lundi 10 septembre 2012

1958
Installation

La maison que j’habitais maintenant était admirable. Le quartier peut-être pas ! Mais la maison surplombait tout son environnement dans l’angle d’une rue, cernée par deux grands jardins emmurés avec de grands portails grillés à écussons.
L’un de ces jardins, très ombragé (celui par où on accédait à l’immense porte d’entrée à deux ventaux) était occupé, dans l’angle, par un salon d’été couvert et circulaire en belle pierre. Le reste était à l’avenant : caves et greniers gigantesques, dépendances dans le jardin non ombragé à usages domestiques (buanderies, séchoir, bûcher etc.), pièces en nombre incalculable, toutes avec balcons ouvragés.
L’ensemble était ici de style rétro italien des années 1900, avec ses rocailles, sa fontaine alambiquée plaquée sur un mur du jardin utilitaire, ses motifs contournés sur les façades, au-dessus des portes et entre les fenêtres, enfin ses grands vitraux des baies du premier, dont j’avoue que je n’ai jamais bien pris le temps d’étudier les motifs enchevêtrés.
Les pièces du bas, fermées, correspondaient à des salons de réception dont les plafonds, dans le style de Fontainebleau, étaient peints de mythologies coloriées, aux teintes un peu passées. Quant aux deux étages, ils étaient occupés par les personnes ayant recueilli (c’est presque le mot) votre serviteur…
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Ma vieille loueuse de chambre était morte en décembre 1957. J’étais déjà chez elle avant mon service militaire. Et, maintenant, sa maison passait à ses héritiers. Je me retrouvai pour ainsi dire dans la rue, avec tous mes livres, mon vieux rouet et mes quelques photographies de grands maîtres, qui m’avaient déjà accompagné dans deux chambres. Il fallait qu’au plus vite je décampe. Les nouveaux propriétaires étaient déjà là. Heureusement, ils me laissèrent souffler un jour ou deux, eu égard à l’attachement que j’avais porté (et que m’avait porté) la morte.
J’avais passé une annonce dans le journal Paris-Normandie, avant la célébration des obsèques. J’y avais synthétisé tout ce que j’attendais, pour éliminer certaines réponses. Le soir même de la parution de l’annonce, passant sans conviction au journal, j’avais déjà une proposition.
Une adresse Rue Gauche ! Elle me concernait, étant donné que mon lieu de travail en était tout proche. Il ne me restait plus qu’à voir. Quand j’aperçus la maison, son importance, je crus m’être trompé de numéro. Mais non, c’était le bon. J’étais interloqué. J’avais à peine sonné qu’on ouvrit.
Une dame d’un certain âge (mais pas très avancé) était devant moi : grande, droite, vêtue de blanc (le blanc décidément, avait quelque chose à voir avec moi, car il y aurait, l’été suivant, celui de la toilette de la Bégum, assise à mes côtés à Bayreuth.
Ses cheveux poivre et sel très tirés, étaient réunis au sommet de sa tête sous une large tresse trop parfaite pour être naturelle, surmontée (même à ce moment où elle recevait chez elle) d’une voilette en dentelle fixée à la tresse par deux épingles noires très visibles.
Le visage était altier ; les yeux avaient sans doute perdu de leur éclat ; le nez était un peu fort ; les lèvres, très minces, servaient de liseré à un perpétuel sourire ; le menton, quelque peu détendu, était retenu par le col très serré de la blouse, où se détachait une broche ronde en argent dont le dessin évident représentait La Vierge à l’enfant de Raphaël.
Telle était cette femme que j’avais alors devant moi, dont je ne savais pas encore qu’elle accompagnerait une grande partie de ma vie et que je la verrais s’éteindre… Alors, elle, après un accueil du meilleur style, et quand je me fus présenté :
- Vous arrivez très bien ; on mange à sept heures et demie. Vous savez : votre annonce m’a beaucoup plu.
Son nom, je le connaissais : le journal me l’avait donné en même temps que son adresse : Madame Marguerite Suttin. Mais pour l’annonce, je pensais avoir rédigé un texte simplement clair, mais pas avec cette capacité de plaire…
Quelque temps après, je me retrouvai attablé avec elle et son mari très âgé qu’elle m’avait présenté comme un vieux colonial. D’où la panoplie de flèches, de tambours, de calebasses, de masques…, étalée sur tous les murs de la pièce, tandis que le plafond était zébré par les ombres inquiétantes qu’y projetait une grande lanterne à verre colorié et dépoli. Nous étions assis sur des chaises empaillées à haut dossier et à grands accoudoirs, autour d’une table luxueusement dressée, où brûlait une petite bougie devant chaque couvert ; et où je découvris, avec satisfaction, que le mien était déjà mis ! Comme je m’en étonnais :
- Oui, me dit-elle, je vous ai senti télépathiquement à travers votre annonce et je vous attendais.
