mardi 15 janvier 2013

1957/1958 (été)Allemagne
- Bayreuth (Parsifal)


L’année 1957 a été un tournant, dans la mesure où j’ai été libéré alors de mes obligations militaires. J’ai bien sûr retrouvé le chemin de ma maison Orange, tous les mercredis et samedis soirs, et ai pris aussi la décision d’assister, tous les dimanches en matinée, aux représentations du Théâtre-Cirque de Rouen : un endroit utilisé dans l’attente de la reconstruction du Théâtre des Arts, qui avait croulé sous les bombes.
Le lieu était loin d’avoir l’acoustique qu’il fallait, et les sièges le confort souhaitable. C’est avec des maux de reins incroyables et des jambes ankylosées que, juché en haut de gradins de bois, je vibrais à tout ce que j’entendais, et que, recroquevillé de la sorte comme une momie du Pérou, je pris conscience de plusieurs choses. D’abord que l’opéra est un art total, qu’il associe texte, musique, chant, diction, gestique, danse, mise en scène …, mais que l’interprétation musicale, la direction des acteurs, enfin la mise en scène peuvent infléchir ce qui peut paraître pourtant avoir été écrit et composé comme dans du marbre. Que sa fréquentation, ensuite, implique le désir d’échapper quelque temps à la vie quotidienne, pour entrer (que dis-je ? pour se pelotonner) dans une sorte de monde parallèle où la jouissance est reine.
Plus tard, une fois retombés les exaltations et les espoirs de l’année 1968, un peu partout dans le monde, je viendrai même à cette idée que la faillite de l’utopie -même si des tas de choses se trouveront changées -amènera à l’opéra bien des gens qui n’y allait pas jusque-là, comme s’ils venaient y chercher un substitut à leurs rêves déçus.
Orange, qui me voyait maintenant très attiré par l’opéra, se focalisa lui aussi davantage sur cet art, et parce qu’il savait aussi que je n’avais pas les moyens d’acheter tous les disques que j’aurais souhaités. Nos goûts étant variés, nos hommages allaient à tous les styles : du baroque aux productions les plus modernes. Si l’on songe que nous continuions à écouter tout le reste, on peut dire que nous étions Bouvard et Pécuchet en matière musicale. Pour ce qui est de l’opéra, nous entendîmes bien sûr, durant ces mois-là, tout l’essentiel de Mozart et de Wagner. J’aimais les deux à la passion ; mais pas orange : il préférait Mozart, Wagner lui faisait un peu peur : musicalement et idéologiquement…

2

Un événement va alors se produire pour moi, énorme : l’audition de Parsifal à Bayreuth en 1958.
L’été de 1958, l’envie me prit en effet de revoir l’Allemagne, de m’intéresser à autre chose qu’à l’imbroglio algérien dont de Gaulle essayait de dénouer les fils. Je voulais savoir où l’Allemagne en était économiquement parlant. Je ressentais ensuite le besoin d’en retrouver les paysages, les précipices, les châteaux, les églises à bulbe, tout ce qui m’avait tant exalté au temps de mon service militaire. Puis je voulais rendre visite à mon amie Andrée à Baden-Oos. Enfin, il faut le dire, j’avais le pressentiment qu’il se passerait quelque chose d’important pour moi dans ce voyage. Aussi, pour rien au monde, ne m’aurait-on fait aller ailleurs que là.
J’allais donc chez mon amie. Elle n’habitait plus l’hôtel Bellevue, le quartier des femmes officiers et sous-officiers, mais un appartement réservé au personnel des forces d’occupation et vivait avec celui qui est devenu depuis son mari, un jeune lieutenant. Comme son logis était exigu, je couchais chez son voisin de palier, un nommé Ravaillon, ce qui me fit penser tout de suite à Ravaillac. Et j’avais bien pensé, car, célibataire endurci, ne fréquentant personne en dehors de ses collègues de travail, maniaque à fond, cet homme apparemment doux, effacé, timide, peignait pour son loisir des poulets, soit plumés, soit plumés et écorchés : les plumes se rapprochant des dessins hiératiques du peintre Bernard Buffet, les écorchés laissant voir des tissus sanguinolents aux couleurs vives et agressives où se lisait une complaisance à étaler des chairs sur quoi la violence s’était exercée.
Je couchais dans une pièce dont les murs étaient complètement recouverts de ses toiles, bien décidé à ne pas les regarder. A ce moment-là, le hasard voulait que je lise Souvenirs dans un souterrain de Dostoïevski, ce qui me donna (pensai-je) une clé pour le personnage. Le jeune lieutenant, très sympathique, était surpris par mes connaissances et il s’était bientôt fait un plan de travail pour accroître les siennes. Je lui répondais que nos univers, étaient différents, avaient des priorités différentes ; mais lui répétait que rien ne valait la culture générale et, vu l’ampleur de la tâche, il se désespérait déjà d’y atteindre.
Pour les paysages et tout le reste qui va avec, mes amis et moi organisâmes une balade dans le sud de la Bavière. Entre autres châteaux, nous visitâmes Neuschwanstein, où Louis II attendait comme on sait l’ami divin, l’hôte vénéré dont le cygne repose parmi les rochers (d’où l’appellation du château). Cette balade me donna de plus l’occasion de vérifier les effets du plan Marschall sur l’économie de la région.
