samedi 19 janvier 2013

1952
Robert Orange
Auditions

C’est à l’automne 1952 que j’ai commencé à bien connaître Robert Orange. Il était près de prendre sa retraite de maître d’application. Sans être musicien, il avait la passion de la musique ; et c’est chez lui que j’ai eu vraiment la révélation de cette dernière et de l’opéra. Cet homme qui a tant compté pour moi était le fruit le plus pur et le plus exquis de la Troisième République.
Certaines gens existaient alors fortement et Robert Orange était de cela. Venu sur terre dans la banlieue industrielle du Cailly, près de Rouen, né d’une mère trompée par un vilain patron d’usine, il était parvenu à sortir de son milieu livide, grâce à l’école primaire et aux bourses qu’elle lui avait accordées, et l’Ecole Normale d’instituteurs de Rouen avait été bien évidemment pour lui le Royaume des Hespérides.
Sans souffrir le moins du monde de la discipline stricte de l’école (des levers à cinq heures du matin, des heures études qui s’en suivaient, des impératifs de tenue vestimentaire…), lui, qui en d’autre temps eût été un jésuite, avait reçu le savoir de la République comme un Hébreu au Sinaï la manne tombée du ciel. Il vouait à ses maîtres une admiration sans bornes -et, à travers eux, à tous ces hommes qui avaient fait une certaine France et sans lesquels lui n’aurait pas été là : les Jules Ferry, les Paul Bert… La gratuité et l’obligation scolaires, que ces derniers avaient mises en œuvre, étaient pour lui un héritage désintéressé de la philosophie du progrès venue des Lumières et réalisaient enfin cet idéal de fraternité que Michelet avait blasonné par des formules fameuses et tiré de la conviction sincère que l’ignorance conduisait au malheur et que quiconque savait lire était un homme sauvé.
Aussi, assoiffé de justice sociale et empli de sa petite enfance, non seulement Robert Orange s’était livré corps et âme à son métier d’enseignant, élevant ses petits élèves au plus haut niveau, mais encore il avait toujours défendu l’idée qu’il fallait coûte que coûte permettre à chacun d’échapper au travail manuel. Il se refusait d’envisager ce que deviendrait une société faite uniquement d’intellectuels. Ce mari fidèle, qui avait perdu ses deux enfants en bas âge, ce fantassin de la République, qui flétrissait l’alcoolisme, se battait pour le développement en chacun de l’esprit critique (celui qui permet de dire à un simple citoyen sa façon de penser à son député) et défendait, outre la justice, la liberté qui va avec, me devint, mes vingt ans passés, l’ami le plus cher -et, quelque part, une sorte de gourou.
Mais, comme tout est complexe, cet être de sagesse avait aussi des passions illimitées.
La première touchait les langues anciennes. Je le soupçonne même de les avoir aimées autant pour elles-mêmes que pour les messages qu’elles véhiculent. Ses livres préférés étaient finalement les grammaires, les dictionnaires, les ouvrages savants d’étymologie et de sémantique ; les extraits des grands textes consultés lui servaient surtout à tester ses connaissances. Il savait le latin, assez bien le grec, rêvait, quand je l’ai connu, d’apprendre l’hébreu… En fait de langue moderne, il parlait l’anglais et presque couramment l’allemand.
Sa deuxième passion portait sur la Bible. Particulièrement l’Ancien Testament. C’était pour lui une sorte de temple dont les dimensions et les enseignements le passionnaient, mais un temple vide, car il était, sinon athée, du moins agnostique.
Sa troisième passion était donc la musique, dont il possédait des centaines de disques.
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Sorti de l’Ecole Normale où j’avais été interne, nommé dans une école de la banlieue rouennaise, j’avais désormais, en dehors de mon travail et de sa préparation, une grande liberté. Cette liberté s’accompagnait d’un désir de musique et Robert Orange, qui le savait et dont j’avais été à un moment un élève-maître, m’a alors proposé d’aller le voir, deux fois par semaine, après la classe : les mercredi et samedi soirs.
C’est ainsi que j’allais (du moins avant qu’il ne prenne sa retraite) le chercher dans la sienne. Sa fameuse blouse grise dissimulait mal son costume noir, mais non son col blanc, glacé et cassé, où s’ajustait l’énorme nœud de cravate sombre. Petit, trapu, il préparait ses tableaux pour le lendemain. Après quoi, il ôtait sa blouse pleine de craie, bourrait ses sacs de documents pédagogiques et de cahier à corriger : en particulier des dictées bien choisies, tirées des plus grands auteurs français, dans l’ordre chronologique. Ce qui ravivait l’intérêt pour les dictées et donnait à ses petits non seulement un aperçu de notre littérature mais encore la connaissance du temps.