Et, sans qu’il fût jamais question d’argent (car moi je n’osai pas y venir), j’étais installé dès le lendemain dans une chambre, attenante à un grand salon, avec mes livres, mon rouet et mes photos. Et, le jour suivant, un samedi, jour des obsèques de mon ancienne logeuse, je couchai pour la première fois dans mon nouveau domaine.
Le matin, vers neuf heures, on frappa. C’était Marguerite Suttin qui m’apportait, sur un plateau, le petit déjeuner. Elle déposa le plateau devant moi sur le lit, puis ouvrit les tentures de la fenêtre. Je me rappelle qu’il faisait exceptionnellement beau ce matin-là. Par contre, je ne me rappelle pas si elle me demanda l’autorisation de s’asseoir sur le bord de mon lit, mais elle s’y assit. Et elle fit alors ce qu’elle avait décidé de faire : me raconter la longue et douloureuse histoire de son fils Guy, décédé tragiquement. Sur quoi je réalisai la raison du motif de la broche.
- Il était entré, me dit-elle, chez les Carmes déchaussés. A titre de novice et sans revêtir l’habit. Mais on ne voulut pas le garder et il en était meurtri. Désormais, coupé de l’ordre, mais non pas de la Vierge, dont il avait surtout le culte, il disait que le Christ s’effaçait pour lui, qu’il le laissait accéder à sa mère sans jalousie. Il poursuivait donc sa quête tout seul, à sa manière.
C’est cela, selon moi, qui a fini par le rendre malade : cette solitude, ce manque d’appuis… Bref, il était maintenant tenu d’aller faire des séjours en maison de santé. (Je comprenais qu’il s’agissait du même endroit où était allé le pauvre Artaud, revenu d’Islande : à l’hôpital Quatre-mares). Mais il n’était jamais aussi bien, malgré les soins, que lorsqu’il partait, tout seul, deux trois jours de suite à la campagne. Il marchait, marchait ; il s’arrêtait la nuit sous les appentis des fermes ou dans des fenils, se nourrissait de ce que je lui donnais au départ ; et je le voyais revenir, plein de paille, mais heureux, pacifié. Certes, je craignais chaque départ, mais je préférais cela à la maison de santé ou aux médicaments.
Alors une fois, soupira-t-elle, qu’il était parti comme d’habitude, je n’étais ni plus ni moins inquiète que d’habitude, nous apprîmes par la presse qu’un Allemand dangereux, incarcéré à la prison de Rouen, s’était évadé et qu’il rôdait dans la région de Quevillon. Or Guy aimait marcher dans ce coin, il y connaissait des fermiers. Notre inquiétude, à mon mari et à moi, n’est pas pour autant majorée. Nous ne voyions pas le risque que Guy pouvait courir à croiser cet Allemand, si même il venait à le croiser !
Mais, le lendemain, nous voilà très alarmés. On avait donné le signalement du détenu et on conseillait à tous ceux qui le rencontreraient d’aviser leurs mairies. Les chasseurs, dans certaines communes, ont même été invités à se tenir sur leur garde et à aider aux recherches, le cas échéant, dans un but de sécurité publique. On avait même promis des récompenses. Il ne faudrait pas qu’il ait un malentendu ! nous dit alors notre fille. Et, mon mari, elle et moi, nous décidons à lancer les recherches.
Le lendemain, au petit matin, notre fille nous téléphone le contenu d’un article de Paris-Normandie. Il y avait que les chasseurs de Quevillon, mis particulièrement en alerte, avaient organisés une sortie et, voyant un homme marcher tout seul et de manière pressée non loin de la ferme des Criqueville, fait des sommations, sans pour autant oser avancer. Une fois, deux fois, trois fois… Qu’à la troisième l’homme avait continué à marcher, indifférent à tout cela. Qu’ils avaient alors tiré à plusieurs (vous comprenez : chacun voulait sa prime !) et que l’homme s’était effondré dans son sang au pied d’un arbre. Que les chasseurs avaient couru vers lui et qu’il ne s’agissait pas de l’Allemand recherché mais d’une personne encore non identifiée…
Vous comprenez, mon cher, qu’à partir de ce moment nous n’avons plus de doute. Ce ne pouvait être que notre Guy ! Oui : une méprise colossale. Bref, un procès au cours duquel les « tueurs » ont eu gain de cause, comme vous l’imaginez bien ; et où, nous, n’avons pas été compris : comment peut-on laisser se promener tout seul, plusieurs jours de suite, un malade ?
Maintenant qu’elle avait parlé, elle était comme vidée d’elle-même. Elle regardait au loin, mais ne voyait rien d’autre que la fenêtre qui ne donnait que sur un mur. Elle me dit qu’il y avait peut-être quelque part un ciel, et, dans ce ciel, un beau paysage où son fils marchait, marchait et marchait encore, avec plaisir.
Puis elle me parla de sa fille, mariée à un gros fabriquant de pantoufles. Mais sa fille avait sa vie elle, et heureusement…
Puis au bout d’un moment :
- Qu’est-ce que vous croyez qu’il y a de l’autre côté, vous ?
J’étais l’homme le moins fait pour lui donner une réponse. Par contre, je lui posais une question, que je trouvai moins encombrante.