Bref, j’avais rempli le programme que je m’étais fixé, et j’avais été si intéressé par l’évocation de Louis II et de Wagner, à propos de Neuschwanstein, et m’étais senti si désireux de reprendre le sujet, rentré en France, que, ma foi, je pensais que c’était là ce que devais m’apporter de si particulier ce voyage.
Mes amis, pour des raisons de travail, avaient décidé d’arrêter leur balade à Füssen, petite ville charmante de la région, où ils avaient fait venir leur courrier. Moi, par contre, j’avais également décidé d’y rester encore un peu pour excursionner dans les environs. Mais voilà qu’au courrier, il y avait pour moi une lettre de mon ami et maître Léon Emery. Il me donnait rendez-vous à Nîmes, en septembre, à son retour de Bayreuth, où il était pour tout le festival. Il préparait, disait-il, un livre sur Wagner. Je savais d’avance que ce serait un livre bien dans son style, débarassé de toute anecdote et allant pour lui à l’essentiel : aux problèmes musicologiques et philosophiques. Alors, il se produisit en moi comme un éclair. Impossible de ne pas voir dans cette lettre (et non dans la visite de Neuschwanstein) la manifestation de cette chose incertaine mais capitale que j’attendais de ce voyage. Oui : j’étais loin de Bayreuth et je ne ferais pas le déplacement ?
- Mais tu n’auras pas de place de spectacle, fit Andrée. Tout est loué des mois à l’avance.
Je ne l’écoutai pas et arrivai le lendemain, dans la soirée, à Bayreuth -pour ce festival dont Nietzsche (monté alors contre Wagner) disait que tout le monde ressortait anesthésié, volé à ses forces vitales et requis par l’attrait de ces arrière-mondes spirituels dont il voulait débarrasser l’humain. J’arrivai, sans connaître vraiment comment j’allais pouvoir loger dans une cité si envahie à cette période. Mais, pour autant que cet épisode compte dans ma vie, je n’en ai pas vraiment gardé une mémoire précise. Il me faut vaincre ici l’épaisseur du temps et raviver des souvenirs, faute de n’avoir pas tenu de journal.
Le premier détail qui me revient bien, par contre, est mon attente anxieuse au bureau des locations où j’appris, d’un voisin de queue, que je n’avais aucune chance d’avoir un billet pour le Parsifal du lendemain ; et le deuxième détail, ma démarche avec le vendeur. Il parlait couramment français et je vis d’emblée que je lui étais sympathique. Il me demanda de quel coin de France j’étais. Je lui dis.
- Ah, fit-il, c’est là, c’est là qu’on produit un alcool appelé armagnac !
- Oui.
- Ce doit être bon. Ah, la France !
Alors, moi au culot :
Si vous me trouvez une place, je vous promets de vous envoyer une bouteille dès mon retour.
Il sourit, me dit que je ne l’achèterai pas. Sur quoi il me dit de revenir le voir le lendemain matin. Il aurait peut-être une place libre, une personnalité étant absente. Puis, ayant compris que je venais d’arriver, il me donna, sur un bout de papier, une adresse où aller loger. Le lendemain, mon billet bien en main, je l’assurai que je tiendrais ma promesse. Et je la tins : de Nogaro, je lui envoyai un très vieil armagnac de la maison Dartigalongue.
Le troisième détail dont je me souviens bien, c’est la place que j’occupai au théâtre, car la personne près de laquelle je me trouvai était la Begum ! Elle était seule apparemment. Je revois son signe d’amabilité à mon arrivée et toute sa silhouette blanche -cette couleur (pensai-je) n’ayant pas été mal choisie pour un opéra de la pureté et de l’élan mystique…
Mais j’avais autre chose à faire qu’à admirer la Begum. Le théâtre, cette scène, cette fosse… L’impossible ou du moins l’incroyable, devenu réalité en 1876 ! Quel musicien n’eût jamais à sa disposition et pour sa seule œuvre pareil établissement ? En cette année 1876, Wagner à 63 ans. Il reçoit ici l’élite artistique et princière de toute l’Europe.
Pour la première fois, le cycle de l’Anneau est représenté, précédé par l’inoubliable création de la Neuvième… Quel homme (me disais-je) eût jamais telle gloire ? il est vrai, après combien de luttes et de souffrances. Et je songeais encore que, si égoïste, si indifférent qu’il ait été, il avait dû quand même en cet instant souffrir de l’attitude de Liszt et du silence réprobateur de l’ami de toujours : Nietzsche, pour ne pas la nommer, qui voyait, en cette pompe tapageuse et vulgaire, un amoindrissement de l’esprit ; en cette cohue richissime, l’inverse du style noble et pur d’une chorégie populaire ; en cette gloire officielle et bourgeoise, l’équivalent de celle dont avaient joui un Rossini ou un Meyerbeer …
Mais le Prélude sonnait, et déjà je m’immergeais dans l’atmosphère d’une aube illimitée.