Nous nous rendions ensuite chez lui, où j’avais d’emblée été adopté par sa femme, aussi grande, droite et sèche que son mari était petit et plutôt replet ; et comme j’aurai l’occasion de m’en rendre compte, bonne croyante avec mesure, et aussi soignée vestimentairement que lui ; elle portait toujours dehors chapeau et sac à main.
Nous posions nos affaires, buvions un thé d’introduction que Mme Orange avait préparé, débarrassions nos mains à la salle d’eau des poussières de craie et ôtions enfin nos chaussures par respect pour le tapis du lieu d’audition, où nous pénétrions. Ainsi faisions comme les fidèles de l’Islam, avant d’entrer dans le sanctuaire. Le sanctuaire, pour nous, c’était cette salle pleine de disques jusqu’aux moulures du plafond, au centre de laquelle trônait l’électrophone. Il semblait, dès qu’on en passait le seuil, que l’esprit de la musique y parlât aussitôt à haute voix et que l’ombre de Schopenhauer y vint d’abord chaque fois nous en révéler l’essence. La porte refermée, l’électrophone en marche, nous installés, nous sentions que nous avions laissé dehors toute préoccupation mesquine, toute considération d’ordre matériel, tout souci professionnel.
Désenglués du monde profane, nous étions pris par l’univers sacré de la musique. Mme Orange savait que, dès ce moment, rien ni personne ne devait venir nous perturber. Le monde était mis entre parenthèses -jusqu’aux événements du ciel- derrière les baies vitrées.
Cela dura des années. Robert Orange avait, à un moment, pris sa retraite, commencé l’hébreu et fini par donner des leçons particulières ; l’argent récolté lui permettait d’accroître ses achats de disques. Moi, à un autre moment, j’avais rejoint l’armée pour faire mon service militaire. Et, après un intervalle de presque trois ans, j’ai repris, tous les mercredis et samedis soirs, le chemin du sanctuaire : les thés, les ablutions, l’abandon des chaussures et repoussé la longue et vaine dérive des nuages derrière les grandes baies.
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Je ne puis mieux faire, ici, pour introduire le programme de nos auditions, donner une idée de ce que fut mon initiation, que de laisser la parole à Robert Orange. Et, pour cela, m’appuyer sur l’article qu’il a fait paraître dans le bulletin de l’association des Anciens élèves de l’Ecole Normale, en avril 1963, article intitulé : Musique Nocturne, du fait que nos auditions s’entendaient fort avant dans la nuit.
Le hasard les avait rapprochés et le métier. Le plus âgé allait atteindre soixante ans et avait, comme on dit, consacré sa vie à l’enseignement. Il avait le dos rond, était assez mal vêtu et ne payait pas de mine. Le plus jeune était grand et fort, d’une belle prestance. Tous deux convinrent de se retrouver le mercredi et le samedi de chaque semaine pour écouter de la musique, c’est à dire des disques, dont le vieux possédait un assez grand nombre. A la vérité, ni l’un ni l’autre n’était connaisseurs en la matière, et c’est d’eux qu’on aurait pu dire, en appliquant ces paroles à la musique « They knew small latin and less Greck », car leur formation sur ce point avait été négligée. Mais il n’est pas indispensable de savoir composer une tragédie pour goûter Corneille et Racine.
On ne pouvait pas mieux dire. Oui : à la limite, il n’est pas nécessaire de savoir produire un son pour le goûter ! Et bien des braves gens de nos villages, animant nos orphéons et nos harmonies municipales, seraient bien en peine, sans certaine accoutumance, d’apprécier sérieusement Così fan tutte, et encore moins le Quinzième quatuor de Beethoven.
L’article de Robert Orange survole ensuite ce que fut notre quête. Il y a, dit-il, d’abord eu Brahms ; puis les concertos de piano de Mozart et de Beethoven ; puis les Gurre Lieder -où la surprise est venue de la soprano, luttant seule contre un orchestre de cent cinquante exécutants ; puis ce fut Orphée, dont les plaintes devant la tombe d’Eurydice tirent les larmes des yeux ; puis ce fut l’extraordinaire Résurrection de Schütz -si fidèle à l’Evangile, si éloignée, par sa discrétion et son style, de l’art baroque, si impressionnante pour la plastique vocale…
Puis il nous sembla, dit-il ici, monter encore d’un cran : les quatuors de Beethoven !