-Que pensez-vous de ce désir de votre fils de souhaiter accéder à la Vierge sans être gêné par le Christ ?
Elle était interloquée. Elle me demanda un éclaircissement. Je lui dis que la réponse, cette fois-ci, était peut-être sur sa broche.
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D’emblée, je me suis senti très bien dans cette maison. J’y étais libre. Je mangeais au restaurant, en dehors des jours de cantine scolaire et je recevais à n’importe quelle heure mes amis et mes connaissances dans le grand salon, toujours ouvert à mon intention. Le baron (c’était le nom de l’employé de Marguerite Suttin) faisait régulièrement le ménage et s’occupait de ma chambre. Il n’avait reçu de moi qu’un ordre : celui de ne pas toucher à mes papiers épars sur ma table.
J’avais quand même une obligation, qui n’en était pas une : tous les jours de la semaine, à 17 heures, la classe finie, je me rendais au thé chez les propriétaires, dans le petit salon qui jouxtait la salle à manger. Alors, je rencontrai beaucoup de personnes invitées, auxquelles Marguerite Suttin me présentait avec force éloges, les premières fois. J’y rencontrai entre autres le critique d’art du théâtre Paul Leroy et le fameux peintre rouennais accompagné de sa mère, Tony Fritz Villars, dont l’art se rapprochait de celui de Dubuffet.
Je n’avais que les mercredis de libres, si je puis dire, ce qui m’arrangeait, car j’avais alors mes auditions de disques chez mes amis Orange. C’est que, les mercredis, depuis toujours, Marguerite Suttin était invitée à différents thés ; le calendrier en avait été établi une fois pour toutes.
La durée et la régularité de cette habitude en faisaient la force. La pluie, le vent, la neige, rien n’arrêtait Marguerite. Aucune mauvaise nouvelle, ni aucun inconvénient de santé (à moins qu’il ne fut par trop important) ne la dissuadait de partir. Elle avait ses chapeaux, ses manteaux, ses robes, ses tailleurs, ses chaussures, ses sacs en résille, adaptés pour toutes les saisons. Enfin, comme est en Normandie, ses parapluies. Et, à point nommé, ses chauffeurs de taxi arrivaient…
Aussi est-ce selon moi un peu injuste que Valéry se moque de la marquise des mauvais romanciers, qui sort à cinq heures. Ce n’est pas là quelque chose de si inintéressant qu’on le pense. Tout dépend du contexte. Supposons, en effet, qu’on prévienne anonymement la marquise qu’elle va, si elle sort, être victime d’un voleur ou d’un membre des brigades rouges, et qu’elle sorte quand même, ne voulant pas déroger à ses habitudes. Eh bien ! Il y a là de l’héroïsme ; et pour peu que la marquise prenne avec elle une arme, il y a là quelque chose d’épique.
Une fois seulement le rituel subit une entorse. Et encore pas, car l’événement dont je parle eut lieu un samedi soir ; et le samedi soir les thés n’avaient pas lieu. Marguerite Suttin, qui m’avait entendu parler de mes amis Orange, se mit en tête de vouloir les connaître. Je le dis à mes amis, qui d’abord furent un peu surpris. Ils invoquèrent la simplicité de leurs manières et des gens qu’ils fréquentaient. Comme me dit Madame Orange : « Voyez-vous, Monsieur Junca, votre Madame Suttin n’est pas de notre milieu ! »
J’étais fort embarrassé. Je fis valoir l’intelligence, la finesse de ma propriétaire ; ses lectures etc. Finalement, ils acceptèrent. Mais ce que je craignais était une chose tout à fait idiote : que Marguerite Suttin s’échappât de dire devant les Orange, dont elle connaissait les idées : « Oh ! Ça fait peuple ! », Ou quelque chose de semblable. Celle-ci venant d’elle, ils l’auraient mal supportée. Et il était cependant impensable qu’en y mettant même toutes les formes, je la prévienne d’avoir à faire attention à ce qu’elle dirait. « Advienne que pourra ! », me dis-je alors.
Dans la rue, le taxi klaxonna. Marguerite Suttin frappa chez moi. Elle était très sobrement vêtue ; elle n’avait pas mis ses gants ; elle avait, dans les mains, un bouquet de belle composition. Malgré tout cela, dès qu’elle entra chez les Orange, je sentis que deux mondes s’affrontaient -où plutôt allaient tâcher de s’affronter sans faire d’impairs. Attentif à tout ce que je disais, je m’arrangeai à faire en sorte que les présentations fussent réussies. Heureusement après, il y aurait la musique et l’opéra ! Et ce fut en effet ce à quoi on vint, les premiers échanges de courtoisie passés, et qui s’avéra déboucher sur de nombreux souvenirs de concerts ou de représentations.