Avec le premier acte, je redescendais soudain, entre ciel et terre, dans l’univers de ces chevaliers aux lenteurs hiératiques, vivant en une lumière tamisée et puisant dans la contemplation du Graal (le sang rayonnant du Christ) et dans la conservation de la Lance qui a percé le flanc du Crucifié, les forces vives assurant leur cohésion et leur action missionnaire dans le monde. Mais voilà que le rite ne fonctionne plus. A cause de celui-là même qui en est l’ordonnateur. Il a, à un moment, succombé aux charmes de la femme fatale (Kundry) et, ce faisant, s’est laissé déposséder de la Lance Sacrée par l’Adversaire (Klingser). Lequel, la retournant contre lui, Amfortas, lui inflige la même blessure qu’au Christ -blessure dont les souffrances l’empêchent de procéder au rite, dès qu’il tente de le faire. S’en suit une déliquescence générale : celle des chevaliers et du monde dépendant d’eux. Oui : l’efficacité du rite de contemplation (le sang devenu noir ne rayonnant plus) et de communion, est compromis ; le cœur du monde ne bat plus. D’où une atmosphère musicale délétère et la chaude nostalgie du salut à retrouver. Gurnemanz et ses chevaliers -dont Amfortas- attendent un rédempteur. Il vient. C’est Parsifal. Mais, pour l’instant, il est maladroit par trop de jeunesse : il tue le beau cygne du lieu et il ne comprend pas ce qu’il voit : le rite impossible, les plaintes subséquentes d’Amfortas…
Le rideau à peine retombé, je me précipite dehors, oubliant complètement la Bégum. J’avais à chercher celui que je désirais de toute mon âme rencontrer et que je n’avais pas aperçu jusque-là. Soudain, il était devant moi, en compagnie de sa femme. Sa grande taille, la minceur de sa silhouette, la vastitude de son front et de son crâne dégarni, ses longs cheveux de poète retombant sur ses épaules -enfin, ses yeux d’aveugles inutiles et mystérieux, le reste de la face rattrapant par sa mobilité souriante la fixité tragique du regard… La femme, qui le conduisait au milieu de la foule festivalière, s’écria tout à coup :
- Léon, voilà Junca !
- Mais quel bon miracle vous amène ?
- J’ai dû tout raconter : il était épaté que j’ai pu, au dernier moment, avoir une place. Nous avisâmes un banc, mais à peine étions nous assis que sa femme, comme elle avait l’habitude de faire quand il était en présence d’un hôte, s’éclipsa, non sans me donner les consignes qu’on devine.
- Vous voyez, Junca, me dit-il, comme Wagner, dans cet acte, passe du panthéisme au christianisme… Il n’est certes pas question de contester que le salut libérateur vienne du Christ, du dieu d’amour, à la fois messie et hostie. Il est cependant capital de remarquer qu’il est présent, non point sous les formes familières de l’iconographie, mais par son sang, autant dire son cœur, qui s’embrase d’une rouge clarté, absorbe le soleil extérieur et rayonne comme un foyer vital.
- Mais alors, fis-je, cela rappelle des modes de pensée très anciens ?
- Exactement. On pense à ce cœur du monde que la gnose antique vénérait et célébrait.
- Ça n’est pas très orthodoxe ?
- Il est bien évident, mon cher, que les mystères chrétiens ont fourni à Wagner la substance d’une méditation très personnelle. Le christianisme de Wagner découle de la Cène plus que du Calvaire. Il n’évoque clairement ni le Dieu personnel qui envoie son Fils sur terre, ni le grand Crucifié. La source est dans la parole qui prescrit de s’unir au Sauveur, en mangeant sa chair et en buvant son sang.
- C’est donc une doctrine plutôt ésotérique ?
- Exactement. C’est une sorte de nœud de la mystique et de la vie. Un panthéisme spiritualisé et une religion de salut à la forme chrétienne.
D’Amfortas, vous avez entendu les plaintes émouvantes, continua-t-il ; oubliant les plaintes émouvantes, continua-t-il ; oubliant Dieu dans les bras de Vénus, il est retombé du côté du panthéisme orgiaque, redescendu vers l’enfer du corps. Il s’est, ce faisant, laissé voler la Sainte-Lance. Et celle-ci, retournée par Klingsor contre lui, l’a blessé au flanc. Le voilà plongé dans une langueur impuissante, tandis que coule le sang noir qui entretient sa misère et l’empêche de procéder au rite -ce qui occasionne la désolation du monde et des hommes (perturbations climatiques, maladies…). Notez bien ici un exemple frappant d’analogie par inversion. Amfortas, blessé au flanc par la Lance Sacrée, ressemble étrangement au Christ saignant sur la Croix. Mais c’est là une parodie ou, si vous voulez, une antithèse -puisque le sang versé procède de l’amour de soi et non plus de l’amour pour les hommes. Ainsi le sang s’est-il coloré d’une noirceur qui est celle de la pestilence. Il répand, en s’écoulant, la pestilence sur le monde. C’est dire qu’ici le thème de la rédemption s’adultère et qu’il s’opère une réactualisation de la chute et du péché.
