elles, devaient m’assurer l’avenir.
Cependant deux événements m’ont laissé, enfant, des traces profondes, en me donnant en particulier le goût de tout ce qui touche à la scène. Ils vinrent après mon expérience manquée de clarinettiste et se passèrent tous les deux dans le même endroit : les arènes de Nogaro, mon village natal gersois. Ces arènes ? Une belle construction en pierre, avec un fronton immense portant l’écusson de la cité, ombrée à l’intérieur par des platanes. Si les pierres en étaient animées, elles auraient le souvenir de centaines et de centaines de courses landaises : des vaches que l’on tient en bride par une corde et qu’on place bien dans l’axe des hommes qui les écartent ; mais aussi de quelques dizaines de spectacles de premier rang : une scène est alors aménagée sur les gradins des premières et des sièges sont installés sur la piste.
Le premier de ces événements a eu lieu en pleine occupation allemande. La représentation du Cid. Dans un style espagnol, grandiloquent, et une déclamation ostentatoire. Quelques soldats allemands étaient sur les gradins de seconde et de troisième, mais leurs officiers, sur les sièges de la piste du premier rang. Tous donnaient l’impression de comprendre et certains souriaient. Je songe, maintenant, à ce qu’il y avait d’insolite pour eux à entendre déclamer une pièce où il s’agit de reconquérir un pays envahi par l’ennemi.
Le deuxième événement a été, quelque temps après la fin de la guerre, l’opéra de Xavier Leroux, Le Chemineau. Sur un livret de Jean Richepin. La voix de basse, fameuse alors, était celle de Pierre Nougaro, du Capitole de Toulouse. Je revois très nébuleusement l’action mais très précisément la stature imposante de Nougaro ; et je ressens encore sa voix me pénétrer et introduire en moi quelque chose qui, quelque part, devait me concerner. Je ne savais pas comment ni quand. D’autant que je réalisais alors à l’évidence, que je ne serais jamais ni musicien ni chanteur. Mais le chanteur Nougaro me retenait aussi d’une autre façon.
Comme beaucoup de Nogaroliens, j’avais l’habitude de voir sa silhouette épaisse dans nos rues, car il possédait un château tout près de là ; et, comme si cela n’avait pas suffi, je le voyais souvent venir dans l’atelier de menuiserie-ébénisterie de mon père, qui lui refaisait le grand escalier et la grande porte d’entrée de sa bâtisse. Lui admirait que mon père, qui était sans études, pût venir à bout, avec ses traces de craie et ses ficelles tendues, de son escalier à double révolution. Il disait qu’il y avait autant de difficulté à faire cela que lui à développer toutes les potentialités de sa voix. Et c’est vrai que, passant souvent à Saint-Gilles du Gard et songeant au fameux escalier dont aucun mathématicien, paraît-il, n’avait trouvé la formule exacte, je songeais chaque fois à l’activité incroyable et toute instinctive de mon père.

samedi 19 janvier 2013

1952
Robert Orange
Auditions

C’est à l’automne 1952 que j’ai commencé à bien connaître Robert Orange. Il était près de prendre sa retraite de maître d’application. Sans être musicien, il avait la passion de la musique ; et c’est chez lui que j’ai eu vraiment la révélation de cette dernière et de l’opéra. Cet homme qui a tant compté pour moi était le fruit le plus pur et le plus exquis de la Troisième République.
Certaines gens existaient alors fortement et Robert Orange était de cela. Venu sur terre dans la banlieue industrielle du Cailly, près de Rouen, né d’une mère trompée par un vilain patron d’usine, il était parvenu à sortir de son milieu livide, grâce à l’école primaire et aux bourses qu’elle lui avait accordées, et l’Ecole Normale d’instituteurs de Rouen avait été bien évidemment pour lui le Royaume des Hespérides.
Sans souffrir le moins du monde de la discipline stricte de l’école (des levers à cinq heures du matin, des heures études qui s’en suivaient, des impératifs de tenue vestimentaire…), lui, qui en d’autre temps eût été un jésuite, avait reçu le savoir de la République comme un Hébreu au Sinaï la manne tombée du ciel. Il vouait à ses maîtres une admiration sans bornes -et, à travers eux, à tous ces hommes qui avaient fait une certaine France et sans lesquels lui n’aurait pas été là : les Jules Ferry, les Paul Bert… La gratuité et l’obligation scolaires, que ces derniers avaient mises en œuvre, étaient pour lui un héritage désintéressé de la philosophie du progrès venue des Lumières et réalisaient enfin cet idéal de fraternité que Michelet avait blasonné par des formules fameuses et tiré de la conviction sincère que l’ignorance conduisait au malheur et que quiconque savait lire était un homme sauvé.
Aussi, assoiffé de justice sociale et empli de sa petite enfance, non seulement Robert Orange s’était livré corps et âme à son métier d’enseignant, élevant ses petits élèves au plus haut niveau, mais encore il avait toujours défendu l’idée qu’il fallait coûte que coûte permettre à chacun d’échapper au travail manuel. Il se refusait d’envisager ce que deviendrait une société faite uniquement d’intellectuels. Ce mari fidèle, qui avait perdu ses deux enfants en bas âge, ce fantassin de la République, qui flétrissait l’alcoolisme, se battait pour le développement en chacun de l’esprit critique (celui qui permet de dire à un simple citoyen sa façon de penser à son député) et défendait, outre la justice, la liberté qui va avec, me devint, mes vingt ans passés, l’ami le plus cher -et, quelque part, une sorte de gourou.
Mais, comme tout est complexe, cet être de sagesse avait aussi des passions illimitées.
La première touchait les langues anciennes. Je le soupçonne même de les avoir aimées autant pour elles-mêmes que pour les messages qu’elles véhiculent. Ses livres préférés étaient finalement les grammaires, les dictionnaires, les ouvrages savants d’étymologie et de sémantique ; les extraits des grands textes consultés lui servaient surtout à tester ses connaissances. Il savait le latin, assez bien le grec, rêvait, quand je l’ai connu, d’apprendre l’hébreu… En fait de langue moderne, il parlait l’anglais et presque couramment l’allemand.
Sa deuxième passion portait sur la Bible. Particulièrement l’Ancien Testament. C’était pour lui une sorte de temple dont les dimensions et les enseignements le passionnaient, mais un temple vide, car il était, sinon athée, du moins agnostique.
Sa troisième passion était donc la musique, dont il possédait des centaines de disques.
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Sorti de l’Ecole Normale où j’avais été interne, nommé dans une école de la banlieue rouennaise, j’avais désormais, en dehors de mon travail et de sa préparation, une grande liberté. Cette liberté s’accompagnait d’un désir de musique et Robert Orange, qui le savait et dont j’avais été à un moment un élève-maître, m’a alors proposé d’aller le voir, deux fois par semaine, après la classe : les mercredi et samedi soirs.
C’est ainsi que j’allais (du moins avant qu’il ne prenne sa retraite) le chercher dans la sienne. Sa fameuse blouse grise dissimulait mal son costume noir, mais non son col blanc, glacé et cassé, où s’ajustait l’énorme nœud de cravate sombre. Petit, trapu, il préparait ses tableaux pour le lendemain. Après quoi, il ôtait sa blouse pleine de craie, bourrait ses sacs de documents pédagogiques et de cahier à corriger : en particulier des dictées bien choisies, tirées des plus grands auteurs français, dans l’ordre chronologique. Ce qui ravivait l’intérêt pour les dictées et donnait à ses petits non seulement un aperçu de notre littérature mais encore la connaissance du temps.
Nous nous rendions ensuite chez lui, où j’avais d’emblée été adopté par sa femme, aussi grande, droite et sèche que son mari était petit et plutôt replet ; et comme j’aurai l’occasion de m’en rendre compte, bonne croyante avec mesure, et aussi soignée vestimentairement que lui ; elle portait toujours dehors chapeau et sac à main.
Nous posions nos affaires, buvions un thé d’introduction que Mme Orange avait préparé, débarrassions nos mains à la salle d’eau des poussières de craie et ôtions enfin nos chaussures par respect pour le tapis du lieu d’audition, où nous pénétrions. Ainsi faisions comme les fidèles de l’Islam, avant d’entrer dans le sanctuaire. Le sanctuaire, pour nous, c’était cette salle pleine de disques jusqu’aux moulures du plafond, au centre de laquelle trônait l’électrophone. Il semblait, dès qu’on en passait le seuil, que l’esprit de la musique y parlât aussitôt à haute voix et que l’ombre de Schopenhauer y vint d’abord chaque fois nous en révéler l’essence. La porte refermée, l’électrophone en marche, nous installés, nous sentions que nous avions laissé dehors toute préoccupation mesquine, toute considération d’ordre matériel, tout souci professionnel.
Désenglués du monde profane, nous étions pris par l’univers sacré de la musique. Mme Orange savait que, dès ce moment, rien ni personne ne devait venir nous perturber. Le monde était mis entre parenthèses -jusqu’aux événements du ciel- derrière les baies vitrées.
Cela dura des années. Robert Orange avait, à un moment, pris sa retraite, commencé l’hébreu et fini par donner des leçons particulières ; l’argent récolté lui permettait d’accroître ses achats de disques. Moi, à un autre moment, j’avais rejoint l’armée pour faire mon service militaire. Et, après un intervalle de presque trois ans, j’ai repris, tous les mercredis et samedis soirs, le chemin du sanctuaire : les thés, les ablutions, l’abandon des chaussures et repoussé la longue et vaine dérive des nuages derrière les grandes baies.
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Je ne puis mieux faire, ici, pour introduire le programme de nos auditions, donner une idée de ce que fut mon initiation, que de laisser la parole à Robert Orange. Et, pour cela, m’appuyer sur l’article qu’il a fait paraître dans le bulletin de l’association des Anciens élèves de l’Ecole Normale, en avril 1963, article intitulé : Musique Nocturne, du fait que nos auditions s’entendaient fort avant dans la nuit.
Le hasard les avait rapprochés et le métier. Le plus âgé allait atteindre soixante ans et avait, comme on dit, consacré sa vie à l’enseignement. Il avait le dos rond, était assez mal vêtu et ne payait pas de mine. Le plus jeune était grand et fort, d’une belle prestance. Tous deux convinrent de se retrouver le mercredi et le samedi de chaque semaine pour écouter de la musique, c’est à dire des disques, dont le vieux possédait un assez grand nombre. A la vérité, ni l’un ni l’autre n’était connaisseurs en la matière, et c’est d’eux qu’on aurait pu dire, en appliquant ces paroles à la musique « They knew small latin and less Greck », car leur formation sur ce point avait été négligée. Mais il n’est pas indispensable de savoir composer une tragédie pour goûter Corneille et Racine.
On ne pouvait pas mieux dire. Oui : à la limite, il n’est pas nécessaire de savoir produire un son pour le goûter ! Et bien des braves gens de nos villages, animant nos orphéons et nos harmonies municipales, seraient bien en peine, sans certaine accoutumance, d’apprécier sérieusement Così fan tutte, et encore moins le Quinzième quatuor de Beethoven.
L’article de Robert Orange survole ensuite ce que fut notre quête. Il y a, dit-il, d’abord eu Brahms ; puis les concertos de piano de Mozart et de Beethoven ; puis les Gurre Lieder -où la surprise est venue de la soprano, luttant seule contre un orchestre de cent cinquante exécutants ; puis ce fut Orphée, dont les plaintes devant la tombe d’Eurydice tirent les larmes des yeux ; puis ce fut l’extraordinaire Résurrection de Schütz -si fidèle à l’Evangile, si éloignée, par sa discrétion et son style, de l’art baroque, si impressionnante pour la plastique vocale…
Puis il nous sembla, dit-il ici, monter encore d’un cran : les quatuors de Beethoven !
Un ami de Robert Orange nous avait prêté, à cette occasion, pour toute une année, l’œuvre éditée par Alcan de Joseph de Marliave. Quelles reprises de séances ! poursuit-il alors. Quelles auditions comparées ! Et il évoque toutes les versions existantes : quatuor Vegh, quatuor Hongrois, quatuor de Budapest, quatuor Tchèque. Le Vieux, dit-il, se tenait au tableau de bord, maniant le bouton, se donnant l’illusion d’être le dispensateur de beauté. Le Jeune, les yeux mi-clos, poussait parfois un soupir de satisfaction. Le Vieux alors coulait vers lui un regard chaviré. Il leur semblait que le violoncelle ou l’archet leur passât sur le cœur. Certains adagios étaient insoutenables. Ainsi, ils comprirent la parole d’Hoffmann : « La lyre d’Orphée ouvre les portes de l’au-delà. »
Mais l’instant était venu de ne plus vivre que pour la musique de Bach. Nous consacrâmes nos soirées et nos nuits à l’audition des Passions et de quelque trois cents cantates du Cantor. Nous avions entendu dire que Bach était le plus complet des musiciens et nous crûmes pouvoir nous en rendre compte par nous-mêmes. Nous exultions : soli de sopranos, de contraltos, de barytons, de basses ( les plus beaux et les plus émouvants) ; soli de flûte, de hautbois, de violon ; duos, chorales, chœurs… Qui n’a entendu la cantate n°82 Ich habe genug, n’a rien entendu. Et tout cela, grâce aux soins d’un Fritz Wern (Erato), d’un Ristempart (Club du Disque), d’un Fritz Lehman (Archei-Production)…Quand on sait que Bach composait, assiégé par les criailleries des vingt-deux bébés qui se succédèrent dans ses deux ménages, imprégnés par l’odeur des langes qui séchaient nuit et jour dans des pièces sans doute exiguës et inconfortables, on se prend à s’étonner et à faire sienne cette boutade d’un homme d’esprit proposant ce sujet à notre réflexion : « De l’influence des exhalaisons ammoniacales sur le génie musical. »
L’année 1959 a été, poursuit-il, tout entière consacrée à l’audition des lieder de Schubert et de Schumann. Nous n’étions pas de grands germanistes mais nous savions assez d’allemand pour suivre les textes. L’œuvre de Schubert est, on le sait, inépuisable et d’une variété infinie. Trois thèmes nous parurent cependant dominer : l’amour (le plus souvent blessé), l’eau sous tous ses aspects (l’eau bouillonnante des moulins, chantante des ruisseaux, calme des lacs), enfin le pressentiment et l’attente de la mort. Trois lieder nous parurent illustrer ces thèmes : Gretchen am Spinnzad (Marguerite au rouet), Auf dem Wasser zu Singen (Pour chanter sur l’eau), Totengrabers Heimweh (la nostalgie du fossoyeur) -Le premier composé à 17 ans ! Toutefois plus confondants encore nous parurent les douze lieder composés sur des thèmes de Herner : le sentiment nous parut plus vif, l’accent plus humain. Schumann vint à son heure donc avec Les Amours du Poète sur le texte de Henri Heine.
Les lieder de Beethoven et de Brahms, par contre, nous émurent moins. Alors le saut eut lieu sur des musiciens au génie bien différent : Fauré, Duparc…
Et le Vieux, dit ici qu’il jouissait de cette grande aventure ; qu’il n’avait connu dans sa jeunesse, ni la radio ni le phonographe -car pour le phonographe à pavillon et à cylindre, il diffusait d’affreuse musique nasillarde. Il n’avait guère entendu, de plus, que des chansons de rue : Au loin, c’est l’Angélus .., ou des chansons familiales, qui évoquaient le regret des provinces perdues en 1870.
Le Rossignol de la vallée,
Chantait sur le vert romarin.
Le dernier mot fournissait de quoi rimer commodément avec « Rhin ». Son professeur d’Ecole Normale ne se mettait pas en peine d’enseigner le solfège ; il s’asseyait à l’harmonium et improvisait, et c’était de longs moments qu’il aurait voulus sans fin ; ou organisait des chœurs, réunissant alors plusieurs promotions : des chœurs tirés de Déjanire. Mais lui pressentait autre chose.
Aussi quelle ne fut pas sa joie quand apparurent les premiers disques à aiguille, bientôt suivis des premiers microsillons. Il note ici que Louis XIV, dans toute sa gloire, n’avait, lui, à sa disposition, que l’orchestre du seul Lully et la bande des petits violons, alors qu’au discophile s’offrent touts les chanteurs, tous les musiciens de la terre. L’électrophone, pour lui, n’était pas loin d’être la plus belle invention du siècle.
A partir d’ici les auditions se poursuivirent un peu au hasard. Nous découvrîmes la Création de Haydn et nous assistâmes à l’apparition de la première nuit étoilée, quand la Lune monte pour la première fois dans le ciel ; et cette musique des sphères rappelait à Robert Orange la scène de Belmont dans Le Marchand de Venise :
Sit, Jessica! Look the heaven
Is thick inlaid with patines of bright gold…
Puis survinrent le Stabat Mater de Poulenc, la Messe allemande de Schubert, le Fauré païen du Jardin clos et de L’Horizon chimérique, avec ce sommet de l’œuvre : l’admirable Diane Séléné.