Les Orange parlèrent beaucoup de l’ancien Théâtre des Arts, des voix qu’ils avaient entendues, des anecdotes concernant les divas rouennaises de l’époque ; et Marguerite Suttin confirmait qu’elle avait été présente à tout cela et ajoutait des anecdotes à celles de mes amis Orange. Un climat d’euphorie régnait, et je m’en réjouissais, pensant que la partie était sauvée. Le thé et les petits fours n’arrêtèrent pas l’élan enthousiaste des échanges. Mais je craignais qu’il vînt à s’arrêter et qu’un propos banal, dont je ne pouvais avoir la moindre idée, lançât tout à coup le débat dans une direction risquant de s’avérer dangereuse. Alors j’entamai le sujet des auditions dont mon ami Orange me faisait profiter. Orange fut pris d’une exaltation et d’une volubilité, où apparaissaient à la fois la richesse de ses connaissances et les qualités académiques de son discours.
Marguerite Suttin put juger à quel homme de culture elle avait affaire et, sa courtoisie et sa gentillesse aidant, elle fit comprendre à Orange quelle admiration il lui procurait.
- Ah ! Mon mari est un modeste, fit Madame Orange. Il cache trop souvent son savoir, ce qui est pourtant la chose la plus essentielle ici-bas.
Dans l’esprit de Madame Orange, il y avait cette idée sous-jacente que le savoir était finalement ce qui faisait la vraie différence entre les individus et, conséquemment, la plus juste.
Alors ce qui devait arriver arriva. Curieusement, tout de suite après la remarque de Madame Orange :
- Mais, au fait, dit Marguerite Suttin, comment se fait-il, madame, que nous n’ayons jamais eu l’occasion de nous rencontrer au Théâtre des Arts ? C’est vraiment dommage. J’y ai, pour ma part, beaucoup perdu. Sans doute n’étions-nous pas assis aux mêmes endroits ?
- Sans doute, reprit Madame Orange, d’un ton plutôt persifleur et en esquissant un sourire grinçant.
Je vis, après cette passe, à un léger geste de retrait, que Robert Orange, en tant que notre hôte et en homme de grande courtoisie, était désolé de ce « sans doute » que sa femme venait de prononcer avec un contenu implicite si significatif.
De ce moment, tout était cassé. Cependant, pour rattraper les choses, Orange lança la conversation sur le problème des places d’opéra, comme s’il prenait la suite d’un entretien très neutre déjà commencé, disant qu’effectivement il y avait beaucoup de places aveugles. Ce qui fit, en effet, rebondir moins dangereusement, les échanges. Mais, il fallut très longtemps, il fallut des événements contraignants, avant que Marguerite Suttin ne remît les pieds chez les Orange et que, finalement, tout s’arrangeât.

Mes rapports avec Maurice Suttin étaient moins évidents que mes rapports avec sa femme. Ce qui marquait son visage, ce n’était ni l’aménité, ni encore moins la jovialité, mais l’atonie de l’expression qui faisait de ce visage un visage pour rien.
C’est à peine si je peux trouver dans ma mémoire, en l’absence de photo, de quoi le caractériser tant soit peu. Si : je revois sa petite moustache. Ce retrait de toute physionomie expressive correspondait au retrait, plus profond, de vraie communication. Aussi sais-je très peu de choses de lui -d’autant que sa femme restait muette à son sujet. Je le revois, déjà très vieux, près de la grande cheminée de la salle à manger, calé dans un immense fauteuil de cuir, dont deux ou trois couches de coussins comblaient le creux sous ses fesses, en robe de chambre, en pantoufles, avec au doigt une chevalière importante ornée du dessin d’une couronne comtale -et n’ayant de mobilité que celle de son regard. Dans le fond, il me reprochait deux choses (je le savais par sa femme qui me l’avait rapporté en souriant) : d’être un méridional et un instituteur, presque toujours homme de gauche. Au demeurant, il savait se montrer aimable avec moi, ne serait-ce que pour plaire à sa femme. Comme il aimait passionnément les chiffres, il me calculait, chaque fin de mois, les moyennes de mes élèves.
Il était, évidemment, très gaulliste. Il vouait au général un culte sans limites. Il ne considérait pas que la réapparition de ce dernier au pouvoir ait été l’effet du moindre coup d’état, de la moindre intention intéressée. Il y était venu, parce qu’on l’avait ardemment sollicité et que, pour l’amour de la France, il en avait agi comme les philosophes dans la République de Platon, qui consentent à s’occuper à leur corps défendant des problèmes de la cité, par pur devoir et pure générosité. Il pensait qu’étant donné le vide politique autour de lui, le général était le seul sur qui on pût compter et que sa vision était si sûre qu’il réaliserait, point par point, ce qu’il avait annoncé. Il le voyait rétablir l’ordre : faire taire les partis et les abois parlementaires ; arrêter la déshérence des gouvernements (dont la France avait changé comme un homme de chemise) ; calmer les syndicats, ces fauteurs de troubles, ces arrangeurs de grèves ; remettre les gens au travail et les patrons en selle ; calmer la soif des Français à revendiquer leurs droits à tout bout de champ, sans considérer leurs devoirs ; sauver enfin l’identité française bien mise à mal et ce qui restait d’empire colonial.