Emery avait croisé les mains. Sans yeux sans vie qu’aucun sang ne régénérait, fixaient en vain un lointain énigmatique, sur le fond du bavardage tout proche de spectateurs déambulant devant nous -qu’il ne voyait pas mais dont certains, tout souriants, s’arrêtaient pour tenter de capter un peu de son discours. Hélas la barrière de la langue était là ! L’odeur des massifs fleuris, de chaque côté du banc, nous envahissait -comme pour lui rappeler que votre monde sentait malgré tout encore bon…
Alors lui de poursuivre :
- Mais si, sous l’apparence du malheur généralisé, nous ressentons le fond des choses, nous sommes loin de céder à l’épouvante. Nous sentons, comme le poète, que l’ordre est au fond, que l’espérance subsiste malgré l’épreuve. Conformation nous en est donnée par deux traits. D’abord, par la tonalité mystique de l’acte, d’où émerge le déchirant repentir du coupable. Ensuite, par la personnalité de la nouvelle Vénus, pour l’apparition de cette Kundry, qui a été condamnée à vivre éternellement dans la division pour avoir craché au visage du Christ le jour de la Passion. Et qui donc, comme vu l’avez vu, apporte, sous sa forme pitoyable, des baumes à Gurnemanz pour alléger les souffrances d’Amfortas, alors qu’elle a, sous sa forme adorable, tenté le même au Jardin Enchanté de Klingsor…
- C’est là, dis-je, une invention incroyable de Wagner.
- Vous avez parfaitement raison. Parsifal fait penser à Lohengrin, pour d’évidentes raisons. Mais il est plus significatif de chercher des antécédents dans le douloureux destin de Tannhäuser. Le problème ici revenant à choisir entre Vénus et Elisabeth, entre la sensualité païenne et l’amour virginal. Certes, les chevaliers du Graal ne sont pas condamnés à la chasteté. A preuve : l’autorité s’y transmet de père en fils. Mais ils sont soumis à la loi d’un ascétisme sage et digne, au rejet des voluptés lascives.
Aussi, il n’y a rien de plus émouvant que cette Kundry. Il était beau, il était éloquent d’opposer Elizabeth à la déesse de l’amour pervers, mais quel enrichissement de la pensée, quel approfondissement de l’émotion, quand les deux personnages ne font plus qu’un -qui tremble et défaillit sous deux étreintes rivales ! Chez Klingsor, Kundry est la magicienne, la sorcière, la fille d’Isis, de Lilith et d’Astarté. Dans notre acte, elle est, sous son écrasante fatigue et ses hurlements, la proie d’un désir d’immolation et n’aspire plus qu’à servir, telle une Madeleine sauvage.
J’étais frappé par cette analyse passionnée et je voyais déjà très bien quel serait son livre. Il se tourna vers moi, dont il ne connaissait l’aspect physique qu’au travers de ce que sa femme lui en avait dit, et il me toucha. Je ressentis comme un fluide rayonnant qui m’inonda.
Déjà les promeneurs se raréfiaient, l’entracte allait bientôt finir. Il me toucha encore, puis il ajouta :
- Et nous n’avons rien dit de ce singulier passant, qui nous paraît venir au nom du Seigneur. Mais réservons-nous pour le prochain entracte.
Là-dessus Madame Emery revint. Elle apportait les impressions de personnes descendues au même hôtel qu’eux.

La Bégum m’accueillit avec un sourire charmant. Il me sembla trouver encore plus blanche sa tenue. Elle l’avait choisie, me disais-je, en toute conscience. Mais alors il me vint cette idée saugrenue que la baleine de Moby Dick est blanche aussi et qu’elle communique au lecteur un frisson délétère. J’étais dans ces pensées sur la symbolique ambivalente du blanc, quand l’acte II commença.
Nous étions d’emblée avec lui dans le domaine de l’Adversaire, dans l’Anti-Graal. C’était-là, songeais-je, une autre forme de la guerre froide que nous vivions alors dans notre monde. Chez les chevaliers, on entretient la vie comme il sied, sans la profaner. Klingsor, lui, ne pouvant accéder à la chasteté par manque de volonté, a préféré se mutiler. Il est devenu, ce faisant, l’eunuque envieux, jaloux, féroce comme Nemrod. Mais, nanti par cet attentat contre lui-même de pouvoirs démesurés et d’une ambition exaspérée, il peut diriger ses flèches empoisonnées contre les chevaliers. Magicien des ténèbres, il a paré de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel son Jardin Enchanté, où il règne avec la forme aimable de Kundry et où il a fait chuter Amfortas et lui a dérobé la Sainte Lance, tout en le blessant. Maintenant, au sommet de sa tour et au milieu de ses instruments de magie, il attend ce passant, ce jeune Parsifal qui n’a rien compris aux déboires du Graal et qui ne peut que déboucher sur son domaine. Le jouvenceau est là. Il est d’abord assailli par les chevaliers passés à l’adversaire. Mais il leur confisque une épée qui lui permet de tous les disperser. La tour et ses sortilèges s’écroulent et, à la place de tout cet arsenal disqualifié, surgit une autre féerie de résistance : le Jardin Enchanté des Filles-Fleurs. A l’instar des chevaliers, elles l’assaillent en vain. Nous sommes loin des tentations de Saint Antoine qui inspirent Flaubert à la même époque ! D’emblée, le jeune homme accède à cette sagesse qui déjoue toute sexualité. Désormais, la force physique et spirituelle lui appartiennent. On est dans une sorte d’instantanéité de pouvoirs. Ce que voyant, Klingsor lui oppose la résistance la plus redoutable : après les ramages et les tourbillons ensorceleurs des houris, voici Kundry, la forme adorable de la pécheresse -qui a narré (au premier acte) sa tragique histoire de femme condamnée à vivre éternellement (sauf à être touchée à un moment par une grâce providentielle) tour à tour dans le stupre et la commisération, dans les ruses de la séduction et les élans de la dévotion. Alors elle a, pour séduire le héros, cette idée géniale : l’apitoyer en lui annonçant la mort de sa mère et le priant, en échange, de lui donner ce baiser qu’il aurait donné à la mourante Et, dans ce moment inouï de séduction, où se mêlent la tendresse vaguement maternelle et la violence de la passion, je percevais, à l’orchestre, ce que j’avais déjà entendu chez mon ami Robert Orange : cette terrible agitation équivoque et complexe, ces rythmes scandés par les soubresauts de la luxure et désir de renoncement -expression de la musique plus que les vers pouvait donner de cette femme cruelle. Oui : pressentant vaguement que cet homme est seul coupable de lui apporter le salut, elle ne peut pourtant s’empêcher de lui donner un baiser passionné. Parsifal, qui a deviné la ruse, la repousse. Sur quoi, courroucée, elle appelle Klingsor à l’aide. Deux fois vaincu, celui-ci va assister à sa troisième défaite. Il ne lui reste en effet qu’à user d’un dernier stratagème : utiliser la Lance Sacrée. Et il la jette en direction de Parsifal. Mais cette dernière s’immobilise en l’air, à un signe de croix fait par le héros -qui la saisit, tandis que s’effondre dans le néant le royaume enchanté de Klingsor, laissant la place à un désir aride.