jeudi 17 janvier 2013

Août 1957
Voyage en URSS
Retour d’URSS

J’allai, cette année-là, en URSS, au mois d’août, pour voir ce qui s’y passait. Je connaissais bien le militantisme des communistes de ma ville natale, de même celui de certains élèves de l’Ecole Normale de Rouen. Je connaissais aussi le climat de camaraderie qui régnait chez tous les sympathisants ; et, si je remontais plus haut dans ma vie, je pouvais trouver des décisions d’engagement à gauche, lorsque j’aidai par exemple à faire libérer Henri Martin(*), au cours de la guerre d’Indochine, contre laquelle j’étais.
(*) affaire Henri Martin
Mais, à présent, influencé certainement par André Ferré, mon professeur principal à l’Ecole Normale, et surtout par l’affaire dont il avait été la victime de la part d’élèves engagés, je ne supportais plus l’extrême climat de violence à l’endroit de ceux qui ne pensaient pas comme eux. Pourtant, j’avais fait en sorte, de m’enfermer avec eux dans cette haine. Je m’étais dit, qu’issu d’un milieu modeste, je ne pouvais pas moins haïr les nantis -ces gros bonnets à dents d’or, avec quoi ils dévoraient les démunis. Et j’en été venu, eu égard à mes amis communistes nogaroliens, des gens qui m’avaient connu comme enfant, qui n’imaginaient pas que je puisse penser autrement qu’eux, à éprouver une sorte de culpabilité. Mais rien n’y avait fait : quoique simple petit instituteur (comme on disait à l’époque), je ne me sentais pas prolétaire, comme l’idéologie l’eût voulu.
Deux choses finirent de me libérer du PC : la considération (enfin) de ce qu’avait été le pacte germano-soviétique et le voyage que j’entrepris alors en URSS.

Je ne me rappelle plus maintenant l’organisme avec lequel je partis, ni certains petits détails du voyage. Mais, ce que je garde en mémoire, ce sont certains moments de grande signification.
Notre première étape était Berlin-Est. Le voyage de nuit en chemin de fer avait été long et, à Berlin-Est, l’attente dans le train interminable, tellement les contrôles s’étaient avérés tatillons. L’un de nous, qui ne présentait pas sans doute pas un visage rassurant (il avait une allure hippie), fut particulièrement inquiété. On avait fait venir pour lui un contrôleur parlant français. Nous avons bien cru, à un moment, qu’on ne le laisserait pas passer. Enfin nous foulâmes le quai ! après tant d’heures d’immobilité, nous nous sentions des ailes aux talons. Il était encore tôt, la ville était grise, triste, avec des avenues rectilignes, des immeubles hauts et réguliers, dans le style de la RDA. Mais le temps fut tout à coup superbe, comme nous entrâmes dans le fameux parc Treptower.
On passa sous des frondaisons qui, avec la distance, me parurent avoir été très élevées et très nombreuses. Puis les arbres s’écartèrent et l’on eut devant soi une immense allée : large, longue, infinie… De chaque côté, de loin en loin, d’imposantes stèles chargées de bas-reliefs et d’extraits du catéchisme communiste, tirés des textes officiels. Nous allions de l’une à l’autre, pour voir, pour lire. Bornes édifiantes, le long d’un trajet qui se voulait pédagogique. L’édification était sans doute savamment dosée, pensée, pour qu’on arrivât au bout de l’allée parfaitement formé. Je ne sais pas si aucun de nous eut vraiment le courage de ce déchiffrement, bien que presque tous les participants du voyage fussent des militants.
Quand nous arrivâmes au bout de l’allée, nous étions au pied d’un grand escalier de pierre qui montait de façon assez raide dans ce que j’appellerai le Saint des saints. Là était une plate-forme d’où s’élevait une sorte de minaret géant, une tour encapuchonnée à l’entrée de laquelle on accédait (je crois) par un petit escalier. A l’intérieur, on était pris par une atmosphère de recueillement : une lumière feutrée, un peu froide, la tour étant ajournée d’ouvertures pareilles à des vitraux. Recueillement à la mémoire de tous les héros tombés au cours de la Seconde Guerre mondiale pour la défense de « la Cause .» Je ne revois pas précisément ici ce que j’avais à mes pieds ou devant moi (une sorte d’autel peut-être), mais je me rappelle que, le regard s’élevant, on pouvait apercevoir au sommet de la tour en forme de coupole, là où on aurait pu s’attendre à trouver quelque Dieu-Pancréator, la Faucille et le Marteau…
Je voyais dans tout cela, de façon éloquente, l’illustration de cette idée de Chateaubriand que le socialisme, c’est à dire l’ensemble des conceptions progressistes de son époque, n’était autre qu’une laïcisation de christianisme. Ce que celui-ci offrait dans un ailleurs, celui-là l’offrait dans un paradis terrestre à venir. La direction n’était plus verticale, mais horizontale. Cet infléchissement du sens de la doctrine chrétienne me parut être, à l’occasion de cette visite, d’une incroyable évidence. Le communisme était finalement un christianisme devenu fou. Une foi en remplaçait une autre. Mais là ne s’arrêtait pas mon constat. Ce qui m’aveuglait ici, c’était que le communisme tirait son prestige auprès des masses de ce qu’il intégrait à sa vision tout ce qui était le propre du christianisme : sa vêture de rites, d’images, de promesses, celles-ci enfermées en des textes fondamentaux (les nouveaux évangiles) et en des penseurs déclarés officiels (les nouveaux prophètes) -sauf que tout, dans ce transfert, était devenu biologique : adoration des foules, de la vie sociale, et porté à une incandescence qui rendait possible toutes les dérives.
J’admettais qu’on ne crût pas. Je pensais qu’on pouvait avoir des raisons de ne plus croire. Mais cette distorsion, cette récupération de la vieille foi, me semblait horribles. J’envisageai, ce jour-là, qu’il y aurait, à force, un retour du balancier. La leçon de ce parc viendrait à ne plus passer. Et je devais plus tard, dans ma lecture de Spengler, découvrir que ce dernier prévoyait en effet en URSS, après l’effacement d’une civilisation « faustienne », l’avenir d’une culture « dostoïevskienne

Le peuple moscovite était touchant. La vieille Russie, qui formait cette strate de la psyché collective que le lavage de cerveau n’avait pas entamée, était toujours là, comme au temps de Tolstoï. Partout, nous étions salués, accueillis avec une effervescence joyeuse. Quand nous montions dans les autobus bondés, les gens assis nous offraient leurs places et ils étaient vexés si nous refusions. Quand nous descendions aux arrêts, souvent encombrés, ils formaient vite un groupe autour de nous et entonnaient l’un ou l’autre des célèbres chœurs russes, auquel nous participions. Le groupe des choristes avait une fois, débordé sur l’avenue, où la circulation n’était pas ce qu’elle est maintenant. La police nous fit ranger pour laisser passer un véhicule qui avait ralenti et sur la plate-forme duquel se dressait, dans un châssis métallique très aéré, une immense statue. Mais on ne pouvait pas l’identifier. Alors je fis en souriant : « C’est Lénine ! » Dans notre groupe et chez nos moscovites, tout le monde sourit aussi ; certains de ces derniers même avec un clignement d’yeux à mon adresse. Le mot Lénine avait donc été compris. Mais le guide, qui nous surveillait sans cesse et se surveillait elle-même sans cesse dans tout ce qu’elle disait, se montra très inquiète, quand nous eûmes quitté nos amis moscovites. Elle craignait que j’ai dit cela avec humour, même si je l’assurais du contraire. Elle se méfiait des mouchards, car elle tenait à sa place ; et, dès ce moment, elle m’en voulut.
Peu de temps après eu lieu une autre scène. Une très vieille dame s’approcha de moi, me marmonna quelque chose que le guide me traduisit. La vieille dame disait venir de Sibérie et n’avoir jamais approché de gens venant du bout de l’Europe. Elle portait les vêtements noirs des femmes de la campagne, un grand châle bariolé à grands dessins floraux et une coiffe aussi bariolée à dessins géométriques. Elle me sourit et je lui souris -nos sourires scellant la rencontre de deux êtres venant d’univers géographiques et historiques à l’infini l’un de l’autre. Mais je croyais remarquer sur son visage pourtant éclairé par son sourire l’ombre menaçante de la mort. Je sentis qu’elle m’avait deviné et elle me sourit à nouveau, différemment, d’un sourire cette fois plus large et, ce faisant, elle avait les yeux humides. Alors, élevant sa main qui tremblait par-dessus cet écart, maintenant dû à nos âges, elle la porta délicatement à mon visage et, de ses doigt décharnés et fendillés, me scruta muscle à muscle, presque comme eût fait une aveugle. Je fondis d’émotion. Je l’embrassai. Elle se laissa faire, mais sans oser m’embrasser à son tour, car je voyais à ses regards qu’elle craignait la guide qui nous observait, décontenancée, trouvant à l’évidence que le comportement de cette femme ne s’inscrivait pas dans les réactions normales d’une vraie soviétique. Finalement, embrassant une dernière fois la vieille dame, je lui offris ostensiblement mon stylo : je n’avais rien d’autre sur moi. Un très beau stylo. Elle le refusa d’abord, mais comme j’insistai, elle fut tenue de l’accepter. La guide était trop remontée pour traduire éventuellement des paroles pouvant accompagner cette offre. Aussi ne tentai-je pas de la solliciter. Mais il y eut, entre elle et la vieille dame, un échange où je compris, au ton de la voix, qu’elle était tout sauf aimable à l’endroit de cette dernière. Il n’en fallut pas plus pour que je devienne sa bête noire.