Et, entre autres choses, il le voyait (comme il l’avait annoncé) régler le problème algérien au mieux des intérêts français et musulmans. C’était là, pour lui, une politique de moralité, de responsabilité -face à toutes les attentes révolutionnaires, à tous les principes laxistes hérités de 1789, qui avaient suscité autant de progrès que de pagaille.
Comme je venais d’achever mon temps militaire en Algérie, que j’avais vu, sur place, l’énormité, la complexité du problème, que j’avais même mon idée là-dessus (je ne pensais pas possible, d’un part, d’intégrer du jour au lendemain à notre société plus de douze millions de musulmans et je ne le souhaitais pas ; et, d’autre part, je savais que ceux-ci à une minorité près ne le souhaitaient pas non plus). Je regardais avec beaucoup de scepticisme tous les espoirs que certains pouvaient former à ce sujet, et, en particulier, les pieds-noirs.
Un jour, je le dis à Maurice Suttin. Je lui dis que de Gaulle, malgré tout son génie, tout son charisme, ne parviendrait pas à garder l’Algérie. Que je savais peut-être ce qu’il ne savait pas ou qu’il feignait de ne pas savoir ; Il se mit à réagir violemment. C’était la première fois que je voyais s’animer son visage, si neutre habituellement. Il me répondit que moi qui n’étais qu’un simple citoyen (il n’avait pas osé dire un simple instituteur), j’en savais plus long que les plus grands hommes politiques. Marguerite tenta de le calmer et lui fit remarquer que j’avais bien le droit d’avoir un point de vue personnel. Heureusement, la scène ne s’était pas produite au cours d’un thé, mais d’un simple repas dominical auquel j’avais été convié, et nous n’étions que tous les trois. Mais, de ce jour, je compris qu’il ne fallait plus que je lui donne mes moyennes à calculer.
1959/1960Convictions gaullistes
Prise de conscience
Un opéra en plein air.

En ce début d’année, les événements de la France m’intéressaient tout autant que la musique et les personnages de Mozart et de Wagner. Ils tournaient tous, bien évidemment, autour du général de Gaulle. Comme Orange, j’avais eu un peu l’impression qu’au moment de la Libération il était demeuré une énigme.
Trop jeune encore pour en avoir vraiment une idée personnelle, j’avais compris, depuis qu’il avait fait alors aux Français l’impression d’une divinité détachée du réel, laissant le pays glisser vers la confusion économique et sociale (c’était le temps de l’épuration et de ses abus), tout en se grisant d’autoritarisme.
A Léon Emery même, il avait paru à la fois “profond et creux, sibyllin et simpliste », tel « une aride personnalité planant au-dessus d’un pays désorienté -comme un soleil d’hiver pâle et froid, dans les vagues du brouillard. »
Pour mon père, de Gaulle, militaire né, manquait de chaleur communicative. Mais, maintenant, je comprenais qu’il s’était senti assiégé, impuissant et prisonnier à son poste -tant à l’extérieur (où les Américains et les Soviétiques faisaient la loi) tant qu’à l’intérieur (où Staline régnait par le biais du parti communiste, le plus puissant de l’époque : ordre lui ayant été donné de ne pas faire la révolution de façon violente, mais de temporiser en jouant le jeu démocratique). C’est ainsi qu’il avait fait revenir de son exil moscovite Thorez, seul capable de faire rendre les armes aux F.F.I, qui s’en servait à leur gré…
Maintenant, je comprenais que la sortie de de Gaulle en juin 1946, après un brève déclaration de départ laissant tout le monde ébaudi, même les communistes, et alors que la Constitution n’était même pas en place, n’avait été qu’une stratégie de repli. La preuve : l’année d’après, il avait fondé le Rassemblement populaire du Peuple français, signifiant par-là qu’il ne voulait pas créer un parti de plus mais un rassemblement. Mais celui-ci, malgré un succès immédiat aux municipales, avait échoué aux législatives, les Français craignant une nouvelle vague boulangiste.
Toutefois, l’homme qui m’avait fait peur jusque-là (ou dont on m’avait fait peur), me paraissait à présent très convainquant. Le foyer algérien était assoupi.
Pinay, qui montrait aux fonctionnaires bardés de diplômes, ce que peut faire le simple bon sens, venait de rétablir les finances, la confiance étant revenue : l’emprunt lancé avait un grand succès, les dépenses étaient freinées par la suppression des subventions, les patrons étaient avisé de se sauver eux-mêmes sans implorer l’Etat, et le franc était à la fois dévalué et stabilisé.
De gaulle, enfin, sortant des pleins pouvoirs, jouait le jeu de la démocratie en se présentant aux élections présidentielles. Je votai pour lui, me disant qu’on verrait bien après. J’avais l’impression d’un moment constructif de notre Histoire, comme il en existe rarement. Sur quoi, je me retrouvai au milieu de mes collègues enseignants comme un poulet chez des canards ou un canard chez des poulets, (n’ayant aucune préférence particulière pour tel ou tel gallinacé). Et, pour avoir la paix, je crois bien que je cachai mon vote à mon ami Orange.