La Bégum, transportée, souriante, fit un petit signe de la main à mon intention. Ivres de musique, nous nous dirigeâmes chacun de notre côté. Nos univers étaient trop différents pour qu’il y eut le moindre échange.
Je retrouvai, sur le banc prévu, Emery et sa femme. Il y avait avec eux une dame qui prit par le bras Madame Emery et elles allèrent se promener. Mes amis, on l’a compris, n’étaient pas de ceux qui boivent ou se restaurent pendant les entractes. Leur vie frugale, la cécité de mon maître, leur interdisaient toute mondanité. Ils n’étaient pas non plus de ceux qui mangent en public des sandwichs. Aussi, soumis au jeûne, je m’assis, héroïque, aux côtés d’Emery.
- Oui, me dit-il, nous en étions à ce passant, dont nous avons dit finalement peu de choses -sinon qu’il nous paraît être venu au nom du Seigneur. Sa biographie montre assez, en effet, que c’est un autre Siegfried. Cet orphelin, né dans les bois, aurait pu être comme lui un rude chasseur ou un conquérant. Mais les temps sont changés. Aussi la vocation opère-t-elle en lui. D’autant qu’elle y rencontre une simplesse d’enfant docile, tout comme en l’Innocent de Dostoïevski. Dès qu’on rencontre de telles dispositions dans un corps massif, la sagesse populaire a tendance à voir là quelque puérilité, voire quelque stupidité -mais qui a au moins le mérite d’échapper à toute malignité, à tout grain de méchanceté. On exagère à peine en disant que c’est là le fait d’une nature soustraite au péché originel ou réinstallée dans une sorte d’état virginal.
- Je vois, fis-je, comme si cette pièce venait à point pour bien éclairer le personnage.
- Mais c’est là le socle, répartit-il. Le socle sur quoi va s’échafauder tout le reste. Le reste, c’est toute une initiation. Car encore faut-il que Parsifal s’éveille et s’oriente pour devenir tout ce qu’il est.
Je croyais voir de plus en plus clair dans le personnage et j’aurais pu anticiper presque les réflexions suivantes.
Il poursuivit :
- La première étape de son initiation est la découverte de la pitié, devant le cygne du lac, qu’innocemment cruel, il a tué chez les chevaliers. Le bris de l’arc meurtrier est le symbole de cette découverte de la pitié. Où l’on peut voir, sans nul doute, l’amour des animaux qu’on sait, chez Wagner -sans qu’il soit nécessaire d’alléguer ici une quelconque influence de la morale bouddhique. Le mieux encore, ajouta-t-il, c’est pour illustrer le passage, de se référer à Rousseau. Celui-ci, pour faire accéder Emile, image de l’homme naturel, au monde des sentiments, ne voit de transition que dans la pitié. Et, chez Parsifal, elle le conduit au savoir (seconde étape de son initiation). Elle le conduit à recevoir des révélations plus hautes, qui vont lui être administrées par l’assemblée des chevaliers et les plaintes d’Amfortas blessé.
Je me rappelle ici que Léon Emery fit alors, sur le thème du sang, un ensemble de remarques qui m’exaltèrent. Craignant de ne pas rendre exactement sa pensée, je préfère, touchant ce sujet, citer intégralement le passage de son livre sur Wagner -dont je compris, quoi qu’il m’ait dit dans sa lettre, qu’il l’avait en partie sinon presque en totalité écrit, quand je le rencontrai à Bayreuth.
Du sang de l’oiseau à celui du roi blessé, puis à celui qui emplit le Graal, s’exhalent pour ainsi dire des vapeurs qui sont des lumières ; hébété, chancelant d’une sainte ivresse, Parsifal est bien incapable de dire ce qui se passe en lui ; mais la pitié, exaltée en pur amour, le jette déjà sur la route qui conduit au palais de Klingsor et à la lance qu’il doit reprendre.