Généralement, on se prépare très tôt pour aller voir, Place Rouge, les dépouilles de Lénine et de Staline. C’est ce que nous fîmes ce jour-là, espérant n’avoir pas à consacrer à la visite plus d’une matinée.
J’ai toujours aimé les lieux où l’on joue avec la mort ; où l’on voit des rangées de squelettes offerts à la contemplation des humains déclenchant, soi-disant, nos méditations sur l’existence. Ce qui se passe, en fait, c’est qu’on est étrangement ludique, qu’on caresse du regard (puisqu’on est censé ne pas toucher) tous ces contours osseux. Mais on se force à méditer au caractère éphémère de la vie. Si l’on a quelque culture, on évoque les passages de la Bible là-dessus, si l’on a quelques lettres, on cite des textes célèbres sur la mort. On est sollicité par ces grandes références. Au bout du compte, on est requis par ceci ou cela, sauf par l’essentiel, qui est notre finitude. D’autant que, finalement, ce qu’on savoure dans ces endroits, c’est notre chance d’être encore en vie. J’ai même le sentiment qu’il n’y a rien de plus joyeux, de plus innocemment exaltant, que la manipulation de restes humains, quand on est par exemple préposé à le faire, comme au musée du Trocadéro, ou lors de l’exhumation d’une tombe ancienne où l’on a la charge de ramener une à une toutes les parties d’un squelette. D’ailleurs les fêtes d’Halloween ne jouent-elles pas avec cette joie ? N’enrubannent-elles pas des tibias ? Ne coiffent-elles pas des crânes ? Aussi n’allai-je pas au Kremlin, ce jour-là, avec un autre état d’esprit que celui-là. Même si ce n’était pas des squelettes ni des momies que nous avions à voir, mais des corps embaumés savamment, scientifiquement ; même si ces derniers n’étaient pas ceux d’anonymes mais d’hommes ayant modifié le cours de l’Histoire.
Comme nous approchions du Kremlin, je dis tout cela (ou du moins un peu de tout cela) à notre guide, et ce entendu par tous mes camarades de voyage. Leur militantisme ne confinant tout de même pas à la bêtise, ils rirent tous. Mais la guide vit là une nouvelle provocation de ma part, non seulement à l’endroit des deux grands leader mais encore de l’URSS ! Elle était stupéfaite de tant de légèreté. Elle voyait là, à ce que je comprenais, une marque morbide, malsaine, de ce que la décadence bourgeoise produisait dans des cerveaux comme le mien. Et à ce que je pus comprendre encore et à ce que me firent comprendre mes camarades, elle était très inquiète. Elle était d’ailleurs toujours inquiète de quelque chose. Elle imaginait ce que risquait d’être mon comportement au mausolée. Elle craignait que je me mette à rire nerveusement à la vue des deux corps et ne déclenche un scandale.
Cela dit, nous mesurâmes dehors une fois de plus la gentillesse et le sens de l’hospitalité du peuple russe. A peine étions-nous arrivés, à peine avions-nous pris place au bout de la queue immense qui attendait devant le mausolée, que les personnes qui nous précédaient parlèrent à notre guide. Il nous était proposé, comme nous étions touristes, d’aller nous mettre en tête.
Les deux dictateurs étaient allongés côte à côte, magnifiquement conservés. Staline n’ayant pas encore été complètement dénoncé pour ses crimes, il était là en sursis, avant de rejoindre le cimetière. Les gens défilaient en silence autour du corps, anéantis par cette vue, dénucléarisés, aussi touché que par la mort d’un être cher. Leurs traits étaient figés, leurs yeux fixés sur les dépouilles, comme sur pédoncules pour lieux voir. Même s’ils ne devenaient pas pour autant ces monstres de Jérôme Bosch, dont les difformités ne sont après tout que la vitrine de leur intériorité, j’avais peine à les voir comme l’équivalent de ces gens que j’avais vu, que je voyais, que je verrai dans les rues, apparemment eux-mêmes. Non atteints par cette alchimie de la dépersonnalisation au profit de leurs leaders.
Je songe, maintenant, en 2010, qu’après la déstalinisation, la foule a continué à venir dans ce mausolée, aussi extasiée par la vue du seul Lénine, qui récupérait à lui tout seul ce capital d’enthousiasme. Mais je m’interroge cependant : quel était en fait le vécu de ces nouveaux pèlerins, maintenant qu’un de leurs chefs, qu’ils avaient cru intouchable, était déboulonné ? Avaient-ils continué à venir pour un, comme ils l’avaient fait pour deux ? Aussi peu pénétrés par le doute ?
En ce jour de 1957, j’observais ces chefs immobilisés dans la mort, étonnés qu’ils eussent pu, presque à eux tout seuls, changer la face du monde ! La fille de Staline n’avait pas encore écrit sur son père, pour nous aider à comprendre. Etonnement n’est pas émotion. Ainsi observai-je ces dépouilles sans cette émotion avec laquelle j’aurais contemplé (je crois) les cadavres embaumés d’Alexandre ou de Jeanne d’Arc. Je pensais aux pharaons, à leur embaumement à eux, à leur enfouissement dans des tombes cachées. Quelles différences ! Quels changements d’optique ! La matière est infinie et je la laisse à la réflexion des experts ou des historiens. Cependant, ce qui m’apparaissait évident, était que cet embaumement des deux chefs politiques permettait cette monstration glorieuse qui ne leur assurait aucune survie personnelle, alors que l’enfouissement des pharaons en leurs tombeaux secrets était la première étape d’un processus où ils réintégraient en eux la réalité transcendante du dieu solaire Atum-Rê.
Comme je sortais du mausolée avec le groupe, je dis à ma guide le genre de réflexions où la visite m’avait entraîné. Après ma théorie sur la joyeuseté que m’inspiraient squelettes et momies, voici que je lui développai ma théorie comparatiste touchant les cadavres embaumés des deux chefs soviétiques et des pharaons. Elle était stupéfaite de cette comparaison. Vraiment, pour elle, je ne serais jamais dans la note. Et je crois qu’à partir d’ici, elle me tint pour irrécupérable et dangereux.

Au bout de trois ou quatre jours, on avait changé la guide pour une autre. Sans doute avait-on souhaité qu’elle ne s’habituât pas à nous, afin de n’avoir pas le temps, elle et nous, de mieux nous connaître et donc de nous exprimer plus librement. La nouvelle était encore plus fermée et plus austère que la précédente. Sa connaissance de la langue française était moins bonne ; et elle n’avait surtout de performance linguistique que pour nous fournir les précisions relatives à notre emploi du temps et les quelques renseignements sur ce qui avait été décidé que nous pourrions voir.
En fait, nous étions très encadrés, soumis à une discipline très stricte et interdits de visiter par nous-mêmes. Que l’un de nous s’éloignât, il était tout aussitôt l’objet de l’attention inquiète de la guide, qui nous arrêtait tous pour laisser au traînard le temps de nous rattraper. L’organisation, de plus, était très contraignante. Qu’on fût à une extrémité de la ville ou dans les faubourgs (au cosmodrome, par exemple, pour voir les fusées), on revenait toujours déjeuner au même restaurant, où chacun avait sa place et sa chaise. Je revois le lieu, qui n’avait rien d’un cabaret russe et d’où je ressortais affamé. Il était impossible, même en payant, d’obtenir un supplément. A fortiori de caviar ! L’établissement n’ayant pas de réserves, sa gestion était très programmée et la moindre initiative de la part d’un serveur eût sans doute fait chasser ce dernier.
C’est avec notre second guide, parlant difficilement le français donc et n’ayant guère de connaissances, que nous visitâmes les vieux quartiers. Mais son dada (qui le rongeait le temps des visites) était de nous faire prendre le métro. C’était là seulement qu’elle avait le sourire et parvenait à être aimable. Car c’était, disait-elle, le métro le plus luxueux du monde, et un don de Staline. A quoi j’aurais pu lui répondre que ce dernier l’avait fait construire, alors qu’il condamnait tout un peuple d’esclave à la disette. Par contre, elle restait atone devant les merveilleux palais et les merveilleuses églises à bulbes, souvent fermées. Elle nous faisait passer très vite devant. Elle ne comprenait pas que nous portions presque plus d’intérêt aux édifices de la vieille Russie qu’aux réalisations modernes de l’URSS. Mais là où son étonnement fut le plus grand, c’est quand elle s’aperçut que la plupart de nous n’étions pas emballés par les peintres dit réalistes du musée Tretiakow. Nous n’étions certes pas venus à Moscou pour ne voir que des icônes. Cependant, ce que nous voyions là était à vomir : Staline, par exemple, debout dans un champ de blé ou de maïs, dont il est censé assurer la fertilité, et regardant de profil, au loin, un horizon prometteur : encore du maïs ou du blé ! or notre pauvre guide ne pouvait alors trouver une approbation de ses goûts dans la bouche d’un de ses dirigeants. Car, c’est seulement en 1962, que Khrouchtchev dira au sujet de la peinture abstraite « ces soi-disant peintures ont l’air d’avoir été faites par un âne avec sa queue… Je n’aime pas les tableaux où les femmes ont la tête à la place du nombril… Ceux qui font ce genre d’art devraient bien peindre leurs tableaux sur la partie la plus charnue de leur individu ! Comme ça, au moins personne ne la verrait.
La chose la pus frappante de ce pays, qui passait pour être le plus puissant du monde avec les Etats-Unis, était que, pour nous occidentaux, il manquait de tout. Aussi l’organisme de voyage, qui connaissait le marasme, nous avait conseillé d’emporter quelques vêtements pour les offrir éventuellement à de jeunes russes : c’étaient, pour les hommes, des jeans, des T.shirt, des baskets, des ceintures à grandes boucles… En ce qui me concerne, je les avais vite donnés, très discrètement, lors des visites avec la première guide. Voilà que la seconde nous avertit, un jour, que nous ferions, le lendemain après-midi, une halte près de la Moskova. Et, par extraordinaire, nous étions autorisés à nous y égailler dans un rayon de cent mètres. Le camarade, qui partageait la chambre avec moi et n’avait pas encore distribué ses vêtements, les prit le matin sur lui dans un grand sac à dos.
Nous étions assis, lui et loi, sur un banc, face au fleuve. Cinq ou six jeunes gens arrivèrent. Bien sûr, ils s’arrêtèrent, intrigués et heureux d’apprendre que nous étions français. Les discours étaient fort succincts mais les gestes et les mimiques fort éloquents. Bientôt le camarade ouvrit son sac et sortit tout un trésor d’Ali Baba : une paire de baskets, deux ceintures, deux chemises de sport, un jeans… Ce fut la liesse, car ils comprirent que tout cela était pour eux. Ils nous embrassèrent -même moi qui avais pourtant les mains vides.
J’ai oublié, maintenant, la manière dont ils se répartirent les affaires. L’un de nous nous fit alors comprendre qu’étant tous à peu près de la même taille, nous pourrions bien après tout échanger nos vêtements. Le camarade, pris par un élan de générosité, se déshabilla. L’autre en fit autant. Ils se retrouvèrent bientôt en slip. Ça riait de part et d’autre aux éclats. Le noyau de notre groupe, qui était resté un peu plus loin avec la guide, autour d’un autre banc, entendant nos rires et voyant ce qui en était, courut vers nous. Alors se produisit un phénomène de groupe : tous les garçons du voyage se déshabillèrent pour échanger leurs vêtements. Moi-même, je suivis le mouvement. Tout le monde, maintenant, côté russe et côté voyage, se retrouva en slip. On s’évalua, et, en fonction de nos gabarits, on s’échangea donc les vêtements. Les filles, elles, étaient pliées en deux de rire. Des passants pour le coup s’arrêtèrent, essayant de comprendre ; et, ayant compris, avaient l’air de trouver l’idée sympathique. Mais deux agents de la sécurité survinrent, dont un avec une mine patibulaire, qui avait sans doute la carte du parti. On voyait bien qu’il n’appréciait pas. Il parla longtemps avec la guide, qui se montrait de plus en plus inquiète. A n’en pas douter, elle tâchait de lui faire comprendre la raison toute humaine et généreuse de ce déshabillage collectif. Mais la discussion se poursuivait. La guide à présent, à ce qu’on voyait, se défendait -disant certainement qu’elle avait été dépassée par l’événement. L’agent de la sécurité, lui, n’était pas calmé pour autant. Il rédigea une sorte de procès-verbal.
Nous étions déjà tous rhabillés depuis un moment, quand il partit. C’était cocasse de nous retrouver soudain dans des vêtements qui n’étaient pas les nôtres et nous allaient plus ou moins bien. La guide dit qu’il fallait maintenant partir au plus vite. Mais avant, on s’embrassa tous à la russe, côté russe et côté voyage.
En reprenant notre visite, la guide, malgré son manque de familiarité avec la langue française, réussit à nous faire comprendre la réaction du fonctionnaire. Dans cette affaire, on avait quelque part porté atteinte à l’image de la société soviétique ; et c’était là, pour l’agent, un jeu finalement pas très innocent, dont elle était responsable.