Aussi, en ce jour de janvier 1959, ai-je vu sans aucune crainte à la télévision le cortège présidentiel remonter les Champs-Elysées. Sans doute, un triomphe romain quelque part. mais, pour moi, avec deux ombres. La première ? Je trouvais qu’on avait donné à Coty un congé un peu rapide et désinvolte -même si ce normand modeste et parfait honnête homme n’en paraissait pas assombri. La seconde ? Je pensai à l’Algérie dont je connaissais les problèmes pour y avoir combattu, et où rien dans le fond n’était réglé.
Politique mise à part, rentré d’Allemagne, j’avais retrouvé avec joie le chemin dominical qui me conduisait aux matinées du Théâtre-Cirque. Mais je dois signaler ici deux événements qui s’avéreront décisifs pour moi. D’abord, la décision de la ville de Rouen de reconstruire le Théâtre des Arts, au même endroit que l’ancien, pour y montrer de grands ouvrages : ce qui rattacherait l’avenir de la cité à son activité culturelle d’autrefois.
N’étant pas encore dans les petits papiers des autorités locales, je n’avais aucune idée des atermoiements, voire des querelles politiques et autres, au terme desquels cette décision avait été prise. Je sais seulement par un ami très au courant qu’il y en eut beaucoup, mais je dois avouer que cela comptait assez peu pour moi, du moment que j’apprenais que la ville se dotait enfin d’un espace digne d’elle, censé nous apporter de réelles réjouissances intellectuelles.
Le second événement a été la parution du livre de Léon Emery, Wagner poète mage. Je réalisai la célérité avec laquelle il avait paru et compris qu’il était en partie écrit quand je rencontrai l’auteur à Bayreuth. Le livre étant ce que j’attendais. Non pas un ouvrage de plus sur Wagner (même si à cette époque le nombre de parutions était loin d’être ce qu’il est de nos jours), où se trouvaient étalée la vie du compositeur : ses difficultés, ses misères, sa mégalomanie, ses retournements idéologiques, son racisme insoutenable, son égoïsme notoire, la lourdeur de ses théories, son arrivisme enfin et son art de subjuguer sans se compromettre le pauvre Louis II de Bavière -mais un ouvrage où les opéras étaient saisis à bras le corps, approche témoignant d’une compréhension intuitive mais inouïe de la musique et des grands mythes qui la soutiennent.
J’étais là, me semblait-il, au cœur du problème ; et je comprenais qu’avec cet ouvrage fondamental une voie m’était ouverte, qu’il m’appartenait, si j’en avais le courage et les forces, de prolonger, voire d’approfondir à l’aide de toutes mes autres expériences culturelles existantes à venir. Il y avait jusqu’au style de l’ouvrage qui m’impressionnait et je devinai qu’il m’aiderait à trouver mon propre ton, si je venais à m’essayer moi-même à écrire sur le compositeur. Bienheureux, me disais-je, ceux qui peuvent rencontrer de tels maîtres.
Mais je sentais aussi que, ce faisant, j’écrirais et je penserais différemment des gens de notre époque, que je serais quelqu’un de décalé par rapport à eux, les modes de pensée d’alors étant au réalisme, au nouveau roman, au structuralisme, à la philosophie marxiste ou existentialiste. Sartre et Simone de Beauvoir écrasaient de leur autorité tout ce qui sentait, exsudait certain spiritualisme ou les rapports aberrants des mythes des sociétés traditionnelles -dès qu’ils ne sont pas un objet d’étude structurale. Je ne me voyais pas me couper cependant de la psychanalyse…
Il y a des moments cruciaux dans la vie où l’on s’interroge, surtout quand on s’aperçoit qu’on va aller à contre-courant des idées de son époque. On souffle un moment, car on s’asphyxie quelque peu. On se dit qu’on n’aura peut-être pas la volonté de tenir, qu’on va passer pour un conservateur -pour ne pas dire plus. Et qu’il faudra se le faire pardonner ! Mais pouvais-je échapper aux injonctions du moment ?

2

L’événement que je dois mettre en place, maintenant, peut servir si l’on veut de paraphe charmant à toute cette période que j’évoque : c’est l’audition de Carmen dans mon village natal, Nogaro, au mois d’août 1960.
Le jour de l’Assomption, cette année-là, la cité fêtait en effet son neuvième centenaire, l’Eglise ayant été consacrée en 1060. Elle est tout ce qui reste d’un monastère et une étape sur la route de Saint-Jacques de Compostelle. Eglise et monastère qui ont suivi de base, tant religieuse que militaire, à une aide apportée aux princes pyrénéens espagnols pour la reconquête de leur pays.
Est-ce pour cela que le Cid a été joué ici des siècles plus tard à la barbe des occupants nazis ? Pour moi, qui parle en ce moment surtout musique et opéra, j’aime à noter encore que ce reste ecclésial qu’est l’Eglise, est, pour reprendre à Goethe une formule, un morceau de musique figée.