L’acte II, poursuit-il après avoir dessiné cette route du sang, est le fruit de cette initiation : c’est à dire la force physique dont le héros est maintenant sûr, la force morale dont il est capable, la foi au miracle dans la récupération spectaculaire de la Lance Sacrée. Car il n’y a que les miracles auxquels l’on croit qui réussissent ;
Avec cet acte, la raison et le sentiment se trouvent satisfaits. Le Maudit est anéanti, La Lance récupérée… L’ordre est par-là retrouvé et le monde va en profiter. Le librettiste, le compositeur pourraient à la limite trouver leur tâche terminée. Mais il manquerait le plus beau, le plus sublime de l’œuvre. Car l’essentiel, étant donné que nous sommes moins en présence d’un drame que d’un mystère, est dans l’expression lyrique et non pas dans l’action. Aussi tout l’acte III, comme vous le verrez, ne sera plus qu’une immense et merveilleuse cantate.
Nous parlâmes encore un moment. Madame Emery, accompagnée de la dame, revint. Cette dernière, une femme charmante et distinguée, dit qu’elle aurait bien aimé, au lieu de se promener (et ici elle esquissa un sourire) entendre le maître s’exprimer.
Quelqu’un de très empressé et sans doute très officiel s’occupait maintenant de la Bégum, déjà installée, comme j’entrais. La distance entre nous était donc redevenue infinie. Et j’en fus très heureux, car j’en étais à le demander, en regagnant ma place, comment à présent me comporter. Le problème était réglé. Et je me retrouvai sur mon siège, l’esprit libre, attendant que le rideau se levât sur l’enceinte de Montsalvat
L’artifice théâtral consistait ici à faire en sorte que la pleine victoire du héros se trouvât différée. C’est qu’il faisait partie du destin de l’élu de s’accomplir, avant, en des pèlerinages et des courses de chevalier errant. La musique qui rend le climat de ces errances, dès le moment où je l’entendis chez Robert Orange, m’emplit d’une émotion et d’un trouble qui ont marqué indélébile ment ma sensibilité ; jeté dans une jouissance pleine de morbidité, que n’ont jamais pu entamer les réflexions de Nietzsche proposant à la place, pour notre santé morale, la musique vive et le rythme de Carmen. Dès ce moment, chez Orange, j’avais senti avec force, quoi qu’on puit lire par ailleurs de Wagner, que je serais toujours délibérément wagnérien. Et voilà qu’en ce commencement d’acte III à Bayreuth, le charme, l’envoûtement opéraient à nouveau sur moi avec une force accrue…
Mais il faisait aussi partie du destin de Montsalvat de traverser un long vide et de vivre en une attente douloureuse : Priez, priez, car le salut qu’on peut croire si lointain est peut-être proche.
Toutefois, le temps, au cœur de cette espérance, a fait son œuvre. Gurnemanz est devenu vieil ermite vivant dans la solitude et les gémissements, sous le couvert du bois près du château, tandis que Kundry poursuit sa vie de pécheresse, dans la pénitence d’humbles besognes. En fait, Gurnemanz, qui l’a trouvée, il y a peu à ses côtés, plongée dans un sommeil magique, l’a réveillée et prise à son service. Le temps a aussi passé sur les chevaliers et Amfortas -d’autant que le rituel en panne ne les a pas aidés à conserver leur vitalité. Titurel, le père d’Amfortas, est à l’agonie…
Mais, au moment où nous sommes, c’est le Vendredi Saint quand soudain Parsifal émerge des horizons légendaires et vint d’asseoir près de la source du lieu. Gurnemanz reconnaît avec enthousiasme le candide, portant cette fois la Lance Sacrée. Kundry s’agenouille devant lui et lui lave les pieds, tandis que Gurnemanz lui baigne les cheveux ; ainsi entrera-t-il, propre et pur, dans le temple. Cependant, on entend le planement des voix extasiées : que soutient et enveloppe l’hymne éthéré de la transfiguration. C’est l’Enchantement du Vendredi Saint. L’éclosion magique d’un printemps paradisiaque où la terre n’est plus qu’un étincellement fleuri, un tapis de roses au parfum luxuriant et impalpable.
C’est alors que Parsifal, soudain prêtre, se lève et baptise Kundry. Puis tous trois entrent dans le saint des saints de la forteresse, portés par le flot continu ténu d’harmonies suaves.
Le tableau final reprend, en des proportions plus réduites, le tableau religieux du premier acte. Voici donc de nouveau : la salle des agapes, la haute coupole, les cortèges et les chœurs… En cette atmosphère confiante et pieuse, s’élèvent alors les sanglots d’Amfortas, plus amers que jamais. Les chevaliers se sont en effet rassemblés pour célébrer la mort de Titurel et demander à Amfortas de reprendre le rite à cette occasion. Mais celui-ci refuse, suppliant qu’on l’achève…
Alors paraît Parsifal, portant la Lance, qui est maintenant son sceptre. Il en touche la plaie d’Amfortas, qui aussitôt guérit. Tous les chevaliers acclament Parsifal, qui s’agenouille, absorbé dans la prière. Au même moment, une lumière resplendit : le Graal s’embrase, rayonne et, de la coupole, une colombe descend sur la tête de Parsifal, réinstaurant la verticalité du sacré -tandis que Kundry, pâmée, est enfin délivrée de la vie, dans la majesté des cloches.