Le lendemain, nous eûmes pour le coup un homme comme guide. Un échalas osseux, d’un blond cendré, cheveux et sourcils, avec des verres épais de forte myopie, laissant filtrer les reflets violets de ses petits yeux enfoncés : une de ces têtes d’intellectuel révolutionnaire, que j’aurais bien imaginée être celle d’un commissaire du peuple au temps de Lénine. Il parlait, lui, couramment le français.
C’est avec lui que nous allâmes à Leningrad. Je ne sais pourquoi je l’eus à côté de moi dans le train. Une des deux guides, peut-être la première, lui avait-elle parlé de moi ? J’en profitai pour lui demander quel mal il y avait eu à s’échanger les vêtements entre garçons.
-Aucun, dit-il ; c’était même très sympathique.
-Alors, pourquoi, fis-je, le changement de guide ?
Il déclara que le changement n’avait aucun rapport avec cette petite histoire.
-Il n’empêche, ajoutai-je, que je constate que vous êtes au courant.
Il sourit.
Dehors, la terre russe défilait, plate, infinie, avec de loin en loin des groupes d’arbres enfermant une isba, et dans une lumière crépusculaire, vu que nous allions voyager de nuit. Il avait envie de parler. Pas moi. Je n’avais d’envie que celle de me perdre, au travers de la vitre du compartiment, dans cette platitude infinie et mélancolique, avant que la nuit ne l’effaçât. Mais comment ne pas être aimable ?
Il me demanda ce que je faisais en France. Je le lui dis ; et je ne lui cachai pas non plus que je venais de rentrer d’Algérie où j’avais participé à des combats. Il me demanda ce que j’en pensais. Ici, je restai évasif, car je ne voulais pas qu’il assimilât l’anticolonialisme auquel j’étais venu à du communisme. Comme je me taisais toujours, il me dit que nous faisions une sale guerre et que nous allions en venir où nous en étions venus avec l’Indochine. Je lui fit observer que beaucoup de Français pensaient que l’Algérie c’était la France : trois départements français ni plus ni moins.
Alors il rit, il rit bruyamment. Je lui fis alors observer qu’on pouvait se tromper, et qu’eux s’étaient trompés, par exemple en Hongrie…
Ah ! fit-il, ce n’est pas pareil : en Hongrie, nous avions été appelés par les frères communistes.
J’étais sur des charbons ardents. J’avais envie de lui poser la question de savoir si le communisme n’était pas après tout une nouvelle forme de colonisation et si l’extension de la Russie, sous les tsars, n’avait pas été du colonialisme stricto sensu. Mais je sentis qu’il fallait en rester là, si je voulais poursuivre tranquillement mon voyage ; et j’attendais beaucoup de la visite de Leningrad, sur le plan touristique.
Le soir tombait déjà. On n’apercevait plus dehors que des masses confuses. Un alentissement des conversations en était résulté dans le compartiment quand, soudain, une des filles de notre groupe, que je savais militante trotskiste, vint chercher le guide. Il se leva avec une impétuosité joyeuse, qui me fit comprendre qu’ils se connaissaient déjà et avaient beaucoup à se dire -et peut-être à faire : ce qui n’était pas mon problème.

A Leningrad, les choses se passèrent très bien. Notre guide était fort instruit et nous confiait même pour chaque visite à un guide spécialisé. Il nous dit avoir obtenu l’autorisation. Ainsi la politique s’effaçait au profit de l’intérêt culturel où nous plongeait la ville : ses rues, ses avenues, ses places, ses quais, ses monuments, ses églises, son musée… La richesse de ce dernier me confondait, avec entre autre ses peintures de Rembrandt ou du Lorrain.
Au restaurant, un soir, on eut droit à du caviar. J’avais l’impression que l’URSS tolérait ici ce qui, ailleurs, eût fait problème. Non : ce n’était pas cette chape de plomb que j’avais ressentie à Berlin-Est, à Moscou, et que nous allions ressentir à Varsovie au retour. J’avais coutume de dire que dans ces derniers endroits on éprouvait le sentiment d’évoluer au sein d’un monde culturel comparable à une maison sans étage, où l’on étouffait quelque peu alors que chez nous, en extrême occident, l’étage était toujours là, qu’on y montât où pas. Fait de matériaux plus subtils que ceux du rez-de-chaussée, c’était, depuis Homère, Platon et le christianisme, l’étage des dieux, des Idées ou du divin -voire celui du Dionysos de Nietzsche. Ce qui, comme on voit, n’a rien de bien marxiste ! Mais à Leningrad, en dépit du régime, en dépit du nom que la ville portait, j’avais le sentiment que le dit étage était réapparu…
L’après-midi de notre visite au Palais d’été des tsars, je pouvais constater combien notre guide stalinien s’entendait avec notre camarade fille de voyage trotskiste. Leur différend idéologique ne les empêchait pas de vivre une idylle. Ne disait-on pas déjà en France à cette époque : « Faisons l’amour et pas la guerre ? »
Tout a une fin. Notre séjour à Leningrad avait eu la sienne et nous étions retournés à Moscou, où nous avions retrouvé notre chambre et notre restaurant. Le groupe, maintenant, se connaissait bien. Chacun savait tout -ou croyait tout savoir- sur chacun. Moi, je passais pour un droitiste sympathique et cultivé, un libéral de bon aloi, à qui, de ce fait, on pardonnait tout. Image dont je ne souffrais pas finalement. Aussi un camarade du groupe, voulant me rendre service, vint me conseiller d’avoir à me méfier du guide, de surveiller mes propos en sa présence. Sur quoi, je remerciai le camarade.
L’après-midi de notre première journée de retour à Moscou fut consacrée aux achats dans les grooms de la Place Rouge, vitrines entre autres de l’artisanat russe. On trouve là bois peints, poupées gigognes, châles, bonnets fourrés, mais aussi vodka et caviar. J’achetai, pour des amis paysans du Gers, tout un groupe de matriochkas à mettre sur leur grande cheminée de la cuisine, ces poupées étant le symbole de la fertilité ; et je devais les y revoir, pâlies, encrassées, enfumées, longtemps après la mort de mes amis, leurs enfants continuant à les y exposer comme « ce que Jacques a ramené de Russie à mes parents. » Mais surtout, j’achetai des disques. Une multitude. Musique symphonique, opéras -depuis les opéras de Glinka jusqu’à La Dame de pique de Tchaïkovski, en passant par Le Coq d’Or de Rimski-Korsakov. Le sort de ces disques s’avéra lamentable. Leur cire était mauvaise, ils abîmaient les aiguilles ; et le son aussi était mauvais. Comparativement, bien sûr, à ce qui se faisait en France. Aussi finirent-ils dans une cave, moisis par l’humidité. Mais en sortant des grooms à Moscou, comme j’en avais deux sacs pleins, je suscitai l’envie.
Le matin de l’avant-dernier jour de notre voyage, changement. Voilà que nous avions de nouveau notre second guide. Elle n’avait pas été très entraînante, mais tout le monde lui fit la fête. Certains lui demandèrent si elle n’avait pas été sanctionnée par notre faute. Car ils l’avaient vue bien ennuyée avec l’agent de la sécurité -troublée à l’idée de ce que, selon ce dernier, elle avait en quelque sorte laissé entamer l’image de l’URSS avec cette affaire de vêtements. Or, elle était maintenant toute excitée, toute hilarité. Elle faisait comme s’il n’y avait jamais eu vraiment de problème. Non : elle n’avait pas été inquiété à l’agence à cause de nous. C’est nous qui imaginions des choses ! On l’avait changée parce qu’on avait eu besoin d’elle ailleurs. La preuve : elle était de nouveau là ! on l’avait même chargée de nous annoncer qu’une rencontre avec de jeunes étudiants était organisée en notre honneur avant notre départ, et qu’elle aurait lieu le lendemain soir, sous la responsabilité du guide que nous avions eu à Leningrad.
-On ne comprendra rien ! fit quelqu’un.
Elle répondit qu’il y aurait des traducteurs et que quelques étudiants parlaient le français. D’abord, ajouta-t-elle, on ferait le bilan du voyage. On voulait savoir si l’URSS nous avait plu. Puis, dans un second temps, on aborderait le thème de ce qui se passait en France.
-Il sera donc question de la guerre d’Algérie ? lança un gars.
-Bien sûr, répondit-elle avec un charmant sourire et elle poursuivit en disant qu’en fait on aimerait connaître ce que nous en pensions. Ça intéresserait beaucoup d’étudiants de voir où en est le colonialisme en France.
-Oh ! lança, non sans joie maligne, une fille que je savais dure militante et que j’avais toujours évitée à cause de la langue de bois de son discours, tu pourras, toi, Jacques, parler du problème de l’Algérie plus que quiconque, puisque tu reviens de là-bas.
Alors j’ai répondu :
-Eventuellement, cela ne me gêne pas de dire si je suis pour ou contre la guerre d’Algérie. Je crois même que certains ici connaissent mes positions anticolonialistes. Mais je ne participerai pas à un débat où je sais que, par définition, on attend que je sois contre, et où je n’aurais pas le loisir d’être pour. C’est une question de principe.
Le lendemain, tous les camarades se rendirent comme un seul homme avec la guide à je ne sais plus quelle université. Le soir, très tard, quand mon camarade de chambre rentra, il me rapporta la séance. Elle avait été ce que j’avais deviné, compte tenu du guide ; et ce, malgré les dénonciations de Khrouchtchev, l’année d’avant, au 20ème congrès du parti communiste, touchant la politique de Staline. On y avait mangé du bourgeois et des capitalistes et on y avait attaqué le colonialisme français au sujet de l’Algérie et de l’affaire de Suez. Et notre amie trotskiste s’était alors enflammée.
-Mais c’est le guide qui s’est montré très en colère à ton endroit. J’ose à peine répéter les étiquettes qu’il t’a collées. Il s’est même mis une petite moustache sous le nez !
-Mais comment l’avait-il sur lui ? demandai-je.
Mystère !
Un débat que j’aurais très bien supporté en France, au sujet de Suez et de la guerre d’Algérie, mais pas à l’étranger -pas venant d’étrangers qui n’avaient aucune leçon à donner : Varsovie, Budapest, le Vietnam, la haine de Tito…
En une seconde, je vis alors ce qui allait m’arriver. Je craignis pour mes disques à l’aéroport. Je savais tout le monde au courant de cet achat excessif. Certes, je n’emportais pas comme Malraux des statuettes de valeur, c’était de simples disques. Mais quelle quantité ! L’une de mes deux valises était pleine à ras bords. On pouvait penser à du commerce. Alors le camarade de chambre me proposa la solution. Il irait demander à sept ou huit copains de se charger de quelques-uns de mes disques. Ce qu’il fit et finalement aboutit.
Curieusement, à l’aéroport, je fus le seul du groupe a être fouillé. Mais ma charge était raisonnable…

En ce mois d’août 1957, nous étions en URSS, sans savoir que se déroulait au Kremlin les plus sombres rivalités personnelles. Boulganine était aux commandes ; mais Khrouchtchev, comme premier secrétaire du parti, avait déjà éliminé ou fait éliminer ou faire éliminer Beria, Molotov et le cercle le plus stalinien du Politburo ; et il avait fait appel au Comité Central et surtout à Joukov, ministre de la Défense, qui l’avait finalement imposé. Mais ce joueur, qui aurait pu faire du Prince sa bible, n’a pas encore disgracié Joukov, son sauveur, devenu trop gênant : ce qu’il fera en octobre. Après quoi, il lui restera à remplacer Boulganine. Ce sera pour 1958 et alors Khrouchtchev aura tous les pouvoirs dans ses mains.
L’année 57, il a cependant assez de pouvoir pour forcer Pasternak à refuser son prix Nobel ; aussi comprend-on que, par la suite, il viendra à interdire le rock et à défendre en peinture le réalisme socialiste… mais, la chose l’arrangeant politiquement, il viendra à autoriser la parution de la nouvelle de Soljenitsyne, Une journée d’Yvan Denissovicht, qui, à elle seule, changera le cours du monde.
C’est cet homme énigmatique, non embarrassé par ses contradictions, rond et jovial, qui, comme nous étions en URSS, y tirait déjà finalement toutes les ficelles.