Une nef plein-cintre, haute, immense, des piliers colossaux, une abside en cul de four impressionnante, rythmée par deux absidioles… A quoi s’ajoute un portail austère, surmonté du tétramorphe et encadré de pieds-droits dont les sculpteurs des chapiteaux sont vertigineusement hiéroglyphiques. Raideur tout cela, dira-t-on ; mais raideur majestueuse, qui n’a jamais cessé de m’impressionner. Sans doute parce que la raison d$solennelle est le langage de l’éternité.
Donc, tandis que de très loin, en Chine, l’un des plus grands monstres de l’humanité achevait de faire subir à son peuple les effets d’une idéologie délétère, occasionnant ainsi la mort par la famine de trente millions d’hommes, notre petite cité, toute à sa joie, attendait patiemment pour ses fêtes l’arrivée de la star de l’époque : Jane Rhodes. Ainsi va le cours du monde.
La Chanteuse était alors dans tout l’éclat de sa jeunesse, de sa beauté et de son art. Elle était descendue, la veille, au Grand Hôtel.
- Vous l’avez-vu, vous ? Demandait-on dans la rue, le jour même du 15 août.
- Non : mais elle doit se rendre à l’église vers 10 heures !
Les gens étaient groupés sur les trottoirs, les bras chargés de pain et de pâtisseries. Elle avait sans doute bien préparé sa sortie. Elle n’était pas surprise par la foule. Elle faisait, sans ostentation, ce qu’une star doit faire pour être aimable. Elle ne savait pas alors qu’elle aurait un mari problématique et une fin de vie difficile.
Ce matin-là, elle se rendait, joyeuse, à la messe solennelle. Devant l’église, elle fut rejointe par le maire et le directeur des festivités. Quand elle entra, par le grand portail du fond de la nef, la musique du village entama une marche endiablée, pas très religieuse.
Ce qui aurait dû me retenir alors (mais j’étais bien loin de penser à ce moment-là à tout cela) c’était que l’Eglise faisait un triomphe à celle qui, dans la soirée, incarnerait la femme la plus fatale peut-être de tout l’opéra -la plus éloignée de toute morale traditionnelle, la plus irrespectueuse de toutes les conventions et la plus indifférente à la mort et à quelque paradis ou enfer que ce soit. Mais Jane Rhodes (si j’ai bien vu), était, pendant l’office, à côté de l’épouse du maire, aussi pleine de componction que cette dernière. Dans l’après-midi (se rapprochant ainsi de son personnage), elle présida avec effervescence la course des vaches, au milieu des autorités. A la fin du spectacle, le premier des écarteur lui envoya de la piste un bouquet de roses écarlates, et elle le reçut debout, adroitement : ce qui lui valut des applaudissements.
La course finie, on aménagea en hâte les arènes pour la représentation -cependant que le temps commençait à fraîchir et le ciel à se couvrir. Mais le vent chassa bientôt les nuages et le ciel se rééclaircit. Apparemment, la soirée était sauvée.
Toutes les places étaient occupées. Les gens, à cette époque, ne juraient pas encore que par le foot ou le rugby ou les soirées bodégas.
Le prélude démarra. Soudain le vent recommença à se livrer, les arbres frissonnaient et les musiciens, dès qu’ils le pouvaient, fixaient d’une main les partitions qui se soulevaient. Murmure général. Mais, par enchantement, tout redevint calme. On ne pouvait pas voir le ciel, la nuit étant tombée. On ne pouvait que croire que cette bonace allait durer. Comme le rideau s’ouvrait, ma voisine me dit tout bas avoir lu dans les cartes qu’il ne pleuvrait pas et qu’on aurait droit à la mort de Carmen.
Le premier acte se passa sans problème. Carmen avait enflammé Don José mais aussi le public. Déjà, on avait oublié le temps. Mais Jane Rhodes, s’avançant sur scène, après les applaudissements de l’acte, vint dire qu’il n’y aurait pas d’entracte. On enchaîna alors le deux puis le trois. Au trois, on était en montagne, avec les contrebandiers. Les amours de Carmen pour Don José n’étaient plus les mêmes. Frasquita et Mercédès venaient de prédire à Carmen sa mort (ma voisine avait au moins vu dans ses cartes celles qu’on parviendrait bien à tirer sur scène !) quand un coup de vent se leva, puis un deuxième, puis un troisième qui échevela, lui, les arbres et emporta quelques partitions.
Une détonation : Don José, de garde, avait tiré sur Escamillo venu relancer sa belle, et de grosses gouttes tombèrent. On continua : c’était maintenant une ondée. L’orchestre s’arrêta. Certains musiciens se levèrent, emmenant leurs partitions.
Les acteurs (qui étaient à l’abri, eux, sous la voûte surplombant les gradins de premières) s’arrêtèrent à leur tour. Carmen avance précipitamment sur le devant de la scène et intime aux musiciens qui restent l’ordre de poursuivre.