Le rideau tombé, j’attendais sur mon siège, aussi pâmé que Kundry, cerné par le recueillement de la salle, vu l’interdiction à Bayreuth d’applaudir Parsifal, qui est une célébration religieuse à sa manière. Mais je ne puis éviter de me retourner vers la Bégum. La civilité l’imposait. Elle sentit mon regard, devant éprouver des choses un peu similaires aux miennes, se tourna vers moi et me fit un petit signe de la main avec un large sourire -cependant que son mentor était apparu. J’étais soulagé.
La soirée était douce. Je retrouvai Léon Emery et sa femme sur le banc. Pour la dernière fois, car il m’avait été impossible d’avoir une place pour un autre spectacle…
Emery fit l’éloge du chef, de l’orchestre, des voix -ne pouvant juger de la mise en scène qu’au travers des appréciations de sa femme. L’esplanade se vidait et la voix du maître était insolite dans le silence ambiant.
-Oui, dit-il, l’interprétation est superbe, car elle n’a pas été tirée vers l’extérieur, elle a conservé à l’œuvre toute son intériorité. Vous avez vu comme l’effet de symétrie est poussé aussi loin que possible par Wagner. L’action dramatique de l’acte II est soulevée par deux ailes, puissantes et légères comme celle d’un séraphin. Mais c’est l’Enchantement du Vendredi-Saint sur quoi il est intéressant de s’arrêter. Il correspond, dans Parsifal, à l’interlude symphonique qui, dans la Messe solennelle de Beethoven, marque l’élévation. On est dans l’ineffable avec cette musique. Par contre, sa signification religieuse justifie quelques réflexions. Et d’abord, par le choix du jour auquel elle se réfère.
Je ne m’étais pas, à dire vrai, posé la question et, en ayant un peu honte, je le lui dis. Il eut un mouvement d’épaule bienveillant et esquissa son large sourire bouddhique. Je lui avouais avoir été surtout porté, immergé, par la musique. A quoi il répondit que c’était là la meilleure préparation pour se pénétrer plus à fond de l’œuvre par la suite ; le choc émotionnel, l’enthousiasme de la découverte précédant toujours une étude attentive. J’alléguai que j’avais pourtant déjà entendu Parsifal chez mon ami Orange. Mais il ne parut pas pour autant inquiet par cela.
Sans doute, continua-t-il, du point de vue le plus orthodoxe, le Vendredi Saint ne saurait être considéré comme un temps d’affliction privé de lumière : la mort du Sauveur est aussi quelque part un triomphe. Bach l’a très bien compris, lui qui, dans l’air fameux de la Passion selon Saint-Jean : Tout est consommé, ne craint pas d’insérer une phrase glorieuse entre les périodes de la déploration. Cependant, on peut demeurer surpris de voir, ici, la commémoration du supplice illustrée par cette éclosion de joie printanière. Est-ce ainsi qu’on peut célébrer un dieu crucifié ? Pour Wagner, cela ne semble pas faire le problème. Mais alors il ne faut pas voir, derrière cette manifestation de vie intempestive, la tragique vision du Calvaire. Mais plutôt, (fruit d’influences tirées des perspectives indéfinies de la mémoire collective), l’image du dieu Adonis syrien, dont le sang fait du sol un tapis de roses ; ou celle de tous ces génies de la végétation qui meurent pour renaître. Ainsi, comme vous le voyez, le thème du Graal est le signe par excellence des interférences entre paganisme et christianisme. On comprend qu’on lui ait associé le thème de la rose. Venu de la tradition rosicrucienne, son symbolisme très clair inclut à l’idée de fleur royale, celle de la connaissance totale de la science hermétique. Dans le livre qui paraîtra quelques mois plus tard après cette visite à Bayreuth, il écrit à ce sujet ceci : Entourer la croix d’une guirlande de roses, ainsi qu’il en est sur la porte du temple vers lequel nous conduit Goethe en son poème des Mystères, c’est vouloir la conciliation entre la religion du Sauveur et les traditions secrètes de la gnose, de la Cabale et de la magie.
Je dois dire qu’avec le temps je ne fais plus bien le départ ici entre ce que j’ai vraiment entendu alors et ce que j’ai lu par la suite. D’autant que, connaissant sa puissante mémoire organisatrice et sa façon de travailler due à sa cécité, je crois pouvoir avancer que ses livres étaient quasi écrits dans sa tête, comme Mozart ses partitions. Touchant Mozart, d’ailleurs, il dit ceci : Mozart intégrait à son fervent catholicisme les enseignements de la franc-maçonnerie. (Je devais des années plus tard, Emery mort, travailler ardemment ce sujet) – alors que Wagner, lui, intégrait à son catholicisme plus flottant, plus fluide, plus complexe, sans doute les enseignements des Rose Croix, mais encore toutes sortes de courants issus d’une imagerie puisée dans les poèmes du Moyen-Age. Ainsi Wagner, ce « poète-image » selon lui (c’est le sous-titre de son livre) verrait dans la défaite de Klingsor, plus une absorption qu’un anéantissement.