2

Rentré en France, je devais être comme tout un chacun subjugué à un moment par les prouesses techniques de l’URSS. Le ‘ octobre devait me faire repenser à ce cosmodrome moscovite que je me rappelais maintenant avoir visité non sans quelque distraction : j’y avais été passionnément sollicité par une discussion avec un camarade de voyage, laquelle n’avait rien de commun avec le monde des fusées. Etait-ce de ma part du scepticisme concernant les possibilités de réalisations de l’URSS dans le domaine spatial ? il devait y avoir quelque chose comme cela dans mon attitude d’alors. C’est pourquoi, je fus donc bien surpris quand j’appris que l’URSS, ce 4 octobre, venait d’envoyer dans l’espace Spoutnik I, pour contourner la Terre.
L’émotion collective, si je me rappelle, dura trois ou quatre jours. Les imaginations s’enflammaient. On datait cette réussite l’entrée dans une nouvelle ère de l’humanité. Désormais, un monde s’ouvrait, que l’homme avait pu expliquer certes avec ses équations mais n’avait pu observer que de la Terre avec ses télescopes. De ce moment, la science rejoignait la science-fiction. Et Prométhée que la mythe avait sanctionné pour son orgueil, n’avait pas en vain ici affirmé sa volonté. L’homme se transmuait en surhomme ; Nietzsche en aurait été ravi, qui eût inclus ce dépassement dans la pérennité de son éternel retour, excluant toute transcendance…
En tous cas, avec cette réalisation, il nous était donné de reconnaître qu’un état dictatorial et totalitaire pouvait, sur fond de misère, dresser des monuments, des ouvrages d’art, ou réaliser des exploits pharaoniques. Le métro de Moscou en avait déjà été une preuve.
Ce faisant, les Etats-Unis assumaient mal le coup. Ils venaient d’être poignardés dans le dos. Il allait falloir, maintenant, qu’ils s’en remettent. Dans leur volonté de maîtriser l’espace les premiers, ils étaient atteints. Ils ne seraient jamais plus que les seconds. C’était pour eux, une sorte de nouveau Pearl Harbor. Et ils étaient affolés à l’idée qu’un bolide soviétique pouvait de l’espace, en ses rondes, surveiller, contrôler, voire toucher de ses fusées, chaque partie de leur territoire. (Effet que Khrouchtchev, lui, se réjouissait d’avoir obtenu.) Mais ils durent sortir de cet ouragan émotionnel et accepter froidement (sans jeu de mots) un accord implicite conduisant au partage de la planète…
Le mieux, après tout, pour eux, était de considérer que l’engin n’était qu’un grand jouet, une réussite technique comme les autres, vite effacée par celles qui suivront, personne n’ayant d’aucune un bien long monopole. Ainsi en avait-il été pour eux avec la bombe atomique. Ils pouvaient considérer encore que le bolide (pour reprendre l’expression d’un de mes amis) n’était pas « un aliment pour la pensée », comme l’étaient les grandes créations de l’époque : la physique nucléaire, la cybernétique, les nouvelles conceptions de l’univers… Quoi ? Presque un gadget ! Mais voilà, quelques jours plus tard, le 7 novembre, en vue de célébrer le 60ème anniversaire de la révolution bolchevique, un nouvel engin est lancé dans l’espace : Spoutnik 2, habité maintenant par une chienne, Leïka. Sans doute, ils avaient, en même temps que les Russes, déjà envoyés des animaux en vol suborbitaux. Mais là, c’était autre chose ! C’était même un pas en avant sur Spoutnik 1.
On apprendra, plus tard, que l’engin avait été construit à la hâte pour marquer l’événement et, beaucoup plus tard encore, que le destin de la pauvre chienne, devenue entre temps une icône en URSS, n’avait pas été ce que les Russes avaient laissé croire. Qu’il avait été même lamentable. Qu’elle était morte étouffée après quelques heures de vol. Et le scientifique Oleg Gazenko, responsable de la mission, désolé, dira, au sujet de Leïka : « Nous n’aurions pas dû le faire. Nous n’avons pas appris suffisamment de cette mission pour justifier la mort d’une chienne. »
Cela dit, au moment où nous étions, il y avait bien à parier que d’autres engins seraient lancés et que le ciel, provisoirement, allait être russe et devenir éventuellement le lieu d’où toutes sortes de fusées seraient à même d’être lancées sur n’importe quelle ville du globe…
Le seul espoir pour les Etats-Unis, était donc de se répéter que la possession d’un savoir-faire n’est toujours qu’éphémère, que les merveilles de la technique sont vite copiées et surclassées et que la priorité soviétique n’avait aucune raison de se croire définitive.
L’on pouvait bien imaginer en fin de compte que les Etats-Unis n’en resteraient pas là, qu’ils ne se résigneraient pas à ce recul, ne se prosterneraient pas devant les hommes du Kremlin ; et l’on pouvait pressentir qu’une folle course aux armements allait se suivre, pour la recherche, dans l’un et l’autre camp, de quelque dérisoire position de force.

Fin décembre, j’assistai au repas de fin d’année des vieux communistes de Nogaro. Mon père était parmi eux, mais il aimait souvent à les taquiner avec sa fibre trotskiste. Nous étions assis autour d’une grande table à rallonges, dans la maison de l’un d’eux. A côté de nous, sur un grand buffet, il y avait le grand pot de daube fumant, qui viendrait au cours du repas, et des croustades gersoises de deux sortes, des roulées et des feuilletées, qui viendraient, elles, en fin de repas, tandis qu’au four finissait de cuire une dinde aux marrons qu’on sentait et qu’on entendait frire. Mais, comme entrée, il y avait, sur la table, dans la première des assiettes de chacun de nous, deux tranches de foie gras accompagnées de pain d’épice, servies avec du vin nouveau, encore un peu trouble, appelé bourret dans le pays.
Tous les amis avaient en commun d’avoir appartenu à la Résistance, voire au maquis Parisot, fait sauter quelques ponts, attaqué des convois allemands. Et, la guerre finie, d’avoir eu la fierté de recevoir Duclos, originaire de la région tarbaise, et le vieux Cachin. Mais ils partageaient aussi la même vision stéréotypée et idyllique de l’URSS. Pour eux, l’URSS avait abattu un régime tsariste pourri et inégalitaire, puis opéré (sans grandes bavures) la révolution. Elle avait supprimé les immenses domaines, distribué les terres aux pauvres, puis après une éducation réussie du peuple, procédé à la collectivisation. Ce faisant, elle avait instauré une société sans classes, sans riches et sans pauvres, et, finalement, amélioré le sort de tout le monde. (Mes amis de Nogaro ne connaissaient pas le pacte germano-russe et, s’ils le connaissaient, trouvaient des excuses à Staline, voire des idées géniales de stratège.) Puis venaient les grandes pages de l’histoire de l’URSS : l’invasion nazie, le martyre de la population, enfin l’héroïque défense du pays par l’Armée Rouge, les millions de morts et la victoire finale sur le nazisme -russe aux trois quarts !
La guerre finie, il y avait eu un engouement des populations libérées pour l’URSS ; elles s’étaient ralliées à la vérité et à la justice que cette dernière apportait au monde. Ainsi, elle avait étendu son influence sur une grande partie de la terre. Quand on regardait une carte, c’était même époustouflant ! Mais nos amis n’étaient pas à quelques hectares près ! D’ailleurs, le PC filtrait pour eux les vraies réalités : la misère, les déplacements de population, les procès iniques, les liquidations masquées… Le parti leur disait seulement qu’on enfermait ou qu’on abattait quelques traîtres qui le méritaient bien, ou des écrivains qui pensaient mal.
On en était à la dinde et on commençait à avoir pas mal bu. Alors le vieux Baptiste, l’ancêtre du groupe, un brave charbonnier, gros et courtaud, toujours échevelé, mais le plus convaincu de la bande, se leva en brandissant son verre et cria : « Vive le Kominform ! » j’ignore si le mot fut bien compris de tous. Cependant, il fit rire tout le monde et l’on dut penser que, venant du vieux Baptiste, il avait une haute signification. Mais personne ne le reprit en écho.
-En tout cas, fit le coiffeur -un petit homme sec et nerveux dont tout le monde connaissait la verve militante (il débitait chez lui ses démonstrations postillonnantes tout en se fixant dans la glace du magasin, son rasoir en main, tandis qu’en dessous son client attendait, les joues pleines de savon) Vive les Spoutniks ! Au moins eux, ils vont faire peur aux Américains ! Je vous le dis ! je crois qu’on va bientôt assister à la révolution mondiale !
Ce qui m’étonnait, c’était que personne ce soir-là ne vint à l’essentiel : la dénonciation par Khrouchtchev des crimes de Staline, au 20ème Congrès ! J’y voyais, une fois de plus, l’action filtrante du PC français sur les militants. Mais je n’étais pas là pour casser la fête ; ce qui, de toute façon, n’eût rien changé -sinon, pour l’instant mettre mon père dans l’embarras, relativement à ses camarades.
Toutefois, je commençai, ce jour-là à m’éveiller sérieusement au grave problème que posait en particulier la politique : celui de Mal ! Problème que je devais rencontrer, d’ailleurs, tout au long de mes analyses des grands opéras. Et, à peine rentré chez moi, je me disais (en pensant aux crimes bien acceptés, bien formatés, bien justifiés, des Japonais sur le peuple chinois en 37, puis à ceux des Nazis sur les Juifs, qui allaient suivre) qu’il y avait là non pas seulement un problème, mais un mystère dont je devais découvrir, pendant des années, combien il avait hanté Dostoïevski.
Ici, à Nogaro, en cette soirée bon-enfant, cette impasse sur les crimes de chefs qu’on admire, ou cette acceptation plus ou moins tacite de leur existence, m’avait paru illustrer cette immense question ou cet immense mystère -qui n’a peut-être de réponse que religieuse. André Malraux rapporte, à ce sujet, qu’ayant rencontré Gorki dans un jardin de Crimée, ce dernier lui aurait dit : « J’ai demandé à un komsomol, vers 1925, ce qu’il pensait de Crime et Châtiment, il m’a répondu : Que d’histoires pour une seule vieille !

Armande, la femme du coiffeur nogarolien volubile, était placé ce soir-là à côté de moi. C’était une camarade d’école de ma mère. Elle était aussi frénétiquement possédée que son mari par l’engagement politique. Elle ne voyait partout que des riches à abattre, que bourgeois à exterminer. Elle piquait avec des aiguilles la poupée qu’elle avait confectionnée, représentant le maire de Nogaro, censé avoir placé de l’argent en Suisse. A un moment, elle me dit :
-Au fait, Jacques, ton père m’a appris que tu étais allé en URSS. Ça a dû être une sacrée découverte. Tu pourrais faire une conférence.
Elle était de ceux qui pensaient que je n’avais aucun doute là-dessus. D’ailleurs, en tant que fils de Denise et de Camille, je n’aurais pas pu penser autrement. Sans quoi, ils auraient enfanté un serpent. Et ils n’avaient pas été envoûtés quand ils m’avaient conçu ! Aussi, la connaissant bien, je la craignais.
Comme elle me questionnait intensément, je lui dis les choses, mais en bémol.
-Quand même, faisait-elle, un peuple qui a été asservi et qui a montré au monde ce dont il était capable : à commencer par les Spoutniks !
Je ne pus pas me retenir de lui dire que ces réalisations techniques avaient été accomplies au dépens de tout le reste.
-Et tu veux dire quoi tout le reste ?
-Eh bien ! Le confort, le bien-être. Il faut te dire que, là-bas, la vie, qui a été un moment plus facile avec Lénine, est redevenue dure. Ce n’est pas comme chez nous. Ils ne connaissent, sinon la misère, mais du moins le manque. Moi-même, je leur ai amené des vêtements.
Elle était cramoisie. Elle m’en voulait de ce que j’ai pu faire ce genre d’observations.
-C’est tellement grave, ajoutai-je (finalement je disais ici des choses que je m’étais pourtant défendu de développer), que Khrouchtchev, un des dirigeants qui a l’air de s’imposer de plus en plus, va revenir sur certaines décisions de Staline.
-Quoi par exemple ?
-Eh bien ! Le collectivisme.
-Tu veux rire ?
-Pas du tout. Bon stalinien, Khrouchtchev a été, au départ, pour le système que tu connais. Maintenant, voyant que cela ne colle plus, il se hâte de revenir à la propriété privée. Il accorde aux paysans le droit d’utiliser et de vendre la récolte produite sur les minuscules domaines qui leur sont alloués. Ce qui correspond à leurs vœux.
-Mais qui t’a dit tout ça ?
Je me contentai de sourire.
-Dis-toi, fis-je enfin, qu’en Hongrie, ils avaient déjà voulu en finir avec les kolkhozes, et, qu’en Pologne, ça commence aussi à remuer.
Elle était maintenant à bout. Et comme pour l’achever, j’allai jusqu’à lui dire que le même Khrouchtchev avait l’air de vouloir que chaque pays, finalement, aille au communisme par le chemin qu’il préférait. Et la regardant fixement, je lui demandait en souriant si elle tenait toujours à ce que je fasse une conférence. Elle ne me répondit pas.
Alors, abattue :
-Ce qu’il faut toujours avoir en tête, c’est la situation d’où les Russes sont partis…

mardi 15 janvier 2013

1957/1958 (été)Allemagne
- Bayreuth (Parsifal)


L’année 1957 a été un tournant, dans la mesure où j’ai été libéré alors de mes obligations militaires. J’ai bien sûr retrouvé le chemin de ma maison Orange, tous les mercredis et samedis soirs, et ai pris aussi la décision d’assister, tous les dimanches en matinée, aux représentations du Théâtre-Cirque de Rouen : un endroit utilisé dans l’attente de la reconstruction du Théâtre des Arts, qui avait croulé sous les bombes.
Le lieu était loin d’avoir l’acoustique qu’il fallait, et les sièges le confort souhaitable. C’est avec des maux de reins incroyables et des jambes ankylosées que, juché en haut de gradins de bois, je vibrais à tout ce que j’entendais, et que, recroquevillé de la sorte comme une momie du Pérou, je pris conscience de plusieurs choses. D’abord que l’opéra est un art total, qu’il associe texte, musique, chant, diction, gestique, danse, mise en scène …, mais que l’interprétation musicale, la direction des acteurs, enfin la mise en scène peuvent infléchir ce qui peut paraître pourtant avoir été écrit et composé comme dans du marbre. Que sa fréquentation, ensuite, implique le désir d’échapper quelque temps à la vie quotidienne, pour entrer (que dis-je ? pour se pelotonner) dans une sorte de monde parallèle où la jouissance est reine.
Plus tard, une fois retombés les exaltations et les espoirs de l’année 1968, un peu partout dans le monde, je viendrai même à cette idée que la faillite de l’utopie -même si des tas de choses se trouveront changées -amènera à l’opéra bien des gens qui n’y allait pas jusque-là, comme s’ils venaient y chercher un substitut à leurs rêves déçus.
Orange, qui me voyait maintenant très attiré par l’opéra, se focalisa lui aussi davantage sur cet art, et parce qu’il savait aussi que je n’avais pas les moyens d’acheter tous les disques que j’aurais souhaités. Nos goûts étant variés, nos hommages allaient à tous les styles : du baroque aux productions les plus modernes. Si l’on songe que nous continuions à écouter tout le reste, on peut dire que nous étions Bouvard et Pécuchet en matière musicale. Pour ce qui est de l’opéra, nous entendîmes bien sûr, durant ces mois-là, tout l’essentiel de Mozart et de Wagner. J’aimais les deux à la passion ; mais pas orange : il préférait Mozart, Wagner lui faisait un peu peur : musicalement et idéologiquement…