Un ami de Robert Orange nous avait prêté, à cette occasion, pour toute une année, l’œuvre éditée par Alcan de Joseph de Marliave. Quelles reprises de séances ! poursuit-il alors. Quelles auditions comparées ! Et il évoque toutes les versions existantes : quatuor Vegh, quatuor Hongrois, quatuor de Budapest, quatuor Tchèque. Le Vieux, dit-il, se tenait au tableau de bord, maniant le bouton, se donnant l’illusion d’être le dispensateur de beauté. Le Jeune, les yeux mi-clos, poussait parfois un soupir de satisfaction. Le Vieux alors coulait vers lui un regard chaviré. Il leur semblait que le violoncelle ou l’archet leur passât sur le cœur. Certains adagios étaient insoutenables. Ainsi, ils comprirent la parole d’Hoffmann : « La lyre d’Orphée ouvre les portes de l’au-delà. »
Mais l’instant était venu de ne plus vivre que pour la musique de Bach. Nous consacrâmes nos soirées et nos nuits à l’audition des Passions et de quelque trois cents cantates du Cantor. Nous avions entendu dire que Bach était le plus complet des musiciens et nous crûmes pouvoir nous en rendre compte par nous-mêmes. Nous exultions : soli de sopranos, de contraltos, de barytons, de basses ( les plus beaux et les plus émouvants) ; soli de flûte, de hautbois, de violon ; duos, chorales, chœurs… Qui n’a entendu la cantate n°82 Ich habe genug, n’a rien entendu. Et tout cela, grâce aux soins d’un Fritz Wern (Erato), d’un Ristempart (Club du Disque), d’un Fritz Lehman (Archei-Production)…Quand on sait que Bach composait, assiégé par les criailleries des vingt-deux bébés qui se succédèrent dans ses deux ménages, imprégnés par l’odeur des langes qui séchaient nuit et jour dans des pièces sans doute exiguës et inconfortables, on se prend à s’étonner et à faire sienne cette boutade d’un homme d’esprit proposant ce sujet à notre réflexion : « De l’influence des exhalaisons ammoniacales sur le génie musical. »
L’année 1959 a été, poursuit-il, tout entière consacrée à l’audition des lieder de Schubert et de Schumann. Nous n’étions pas de grands germanistes mais nous savions assez d’allemand pour suivre les textes. L’œuvre de Schubert est, on le sait, inépuisable et d’une variété infinie. Trois thèmes nous parurent cependant dominer : l’amour (le plus souvent blessé), l’eau sous tous ses aspects (l’eau bouillonnante des moulins, chantante des ruisseaux, calme des lacs), enfin le pressentiment et l’attente de la mort. Trois lieder nous parurent illustrer ces thèmes : Gretchen am Spinnzad (Marguerite au rouet), Auf dem Wasser zu Singen (Pour chanter sur l’eau), Totengrabers Heimweh (la nostalgie du fossoyeur) -Le premier composé à 17 ans ! Toutefois plus confondants encore nous parurent les douze lieder composés sur des thèmes de Herner : le sentiment nous parut plus vif, l’accent plus humain. Schumann vint à son heure donc avec Les Amours du Poète sur le texte de Henri Heine.
Les lieder de Beethoven et de Brahms, par contre, nous émurent moins. Alors le saut eut lieu sur des musiciens au génie bien différent : Fauré, Duparc…
Et le Vieux, dit ici qu’il jouissait de cette grande aventure ; qu’il n’avait connu dans sa jeunesse, ni la radio ni le phonographe -car pour le phonographe à pavillon et à cylindre, il diffusait d’affreuse musique nasillarde. Il n’avait guère entendu, de plus, que des chansons de rue : Au loin, c’est l’Angélus .., ou des chansons familiales, qui évoquaient le regret des provinces perdues en 1870.
Le Rossignol de la vallée,
Chantait sur le vert romarin.
Le dernier mot fournissait de quoi rimer commodément avec « Rhin ». Son professeur d’Ecole Normale ne se mettait pas en peine d’enseigner le solfège ; il s’asseyait à l’harmonium et improvisait, et c’était de longs moments qu’il aurait voulus sans fin ; ou organisait des chœurs, réunissant alors plusieurs promotions : des chœurs tirés de Déjanire. Mais lui pressentait autre chose.
Aussi quelle ne fut pas sa joie quand apparurent les premiers disques à aiguille, bientôt suivis des premiers microsillons. Il note ici que Louis XIV, dans toute sa gloire, n’avait, lui, à sa disposition, que l’orchestre du seul Lully et la bande des petits violons, alors qu’au discophile s’offrent touts les chanteurs, tous les musiciens de la terre. L’électrophone, pour lui, n’était pas loin d’être la plus belle invention du siècle.
A partir d’ici les auditions se poursuivirent un peu au hasard. Nous découvrîmes la Création de Haydn et nous assistâmes à l’apparition de la première nuit étoilée, quand la Lune monte pour la première fois dans le ciel ; et cette musique des sphères rappelait à Robert Orange la scène de Belmont dans Le Marchand de Venise :
Sit, Jessica! Look the heaven
Is thick inlaid with patines of bright gold…
Puis survinrent le Stabat Mater de Poulenc, la Messe allemande de Schubert, le Fauré païen du Jardin clos et de L’Horizon chimérique, avec ce sommet de l’œuvre : l’admirable Diane Séléné.

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