dimanche 20 janvier 2013

1952

Prémisses

Ma mère avait une voix délicieuse, chantait des airs d’opéras et toutes les ritournelles de l’époque. J’étais envoûté, enfant, par cela, sans pouvoir l’imiter : elle ne m’a pas transmis sa voix de canari. A l’école, j’ai fait un peu de solfège et je suis allé jusqu’à m’essayer à la clarinette. Mes lèvres épaisses étaient, croyais-je, ce qui m’empêchait de tirer de l’instrument des sons adéquats. Aussi ma mère, dont l’oreille souffrait, me poussa à abandonner cet instrument.
Je songeai alors au piano. Mais il ne vint jamais, car mon père me fit comprendre que j’avais mieux à faire, en m’investissant dans des matières plus importantes que la musique, qui, elles, devaient m’assurer l’avenir.
Cependant deux événements m’ont laissé, enfant, des traces profondes, en me donnant en particulier le goût de tout ce qui touche à la scène. Ils vinrent après mon expérience manquée de clarinettiste et se passèrent tous les deux dans le même endroit : les arènes de Nogaro, mon village natal gersois. Ces arènes ? Une belle construction en pierre, avec un fronton immense portant l’écusson de la cité, ombrée à l’intérieur par des platanes. Si les pierres en étaient animées, elles auraient le souvenir de centaines et de centaines de courses landaises : des vaches que l’on tient en bride par une corde et qu’on place bien dans l’axe des hommes qui les écartent ; mais aussi de quelques dizaines de spectacles de premier rang : une scène est alors aménagée sur les gradins des premières et des sièges sont installés sur la piste.
Le premier de ces événements a eu lieu en pleine occupation allemande. La représentation du Cid. Dans un style espagnol, grandiloquent, et une déclamation ostentatoire. Quelques soldats allemands étaient sur les gradins de seconde et de troisième, mais leurs officiers, sur les sièges de la piste du premier rang. Tous donnaient l’impression de comprendre et certains souriaient. Je songe, maintenant, à ce qu’il y avait d’insolite pour eux à entendre déclamer une pièce où il s’agit de reconquérir un pays envahi par l’ennemi.
Le deuxième événement a été, quelque temps après la fin de la guerre, l’opéra de Xavier Leroux, Le Chemineau. Sur un livret de Jean Richepin. La voix de basse, fameuse alors, était celle de Pierre Nougaro, du Capitole de Toulouse. Je revois très nébuleusement l’action mais très précisément la stature imposante de Nougaro ; et je ressens encore sa voix me pénétrer et introduire en moi quelque chose qui, quelque part, devait me concerner. Je ne savais pas comment ni quand. D’autant que je réalisais alors à l’évidence, que je ne serais jamais ni musicien ni chanteur. Mais le chanteur Nougaro me retenait aussi d’une autre façon.
Comme beaucoup de Nogaroliens, j’avais l’habitude de voir sa silhouette épaisse dans nos rues, car il possédait un château tout près de là ; et, comme si cela n’avait pas suffi, je le voyais souvent venir dans l’atelier de menuiserie-ébénisterie de mon père, qui lui refaisait le grand escalier et la grande porte d’entrée de sa bâtisse. Lui admirait que mon père, qui était sans études, pût venir à bout, avec ses traces de craie et ses ficelles tendues, de son escalier à double révolution. Il disait qu’il y avait autant de difficulté à faire cela que lui à développer toutes les potentialités de sa voix. Et c’est vrai que, passant souvent à Saint-Gilles du Gard et songeant au fameux escalier dont aucun mathématicien, paraît-il, n’avait trouvé la formule exacte, je songeais chaque fois à l’activité incroyable et toute instinctive de mon père.

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