2

Un événement va alors se produire pour moi, énorme : l’audition de Parsifal à Bayreuth en 1958.
L’été de 1958, l’envie me prit en effet de revoir l’Allemagne, de m’intéresser à autre chose qu’à l’imbroglio algérien dont de Gaulle essayait de dénouer les fils. Je voulais savoir où l’Allemagne en était économiquement parlant. Je ressentais ensuite le besoin d’en retrouver les paysages, les précipices, les châteaux, les églises à bulbe, tout ce qui m’avait tant exalté au temps de mon service militaire. Puis je voulais rendre visite à mon amie Andrée à Baden-Oos. Enfin, il faut le dire, j’avais le pressentiment qu’il se passerait quelque chose d’important pour moi dans ce voyage. Aussi, pour rien au monde, ne m’aurait-on fait aller ailleurs que là.
J’allais donc chez mon amie. Elle n’habitait plus l’hôtel Bellevue, le quartier des femmes officiers et sous-officiers, mais un appartement réservé au personnel des forces d’occupation et vivait avec celui qui est devenu depuis son mari, un jeune lieutenant. Comme son logis était exigu, je couchais chez son voisin de palier, un nommé Ravaillon, ce qui me fit penser tout de suite à Ravaillac. Et j’avais bien pensé, car, célibataire endurci, ne fréquentant personne en dehors de ses collègues de travail, maniaque à fond, cet homme apparemment doux, effacé, timide, peignait pour son loisir des poulets, soit plumés, soit plumés et écorchés : les plumes se rapprochant des dessins hiératiques du peintre Bernard Buffet, les écorchés laissant voir des tissus sanguinolents aux couleurs vives et agressives où se lisait une complaisance à étaler des chairs sur quoi la violence s’était exercée.
Je couchais dans une pièce dont les murs étaient complètement recouverts de ses toiles, bien décidé à ne pas les regarder. A ce moment-là, le hasard voulait que je lise Souvenirs dans un souterrain de Dostoïevski, ce qui me donna (pensai-je) une clé pour le personnage. Le jeune lieutenant, très sympathique, était surpris par mes connaissances et il s’était bientôt fait un plan de travail pour accroître les siennes. Je lui répondais que nos univers, étaient différents, avaient des priorités différentes ; mais lui répétait que rien ne valait la culture générale et, vu l’ampleur de la tâche, il se désespérait déjà d’y atteindre.
Pour les paysages et tout le reste qui va avec, mes amis et moi organisâmes une balade dans le sud de la Bavière. Entre autres châteaux, nous visitâmes Neuschwanstein, où Louis II attendait comme on sait l’ami divin, l’hôte vénéré dont le cygne repose parmi les rochers (d’où l’appellation du château). Cette balade me donna de plus l’occasion de vérifier les effets du plan Marschall sur l’économie de la région.
Bref, j’avais rempli le programme que je m’étais fixé, et j’avais été si intéressé par l’évocation de Louis II et de Wagner, à propos de Neuschwanstein, et m’étais senti si désireux de reprendre le sujet, rentré en France, que, ma foi, je pensais que c’était là ce que devais m’apporter de si particulier ce voyage.
Mes amis, pour des raisons de travail, avaient décidé d’arrêter leur balade à Füssen, petite ville charmante de la région, où ils avaient fait venir leur courrier. Moi, par contre, j’avais également décidé d’y rester encore un peu pour excursionner dans les environs. Mais voilà qu’au courrier, il y avait pour moi une lettre de mon ami et maître Léon Emery. Il me donnait rendez-vous à Nîmes, en septembre, à son retour de Bayreuth, où il était pour tout le festival. Il préparait, disait-il, un livre sur Wagner. Je savais d’avance que ce serait un livre bien dans son style, débarassé de toute anecdote et allant pour lui à l’essentiel : aux problèmes musicologiques et philosophiques. Alors, il se produisit en moi comme un éclair. Impossible de ne pas voir dans cette lettre (et non dans la visite de Neuschwanstein) la manifestation de cette chose incertaine mais capitale que j’attendais de ce voyage. Oui : j’étais loin de Bayreuth et je ne ferais pas le déplacement ?
- Mais tu n’auras pas de place de spectacle, fit Andrée. Tout est loué des mois à l’avance.
Je ne l’écoutai pas et arrivai le lendemain, dans la soirée, à Bayreuth -pour ce festival dont Nietzsche (monté alors contre Wagner) disait que tout le monde ressortait anesthésié, volé à ses forces vitales et requis par l’attrait de ces arrière-mondes spirituels dont il voulait débarrasser l’humain. J’arrivai, sans connaître vraiment comment j’allais pouvoir loger dans une cité si envahie à cette période. Mais, pour autant que cet épisode compte dans ma vie, je n’en ai pas vraiment gardé une mémoire précise. Il me faut vaincre ici l’épaisseur du temps et raviver des souvenirs, faute de n’avoir pas tenu de journal.
Le premier détail qui me revient bien, par contre, est mon attente anxieuse au bureau des locations où j’appris, d’un voisin de queue, que je n’avais aucune chance d’avoir un billet pour le Parsifal du lendemain ; et le deuxième détail, ma démarche avec le vendeur. Il parlait couramment français et je vis d’emblée que je lui étais sympathique. Il me demanda de quel coin de France j’étais. Je lui dis.
- Ah, fit-il, c’est là, c’est là qu’on produit un alcool appelé armagnac !
- Oui.
- Ce doit être bon. Ah, la France !
Alors, moi au culot :
Si vous me trouvez une place, je vous promets de vous envoyer une bouteille dès mon retour.
Il sourit, me dit que je ne l’achèterai pas. Sur quoi il me dit de revenir le voir le lendemain matin. Il aurait peut-être une place libre, une personnalité étant absente. Puis, ayant compris que je venais d’arriver, il me donna, sur un bout de papier, une adresse où aller loger. Le lendemain, mon billet bien en main, je l’assurai que je tiendrais ma promesse. Et je la tins : de Nogaro, je lui envoyai un très vieil armagnac de la maison Dartigalongue.
Le troisième détail dont je me souviens bien, c’est la place que j’occupai au théâtre, car la personne près de laquelle je me trouvai était la Begum ! Elle était seule apparemment. Je revois son signe d’amabilité à mon arrivée et toute sa silhouette blanche -cette couleur (pensai-je) n’ayant pas été mal choisie pour un opéra de la pureté et de l’élan mystique…
Mais j’avais autre chose à faire qu’à admirer la Begum. Le théâtre, cette scène, cette fosse… L’impossible ou du moins l’incroyable, devenu réalité en 1876 ! Quel musicien n’eût jamais à sa disposition et pour sa seule œuvre pareil établissement ? En cette année 1876, Wagner à 63 ans. Il reçoit ici l’élite artistique et princière de toute l’Europe.
Pour la première fois, le cycle de l’Anneau est représenté, précédé par l’inoubliable création de la Neuvième… Quel homme (me disais-je) eût jamais telle gloire ? il est vrai, après combien de luttes et de souffrances. Et je songeais encore que, si égoïste, si indifférent qu’il ait été, il avait dû quand même en cet instant souffrir de l’attitude de Liszt et du silence réprobateur de l’ami de toujours : Nietzsche, pour ne pas la nommer, qui voyait, en cette pompe tapageuse et vulgaire, un amoindrissement de l’esprit ; en cette cohue richissime, l’inverse du style noble et pur d’une chorégie populaire ; en cette gloire officielle et bourgeoise, l’équivalent de celle dont avaient joui un Rossini ou un Meyerbeer …
Mais le Prélude sonnait, et déjà je m’immergeais dans l’atmosphère d’une aube illimitée.
Avec le premier acte, je redescendais soudain, entre ciel et terre, dans l’univers de ces chevaliers aux lenteurs hiératiques, vivant en une lumière tamisée et puisant dans la contemplation du Graal (le sang rayonnant du Christ) et dans la conservation de la Lance qui a percé le flanc du Crucifié, les forces vives assurant leur cohésion et leur action missionnaire dans le monde. Mais voilà que le rite ne fonctionne plus. A cause de celui-là même qui en est l’ordonnateur. Il a, à un moment, succombé aux charmes de la femme fatale (Kundry) et, ce faisant, s’est laissé déposséder de la Lance Sacrée par l’Adversaire (Klingser). Lequel, la retournant contre lui, Amfortas, lui inflige la même blessure qu’au Christ -blessure dont les souffrances l’empêchent de procéder au rite, dès qu’il tente de le faire. S’en suit une déliquescence générale : celle des chevaliers et du monde dépendant d’eux. Oui : l’efficacité du rite de contemplation (le sang devenu noir ne rayonnant plus) et de communion, est compromis ; le cœur du monde ne bat plus. D’où une atmosphère musicale délétère et la chaude nostalgie du salut à retrouver. Gurnemanz et ses chevaliers -dont Amfortas- attendent un rédempteur. Il vient. C’est Parsifal. Mais, pour l’instant, il est maladroit par trop de jeunesse : il tue le beau cygne du lieu et il ne comprend pas ce qu’il voit : le rite impossible, les plaintes subséquentes d’Amfortas…
Le rideau à peine retombé, je me précipite dehors, oubliant complètement la Bégum. J’avais à chercher celui que je désirais de toute mon âme rencontrer et que je n’avais pas aperçu jusque-là. Soudain, il était devant moi, en compagnie de sa femme. Sa grande taille, la minceur de sa silhouette, la vastitude de son front et de son crâne dégarni, ses longs cheveux de poète retombant sur ses épaules -enfin, ses yeux d’aveugles inutiles et mystérieux, le reste de la face rattrapant par sa mobilité souriante la fixité tragique du regard… La femme, qui le conduisait au milieu de la foule festivalière, s’écria tout à coup :
- Léon, voilà Junca !
- Mais quel bon miracle vous amène ?
- J’ai dû tout raconter : il était épaté que j’ai pu, au dernier moment, avoir une place. Nous avisâmes un banc, mais à peine étions nous assis que sa femme, comme elle avait l’habitude de faire quand il était en présence d’un hôte, s’éclipsa, non sans me donner les consignes qu’on devine.
- Vous voyez, Junca, me dit-il, comme Wagner, dans cet acte, passe du panthéisme au christianisme… Il n’est certes pas question de contester que le salut libérateur vienne du Christ, du dieu d’amour, à la fois messie et hostie. Il est cependant capital de remarquer qu’il est présent, non point sous les formes familières de l’iconographie, mais par son sang, autant dire son cœur, qui s’embrase d’une rouge clarté, absorbe le soleil extérieur et rayonne comme un foyer vital.
- Mais alors, fis-je, cela rappelle des modes de pensée très anciens ?
- Exactement. On pense à ce cœur du monde que la gnose antique vénérait et célébrait.
- Ça n’est pas très orthodoxe ?
- Il est bien évident, mon cher, que les mystères chrétiens ont fourni à Wagner la substance d’une méditation très personnelle. Le christianisme de Wagner découle de la Cène plus que du Calvaire. Il n’évoque clairement ni le Dieu personnel qui envoie son Fils sur terre, ni le grand Crucifié. La source est dans la parole qui prescrit de s’unir au Sauveur, en mangeant sa chair et en buvant son sang.
- C’est donc une doctrine plutôt ésotérique ?
- Exactement. C’est une sorte de nœud de la mystique et de la vie. Un panthéisme spiritualisé et une religion de salut à la forme chrétienne.
D’Amfortas, vous avez entendu les plaintes émouvantes, continua-t-il ; oubliant les plaintes émouvantes, continua-t-il ; oubliant Dieu dans les bras de Vénus, il est retombé du côté du panthéisme orgiaque, redescendu vers l’enfer du corps. Il s’est, ce faisant, laissé voler la Sainte-Lance. Et celle-ci, retournée par Klingsor contre lui, l’a blessé au flanc. Le voilà plongé dans une langueur impuissante, tandis que coule le sang noir qui entretient sa misère et l’empêche de procéder au rite -ce qui occasionne la désolation du monde et des hommes (perturbations climatiques, maladies…). Notez bien ici un exemple frappant d’analogie par inversion. Amfortas, blessé au flanc par la Lance Sacrée, ressemble étrangement au Christ saignant sur la Croix. Mais c’est là une parodie ou, si vous voulez, une antithèse -puisque le sang versé procède de l’amour de soi et non plus de l’amour pour les hommes. Ainsi le sang s’est-il coloré d’une noirceur qui est celle de la pestilence. Il répand, en s’écoulant, la pestilence sur le monde. C’est dire qu’ici le thème de la rédemption s’adultère et qu’il s’opère une réactualisation de la chute et du péché.
Emery avait croisé les mains. Sans yeux sans vie qu’aucun sang ne régénérait, fixaient en vain un lointain énigmatique, sur le fond du bavardage tout proche de spectateurs déambulant devant nous -qu’il ne voyait pas mais dont certains, tout souriants, s’arrêtaient pour tenter de capter un peu de son discours. Hélas la barrière de la langue était là ! L’odeur des massifs fleuris, de chaque côté du banc, nous envahissait -comme pour lui rappeler que votre monde sentait malgré tout encore bon…
Alors lui de poursuivre :
- Mais si, sous l’apparence du malheur généralisé, nous ressentons le fond des choses, nous sommes loin de céder à l’épouvante. Nous sentons, comme le poète, que l’ordre est au fond, que l’espérance subsiste malgré l’épreuve. Conformation nous en est donnée par deux traits. D’abord, par la tonalité mystique de l’acte, d’où émerge le déchirant repentir du coupable. Ensuite, par la personnalité de la nouvelle Vénus, pour l’apparition de cette Kundry, qui a été condamnée à vivre éternellement dans la division pour avoir craché au visage du Christ le jour de la Passion. Et qui donc, comme vu l’avez vu, apporte, sous sa forme pitoyable, des baumes à Gurnemanz pour alléger les souffrances d’Amfortas, alors qu’elle a, sous sa forme adorable, tenté le même au Jardin Enchanté de Klingsor…
- C’est là, dis-je, une invention incroyable de Wagner.
- Vous avez parfaitement raison. Parsifal fait penser à Lohengrin, pour d’évidentes raisons. Mais il est plus significatif de chercher des antécédents dans le douloureux destin de Tannhäuser. Le problème ici revenant à choisir entre Vénus et Elisabeth, entre la sensualité païenne et l’amour virginal. Certes, les chevaliers du Graal ne sont pas condamnés à la chasteté. A preuve : l’autorité s’y transmet de père en fils. Mais ils sont soumis à la loi d’un ascétisme sage et digne, au rejet des voluptés lascives.
Aussi, il n’y a rien de plus émouvant que cette Kundry. Il était beau, il était éloquent d’opposer Elizabeth à la déesse de l’amour pervers, mais quel enrichissement de la pensée, quel approfondissement de l’émotion, quand les deux personnages ne font plus qu’un -qui tremble et défaillit sous deux étreintes rivales ! Chez Klingsor, Kundry est la magicienne, la sorcière, la fille d’Isis, de Lilith et d’Astarté. Dans notre acte, elle est, sous son écrasante fatigue et ses hurlements, la proie d’un désir d’immolation et n’aspire plus qu’à servir, telle une Madeleine sauvage.
J’étais frappé par cette analyse passionnée et je voyais déjà très bien quel serait son livre. Il se tourna vers moi, dont il ne connaissait l’aspect physique qu’au travers de ce que sa femme lui en avait dit, et il me toucha. Je ressentis comme un fluide rayonnant qui m’inonda.
Déjà les promeneurs se raréfiaient, l’entracte allait bientôt finir. Il me toucha encore, puis il ajouta :
- Et nous n’avons rien dit de ce singulier passant, qui nous paraît venir au nom du Seigneur. Mais réservons-nous pour le prochain entracte.
Là-dessus Madame Emery revint. Elle apportait les impressions de personnes descendues au même hôtel qu’eux.