L’esplanade s’était vidée. Madame Emery pensa qu’il était temps de rentrer. Elle me proposa gentiment, sachant que je repartais le lendemain, de les accompagner, son mari et elle, jusqu’à l’hôtel, où nous prendrions un léger repas.
Le maître (comment autrement l’appeler ?) me fit remarquer en chemin que nous n’avions guère évoqué la musique de Parsifal. Il nota ici la brièveté du livret et, en regard, le fait que toute parole s’efface devant l’expression chorale et symphonique, devant la suggestion de l’indicible et de l’invisible. Toute analyse historique, psychologique, s’arrête devant ce miracle musical, voire s’égare. Ce qui prévaut, en effet, c’est cette apparence d’un tout homogène, d’une continuité parfaite, d’une unité fluide pareille à celle d’une nébuleuse qui serait en même temps un univers solide. Le recours aux spécialistes est certes utile, il nous apprend, par exemple, que le prélude est bâti sur trois thèmes : la Cène, la Foi, La Rédemption. Mais il importe autant, si ce n’est plus, de s’immerger dans l’atmosphère opaline de l’œuvre, de se laisser porter par son rythme processionnel. Et Emery de faire une comparaison : la Marche des prêtres de la Flûte enchantée. Mozart, avec elle, nous introduit, noblement, pieusement, sur le parvis du temple, sans rompre pour autant la joie des couleurs et des formes. Wagner, lui, qui nous a déjà dissous dans l’abîme avec Tristan, nous plonge, ici, dans un flux où nous montons avec lenteur dans une aube illimitée. Oui : les feux du soleil, les luttes humaines : les cris, les pleurs, les gémissements, n’ont rien perdu de leur réalité, mais vont s’élargissant en vibrations assourdies, lointaines et proches, qui sont la musique du rêve, l’harmonie des sphères, la clarté de la contemplation. Et, ce qui est sans exemple pour lui, c’est qu’aucun autre artiste n’a pu soutenir pendant des heures ces effets d’envoûtement, voire d’enchantement -dont les symbolistes, à commencer par Baudelaire, disaient qu’ils étaient liés à la brièveté de l’œuvre ou même à l’instantanéité de l’image.
Le repas des Emery était à l’image du couple : un peu austère, presque insubstantiel ; et il n’était pas question que mon appétit de Gascon demandât autre chose que ce qu’ils consommaient.
Comme le repas s’achevait et que nous avions depuis un certain temps, cessé de parler de Parsifal, je m’excusais de revenir sur le sujet, disant souhaiter lui poser une dernière question. Avec ce don de soi qui le caractérisait dès qu’il s’agissait d’aider quelqu’un à se réaliser (et toujours avec ce sourire qui précédait tous ses échanges), il dit voir là que Wagner serait peut-être une de mes priorités d’écrivain. A cette époque, je ne l’imaginais pas. Je ne voyais d’ailleurs pas comment ni en quelle occasion je pouvais venir travailler sur ce compositeur. De plus, je n’étais pas fait pour cela : je connaissais trop peu la musique et n’avais pas la moindre familiarité avec un instrument quel qu’il fût. Il y avait encore que mon vieil ami Ferré, qui connaissait bien la musique, lui, et avait une pratique suivie de l’alto, disait toujours se méfier des gens qui parle d’elle sans la connaître. A quoi Léon Emery répliquait, je le savais, que Ferré avait tort. La musique n’était pas réservée aux spécialistes. Rendre un son, goûter l’émotion qui s’en dégage, étaient pour Emery choses différentes. On pouvait trouver l’un sans l’autre. A preuve, tous ces nombreux orphéonistes de village qui seraient bien loin de pouvoir s’intéresser aux quatuors de Beethoven !
Mais le moment n’était pas de revenir sur ce genre de problème. Je voulais savoir, avant de partir, ce qu’il pensait des attaques de Nietzsche contre Wagner et son théâtre de Bayreuth -même si j’imaginais quelque peu sa réponse.
- Nietzsche, dit-il, était bien en droit de considérer ce retour au christianisme comme une trahison et une faillite. Mais ce retour est, selon moi, le signe même qui m’interdit de souscrire à ses condamnations passionnées. La question était aussi de savoir, pour Nietzsche, si ce théâtre n’allait pas devenir l’égal de n’importe quel théâtre opulent -à cela près qu’il se cantonnait à un répertoire très limité ; si Wagner n’allait pas se complaire en la richesse et se contenter d’être l’impresario de son capital artistique. Alors, oui, il aurait été ce jongleur de la forme et des simulacres, ce sorcier habile à simuler ce qu’il ne ressentait pas. Mais voilà ce que je m’interdis de croire, ce qu’il ne m’est pas interdit en tout cas de contester. Car je vois, sans nulle défaillance, persister de son vivant cette volonté de faire de l’édifice un sanctuaire et des cycles de représentation un événement spirituel. On dirait même qu’installé sur la colline, son théâtre s’est encore éloigné des modèles trop connus et trop décriés, qu’il s’est enraciné un peu plus dans sa vocation religieuse, conforté dans son droit préférentiel à célébrer des mystères.
On a compris que je n’avais nulle envie de soulever ici l’épineux problème de Wagner et du nazisme.

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