La Bégum m’accueillit avec un sourire charmant. Il me sembla trouver encore plus blanche sa tenue. Elle l’avait choisie, me disais-je, en toute conscience. Mais alors il me vint cette idée saugrenue que la baleine de Moby Dick est blanche aussi et qu’elle communique au lecteur un frisson délétère. J’étais dans ces pensées sur la symbolique ambivalente du blanc, quand l’acte II commença.
Nous étions d’emblée avec lui dans le domaine de l’Adversaire, dans l’Anti-Graal. C’était-là, songeais-je, une autre forme de la guerre froide que nous vivions alors dans notre monde. Chez les chevaliers, on entretient la vie comme il sied, sans la profaner. Klingsor, lui, ne pouvant accéder à la chasteté par manque de volonté, a préféré se mutiler. Il est devenu, ce faisant, l’eunuque envieux, jaloux, féroce comme Nemrod. Mais, nanti par cet attentat contre lui-même de pouvoirs démesurés et d’une ambition exaspérée, il peut diriger ses flèches empoisonnées contre les chevaliers. Magicien des ténèbres, il a paré de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel son Jardin Enchanté, où il règne avec la forme aimable de Kundry et où il a fait chuter Amfortas et lui a dérobé la Sainte Lance, tout en le blessant. Maintenant, au sommet de sa tour et au milieu de ses instruments de magie, il attend ce passant, ce jeune Parsifal qui n’a rien compris aux déboires du Graal et qui ne peut que déboucher sur son domaine. Le jouvenceau est là. Il est d’abord assailli par les chevaliers passés à l’adversaire. Mais il leur confisque une épée qui lui permet de tous les disperser. La tour et ses sortilèges s’écroulent et, à la place de tout cet arsenal disqualifié, surgit une autre féerie de résistance : le Jardin Enchanté des Filles-Fleurs. A l’instar des chevaliers, elles l’assaillent en vain. Nous sommes loin des tentations de Saint Antoine qui inspirent Flaubert à la même époque ! D’emblée, le jeune homme accède à cette sagesse qui déjoue toute sexualité. Désormais, la force physique et spirituelle lui appartiennent. On est dans une sorte d’instantanéité de pouvoirs. Ce que voyant, Klingsor lui oppose la résistance la plus redoutable : après les ramages et les tourbillons ensorceleurs des houris, voici Kundry, la forme adorable de la pécheresse -qui a narré (au premier acte) sa tragique histoire de femme condamnée à vivre éternellement (sauf à être touchée à un moment par une grâce providentielle) tour à tour dans le stupre et la commisération, dans les ruses de la séduction et les élans de la dévotion. Alors elle a, pour séduire le héros, cette idée géniale : l’apitoyer en lui annonçant la mort de sa mère et le priant, en échange, de lui donner ce baiser qu’il aurait donné à la mourante Et, dans ce moment inouï de séduction, où se mêlent la tendresse vaguement maternelle et la violence de la passion, je percevais, à l’orchestre, ce que j’avais déjà entendu chez mon ami Robert Orange : cette terrible agitation équivoque et complexe, ces rythmes scandés par les soubresauts de la luxure et désir de renoncement -expression de la musique plus que les vers pouvait donner de cette femme cruelle. Oui : pressentant vaguement que cet homme est seul coupable de lui apporter le salut, elle ne peut pourtant s’empêcher de lui donner un baiser passionné. Parsifal, qui a deviné la ruse, la repousse. Sur quoi, courroucée, elle appelle Klingsor à l’aide. Deux fois vaincu, celui-ci va assister à sa troisième défaite. Il ne lui reste en effet qu’à user d’un dernier stratagème : utiliser la Lance Sacrée. Et il la jette en direction de Parsifal. Mais cette dernière s’immobilise en l’air, à un signe de croix fait par le héros -qui la saisit, tandis que s’effondre dans le néant le royaume enchanté de Klingsor, laissant la place à un désir aride.
La Bégum, transportée, souriante, fit un petit signe de la main à mon intention. Ivres de musique, nous nous dirigeâmes chacun de notre côté. Nos univers étaient trop différents pour qu’il y eut le moindre échange.
Je retrouvai, sur le banc prévu, Emery et sa femme. Il y avait avec eux une dame qui prit par le bras Madame Emery et elles allèrent se promener. Mes amis, on l’a compris, n’étaient pas de ceux qui boivent ou se restaurent pendant les entractes. Leur vie frugale, la cécité de mon maître, leur interdisaient toute mondanité. Ils n’étaient pas non plus de ceux qui mangent en public des sandwichs. Aussi, soumis au jeûne, je m’assis, héroïque, aux côtés d’Emery.
- Oui, me dit-il, nous en étions à ce passant, dont nous avons dit finalement peu de choses -sinon qu’il nous paraît être venu au nom du Seigneur. Sa biographie montre assez, en effet, que c’est un autre Siegfried. Cet orphelin, né dans les bois, aurait pu être comme lui un rude chasseur ou un conquérant. Mais les temps sont changés. Aussi la vocation opère-t-elle en lui. D’autant qu’elle y rencontre une simplesse d’enfant docile, tout comme en l’Innocent de Dostoïevski. Dès qu’on rencontre de telles dispositions dans un corps massif, la sagesse populaire a tendance à voir là quelque puérilité, voire quelque stupidité -mais qui a au moins le mérite d’échapper à toute malignité, à tout grain de méchanceté. On exagère à peine en disant que c’est là le fait d’une nature soustraite au péché originel ou réinstallée dans une sorte d’état virginal.
- Je vois, fis-je, comme si cette pièce venait à point pour bien éclairer le personnage.
- Mais c’est là le socle, répartit-il. Le socle sur quoi va s’échafauder tout le reste. Le reste, c’est toute une initiation. Car encore faut-il que Parsifal s’éveille et s’oriente pour devenir tout ce qu’il est.
Je croyais voir de plus en plus clair dans le personnage et j’aurais pu anticiper presque les réflexions suivantes.
Il poursuivit :
- La première étape de son initiation est la découverte de la pitié, devant le cygne du lac, qu’innocemment cruel, il a tué chez les chevaliers. Le bris de l’arc meurtrier est le symbole de cette découverte de la pitié. Où l’on peut voir, sans nul doute, l’amour des animaux qu’on sait, chez Wagner -sans qu’il soit nécessaire d’alléguer ici une quelconque influence de la morale bouddhique. Le mieux encore, ajouta-t-il, c’est pour illustrer le passage, de se référer à Rousseau. Celui-ci, pour faire accéder Emile, image de l’homme naturel, au monde des sentiments, ne voit de transition que dans la pitié. Et, chez Parsifal, elle le conduit au savoir (seconde étape de son initiation). Elle le conduit à recevoir des révélations plus hautes, qui vont lui être administrées par l’assemblée des chevaliers et les plaintes d’Amfortas blessé.
Je me rappelle ici que Léon Emery fit alors, sur le thème du sang, un ensemble de remarques qui m’exaltèrent. Craignant de ne pas rendre exactement sa pensée, je préfère, touchant ce sujet, citer intégralement le passage de son livre sur Wagner -dont je compris, quoi qu’il m’ait dit dans sa lettre, qu’il l’avait en partie sinon presque en totalité écrit, quand je le rencontrai à Bayreuth.
Du sang de l’oiseau à celui du roi blessé, puis à celui qui emplit le Graal, s’exhalent pour ainsi dire des vapeurs qui sont des lumières ; hébété, chancelant d’une sainte ivresse, Parsifal est bien incapable de dire ce qui se passe en lui ; mais la pitié, exaltée en pur amour, le jette déjà sur la route qui conduit au palais de Klingsor et à la lance qu’il doit reprendre.
L’acte II, poursuit-il après avoir dessiné cette route du sang, est le fruit de cette initiation : c’est à dire la force physique dont le héros est maintenant sûr, la force morale dont il est capable, la foi au miracle dans la récupération spectaculaire de la Lance Sacrée. Car il n’y a que les miracles auxquels l’on croit qui réussissent ;
Avec cet acte, la raison et le sentiment se trouvent satisfaits. Le Maudit est anéanti, La Lance récupérée… L’ordre est par-là retrouvé et le monde va en profiter. Le librettiste, le compositeur pourraient à la limite trouver leur tâche terminée. Mais il manquerait le plus beau, le plus sublime de l’œuvre. Car l’essentiel, étant donné que nous sommes moins en présence d’un drame que d’un mystère, est dans l’expression lyrique et non pas dans l’action. Aussi tout l’acte III, comme vous le verrez, ne sera plus qu’une immense et merveilleuse cantate.
Nous parlâmes encore un moment. Madame Emery, accompagnée de la dame, revint. Cette dernière, une femme charmante et distinguée, dit qu’elle aurait bien aimé, au lieu de se promener (et ici elle esquissa un sourire) entendre le maître s’exprimer.
Quelqu’un de très empressé et sans doute très officiel s’occupait maintenant de la Bégum, déjà installée, comme j’entrais. La distance entre nous était donc redevenue infinie. Et j’en fus très heureux, car j’en étais à le demander, en regagnant ma place, comment à présent me comporter. Le problème était réglé. Et je me retrouvai sur mon siège, l’esprit libre, attendant que le rideau se levât sur l’enceinte de Montsalvat
L’artifice théâtral consistait ici à faire en sorte que la pleine victoire du héros se trouvât différée. C’est qu’il faisait partie du destin de l’élu de s’accomplir, avant, en des pèlerinages et des courses de chevalier errant. La musique qui rend le climat de ces errances, dès le moment où je l’entendis chez Robert Orange, m’emplit d’une émotion et d’un trouble qui ont marqué indélébile ment ma sensibilité ; jeté dans une jouissance pleine de morbidité, que n’ont jamais pu entamer les réflexions de Nietzsche proposant à la place, pour notre santé morale, la musique vive et le rythme de Carmen. Dès ce moment, chez Orange, j’avais senti avec force, quoi qu’on puit lire par ailleurs de Wagner, que je serais toujours délibérément wagnérien. Et voilà qu’en ce commencement d’acte III à Bayreuth, le charme, l’envoûtement opéraient à nouveau sur moi avec une force accrue…
Mais il faisait aussi partie du destin de Montsalvat de traverser un long vide et de vivre en une attente douloureuse : Priez, priez, car le salut qu’on peut croire si lointain est peut-être proche.
Toutefois, le temps, au cœur de cette espérance, a fait son œuvre. Gurnemanz est devenu vieil ermite vivant dans la solitude et les gémissements, sous le couvert du bois près du château, tandis que Kundry poursuit sa vie de pécheresse, dans la pénitence d’humbles besognes. En fait, Gurnemanz, qui l’a trouvée, il y a peu à ses côtés, plongée dans un sommeil magique, l’a réveillée et prise à son service. Le temps a aussi passé sur les chevaliers et Amfortas -d’autant que le rituel en panne ne les a pas aidés à conserver leur vitalité. Titurel, le père d’Amfortas, est à l’agonie…
Mais, au moment où nous sommes, c’est le Vendredi Saint quand soudain Parsifal émerge des horizons légendaires et vint d’asseoir près de la source du lieu. Gurnemanz reconnaît avec enthousiasme le candide, portant cette fois la Lance Sacrée. Kundry s’agenouille devant lui et lui lave les pieds, tandis que Gurnemanz lui baigne les cheveux ; ainsi entrera-t-il, propre et pur, dans le temple. Cependant, on entend le planement des voix extasiées : que soutient et enveloppe l’hymne éthéré de la transfiguration. C’est l’Enchantement du Vendredi Saint. L’éclosion magique d’un printemps paradisiaque où la terre n’est plus qu’un étincellement fleuri, un tapis de roses au parfum luxuriant et impalpable.
C’est alors que Parsifal, soudain prêtre, se lève et baptise Kundry. Puis tous trois entrent dans le saint des saints de la forteresse, portés par le flot continu ténu d’harmonies suaves.
Le tableau final reprend, en des proportions plus réduites, le tableau religieux du premier acte. Voici donc de nouveau : la salle des agapes, la haute coupole, les cortèges et les chœurs… En cette atmosphère confiante et pieuse, s’élèvent alors les sanglots d’Amfortas, plus amers que jamais. Les chevaliers se sont en effet rassemblés pour célébrer la mort de Titurel et demander à Amfortas de reprendre le rite à cette occasion. Mais celui-ci refuse, suppliant qu’on l’achève…
Alors paraît Parsifal, portant la Lance, qui est maintenant son sceptre. Il en touche la plaie d’Amfortas, qui aussitôt guérit. Tous les chevaliers acclament Parsifal, qui s’agenouille, absorbé dans la prière. Au même moment, une lumière resplendit : le Graal s’embrase, rayonne et, de la coupole, une colombe descend sur la tête de Parsifal, réinstaurant la verticalité du sacré -tandis que Kundry, pâmée, est enfin délivrée de la vie, dans la majesté des cloches.
Le rideau tombé, j’attendais sur mon siège, aussi pâmé que Kundry, cerné par le recueillement de la salle, vu l’interdiction à Bayreuth d’applaudir Parsifal, qui est une célébration religieuse à sa manière. Mais je ne puis éviter de me retourner vers la Bégum. La civilité l’imposait. Elle sentit mon regard, devant éprouver des choses un peu similaires aux miennes, se tourna vers moi et me fit un petit signe de la main avec un large sourire -cependant que son mentor était apparu. J’étais soulagé.
La soirée était douce. Je retrouvai Léon Emery et sa femme sur le banc. Pour la dernière fois, car il m’avait été impossible d’avoir une place pour un autre spectacle…
Emery fit l’éloge du chef, de l’orchestre, des voix -ne pouvant juger de la mise en scène qu’au travers des appréciations de sa femme. L’esplanade se vidait et la voix du maître était insolite dans le silence ambiant.
-Oui, dit-il, l’interprétation est superbe, car elle n’a pas été tirée vers l’extérieur, elle a conservé à l’œuvre toute son intériorité. Vous avez vu comme l’effet de symétrie est poussé aussi loin que possible par Wagner. L’action dramatique de l’acte II est soulevée par deux ailes, puissantes et légères comme celle d’un séraphin. Mais c’est l’Enchantement du Vendredi-Saint sur quoi il est intéressant de s’arrêter. Il correspond, dans Parsifal, à l’interlude symphonique qui, dans la Messe solennelle de Beethoven, marque l’élévation. On est dans l’ineffable avec cette musique. Par contre, sa signification religieuse justifie quelques réflexions. Et d’abord, par le choix du jour auquel elle se réfère.
Je ne m’étais pas, à dire vrai, posé la question et, en ayant un peu honte, je le lui dis. Il eut un mouvement d’épaule bienveillant et esquissa son large sourire bouddhique. Je lui avouais avoir été surtout porté, immergé, par la musique. A quoi il répondit que c’était là la meilleure préparation pour se pénétrer plus à fond de l’œuvre par la suite ; le choc émotionnel, l’enthousiasme de la découverte précédant toujours une étude attentive. J’alléguai que j’avais pourtant déjà entendu Parsifal chez mon ami Orange. Mais il ne parut pas pour autant inquiet par cela.
Sans doute, continua-t-il, du point de vue le plus orthodoxe, le Vendredi Saint ne saurait être considéré comme un temps d’affliction privé de lumière : la mort du Sauveur est aussi quelque part un triomphe. Bach l’a très bien compris, lui qui, dans l’air fameux de la Passion selon Saint-Jean : Tout est consommé, ne craint pas d’insérer une phrase glorieuse entre les périodes de la déploration. Cependant, on peut demeurer surpris de voir, ici, la commémoration du supplice illustrée par cette éclosion de joie printanière. Est-ce ainsi qu’on peut célébrer un dieu crucifié ? Pour Wagner, cela ne semble pas faire le problème. Mais alors il ne faut pas voir, derrière cette manifestation de vie intempestive, la tragique vision du Calvaire. Mais plutôt, (fruit d’influences tirées des perspectives indéfinies de la mémoire collective), l’image du dieu Adonis syrien, dont le sang fait du sol un tapis de roses ; ou celle de tous ces génies de la végétation qui meurent pour renaître. Ainsi, comme vous le voyez, le thème du Graal est le signe par excellence des interférences entre paganisme et christianisme. On comprend qu’on lui ait associé le thème de la rose. Venu de la tradition rosicrucienne, son symbolisme très clair inclut à l’idée de fleur royale, celle de la connaissance totale de la science hermétique. Dans le livre qui paraîtra quelques mois plus tard après cette visite à Bayreuth, il écrit à ce sujet ceci : Entourer la croix d’une guirlande de roses, ainsi qu’il en est sur la porte du temple vers lequel nous conduit Goethe en son poème des Mystères, c’est vouloir la conciliation entre la religion du Sauveur et les traditions secrètes de la gnose, de la Cabale et de la magie.
Je dois dire qu’avec le temps je ne fais plus bien le départ ici entre ce que j’ai vraiment entendu alors et ce que j’ai lu par la suite. D’autant que, connaissant sa puissante mémoire organisatrice et sa façon de travailler due à sa cécité, je crois pouvoir avancer que ses livres étaient quasi écrits dans sa tête, comme Mozart ses partitions. Touchant Mozart, d’ailleurs, il dit ceci : Mozart intégrait à son fervent catholicisme les enseignements de la franc-maçonnerie. (Je devais des années plus tard, Emery mort, travailler ardemment ce sujet) – alors que Wagner, lui, intégrait à son catholicisme plus flottant, plus fluide, plus complexe, sans doute les enseignements des Rose Croix, mais encore toutes sortes de courants issus d’une imagerie puisée dans les poèmes du Moyen-Age. Ainsi Wagner, ce « poète-image » selon lui (c’est le sous-titre de son livre) verrait dans la défaite de Klingsor, plus une absorption qu’un anéantissement.
L’esplanade s’était vidée. Madame Emery pensa qu’il était temps de rentrer. Elle me proposa gentiment, sachant que je repartais le lendemain, de les accompagner, son mari et elle, jusqu’à l’hôtel, où nous prendrions un léger repas.
Le maître (comment autrement l’appeler ?) me fit remarquer en chemin que nous n’avions guère évoqué la musique de Parsifal. Il nota ici la brièveté du livret et, en regard, le fait que toute parole s’efface devant l’expression chorale et symphonique, devant la suggestion de l’indicible et de l’invisible. Toute analyse historique, psychologique, s’arrête devant ce miracle musical, voire s’égare. Ce qui prévaut, en effet, c’est cette apparence d’un tout homogène, d’une continuité parfaite, d’une unité fluide pareille à celle d’une nébuleuse qui serait en même temps un univers solide. Le recours aux spécialistes est certes utile, il nous apprend, par exemple, que le prélude est bâti sur trois thèmes : la Cène, la Foi, La Rédemption. Mais il importe autant, si ce n’est plus, de s’immerger dans l’atmosphère opaline de l’œuvre, de se laisser porter par son rythme processionnel. Et Emery de faire une comparaison : la Marche des prêtres de la Flûte enchantée. Mozart, avec elle, nous introduit, noblement, pieusement, sur le parvis du temple, sans rompre pour autant la joie des couleurs et des formes. Wagner, lui, qui nous a déjà dissous dans l’abîme avec Tristan, nous plonge, ici, dans un flux où nous montons avec lenteur dans une aube illimitée. Oui : les feux du soleil, les luttes humaines : les cris, les pleurs, les gémissements, n’ont rien perdu de leur réalité, mais vont s’élargissant en vibrations assourdies, lointaines et proches, qui sont la musique du rêve, l’harmonie des sphères, la clarté de la contemplation. Et, ce qui est sans exemple pour lui, c’est qu’aucun autre artiste n’a pu soutenir pendant des heures ces effets d’envoûtement, voire d’enchantement -dont les symbolistes, à commencer par Baudelaire, disaient qu’ils étaient liés à la brièveté de l’œuvre ou même à l’instantanéité de l’image.
Le repas des Emery était à l’image du couple : un peu austère, presque insubstantiel ; et il n’était pas question que mon appétit de Gascon demandât autre chose que ce qu’ils consommaient.
Comme le repas s’achevait et que nous avions depuis un certain temps, cessé de parler de Parsifal, je m’excusais de revenir sur le sujet, disant souhaiter lui poser une dernière question. Avec ce don de soi qui le caractérisait dès qu’il s’agissait d’aider quelqu’un à se réaliser (et toujours avec ce sourire qui précédait tous ses échanges), il dit voir là que Wagner serait peut-être une de mes priorités d’écrivain. A cette époque, je ne l’imaginais pas. Je ne voyais d’ailleurs pas comment ni en quelle occasion je pouvais venir travailler sur ce compositeur. De plus, je n’étais pas fait pour cela : je connaissais trop peu la musique et n’avais pas la moindre familiarité avec un instrument quel qu’il fût. Il y avait encore que mon vieil ami Ferré, qui connaissait bien la musique, lui, et avait une pratique suivie de l’alto, disait toujours se méfier des gens qui parle d’elle sans la connaître. A quoi Léon Emery répliquait, je le savais, que Ferré avait tort. La musique n’était pas réservée aux spécialistes. Rendre un son, goûter l’émotion qui s’en dégage, étaient pour Emery choses différentes. On pouvait trouver l’un sans l’autre. A preuve, tous ces nombreux orphéonistes de village qui seraient bien loin de pouvoir s’intéresser aux quatuors de Beethoven !
Mais le moment n’était pas de revenir sur ce genre de problème. Je voulais savoir, avant de partir, ce qu’il pensait des attaques de Nietzsche contre Wagner et son théâtre de Bayreuth -même si j’imaginais quelque peu sa réponse.
- Nietzsche, dit-il, était bien en droit de considérer ce retour au christianisme comme une trahison et une faillite. Mais ce retour est, selon moi, le signe même qui m’interdit de souscrire à ses condamnations passionnées. La question était aussi de savoir, pour Nietzsche, si ce théâtre n’allait pas devenir l’égal de n’importe quel théâtre opulent -à cela près qu’il se cantonnait à un répertoire très limité ; si Wagner n’allait pas se complaire en la richesse et se contenter d’être l’impresario de son capital artistique. Alors, oui, il aurait été ce jongleur de la forme et des simulacres, ce sorcier habile à simuler ce qu’il ne ressentait pas. Mais voilà ce que je m’interdis de croire, ce qu’il ne m’est pas interdit en tout cas de contester. Car je vois, sans nulle défaillance, persister de son vivant cette volonté de faire de l’édifice un sanctuaire et des cycles de représentation un événement spirituel. On dirait même qu’installé sur la colline, son théâtre s’est encore éloigné des modèles trop connus et trop décriés, qu’il s’est enraciné un peu plus dans sa vocation religieuse, conforté dans son droit préférentiel à célébrer des mystères.
On a compris que je n’avais nulle envie de soulever ici l’épineux problème de Wagner et du nazisme.