Le spectacle reprend. Les musiciens, dont les partitions sont dégoulinantes, jouent presque de mémoire. Mais la pluie s’abat plus fort. Finalement, tout le public se lève, s’affole, se bouscule (les sièges de la piste tombant) et cherche à s’abriter sous les arbres. C’en est fini. Jane Rhodes, dépitée, sevrée du sommet dramatique de son rôle et venue sur le devant de la scène voir cette cohue, s’exclame (m’a-t-on rapporté) que c’était bien la première fois que Carmen ne serait pas morte sur scène…
Jane Rhodes aurait vécu comme un mauvais présage pour sa carrière cette représentation nogarolienne -alors que dans l’après-midi, pendant la course de vaches, entourée des autorités, saluée par le préfet, la musique ayant entamé une marche carrée et impétueuse et tous les gens des gradins étant tourné vers elle, elle avait donné l’image la plus séduisante d’une star incarnant l’opéra…
Pour moi, j’avais l’impression que l’opéra, plus fortement que par le passé, venait à nouveau de m’interpeller. Il est des moments de la vie que l’on sent déterminants. Les Mémoires sont faites pour les rapporter. André Malraux, dans les siennes, ne parle pas de moments, mais de rencontres d’idées, lesquelles, pour certains, prennent la consistance des êtres.
Moi, en ce jour de 15 août 1960, je croisai dans ces arènes un être qui me tint lieu d’idée. Une Idée incarnée, au sens hégélien du terme. Une femme, une artiste, portée par un enthousiasme collectif, et en qui, sortant soudain du creux existentiel où je me sentais depuis quelque temps, je m’investissais…Une femme, une artiste, qui représentait beaucoup de ce qui me passionnait et qui, en dépit de mes limites, de mes lacunes, semblait me faire signe…




Janvier 1961
Ancrage

Je me souviens de la pluie tranquille de ce jour, à la fin des congés de la Noël. J’avais laissé la Normandie dans la lumière exceptionnelle d’un soleil d’hiver et le la retrouvais par un temps maussade.
La seule personne du compartiment du train qui me ramenait à Rouen, était un personnage curieux. Un être long, maigre, dégingandé, le visage osseux et glabre, d’une pâleur anormale, assis en face de moi depuis Vernon. Il m’observait avec des yeux illuminés et fixes, comme montés sur pédoncules, et tous ses traits semblaient aussi me sourire : un sourire pareil à une sorte de don.
Nous ne nous parlâmes pas malgré cela. Je résistai à engager toute conservation, n’en ressentant aucunement l’envie. Nous étions dans le couloir et avions sous les yeux la colline Sainte-Catherine et le Cimetière monumental qui la coiffe. Mais le train, exceptionnellement, s’arrêta et on nous annonça quelques instants d’arrêt, pour cause de travaux. L’homme était derrière moi. Soudain, il posa sa main sur mon épaule.
Je ressentis alors un étrange frisson dans tout le corps, comme surpris de me sentir soudain relié à des forces extérieures qui m’investissaient. C’est à peine si je trouvai la force de tourner le cou. L’homme me dépassait d’une tête, il retira sa main. Je me retournai complètement.
- Ne vous effrayez pas, me dit-il. Je suis voyant. Je vous ai beaucoup senti depuis Vernon, parce que vous m’avez d’emblée été sympathique. Et je veux vous faire profiter de mes dons. J’ai cru lire dans vos pensées que vous vous posez des questions relativement à votre avenir immédiat. Il y a en vous comme une impatience de réaliser quelque chose. Quoi ? Je ne sais pas exactement. Je peux vous dire qu’il se passera quelque chose. Mais, je vous donne un conseil : restez là où vous êtes. Je n’ai pas besoins de détails sur vous. D’ailleurs, je n’aurais pas l’indiscrétion de vous les demander…
Le train, à ce moment-là, redémarra, puis s’apprêta à entrer en gare. Interloqué, je remerciai l’homme pour son aide. Il me dit qu’il n’avait pas à l’être. C’était en lui une force qui avait parlé et qui n’était pas lui.
- Quand même ! Je remercie alors cette enveloppe qui est vous et qui a permis à cette force de s’exprimer ! fis-je en souriant.
- Ah ! Si vous le prenez comme ça, j’accepte vos remerciements, dit-il.
En me quittant sur le quai de la gare, il reposa sa main sur mon épaule et il partit sans se retourner. Pour moi, j’avais l’impression d’avoir eu une consultation inattendue avec la Pythie de Delphes ! Ce qui m’étonnait dans tout cela, c’était qu’en fait je m’étais posé la question, en vacances, de savoir si j’allais encore rester longtemps chez les Suttin et si je n’allais pas plutôt m’installer en fin dans un appartement.
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Sur le seuil de ma chambre, je trouvai un mot épinglé à la porte : « Dès que vous serez arrivé, venez me voir au petit salon ». Signé : Marguerite Suttin.
Lorsque j’eus frappé, elle ouvrit et elle était, contrairement à son habitude, vêtue de noir. Je la regardai interrogativement. Elle me dit : « Ne cherchez pas plus loin : il est mort ! »
Elle alla se rasseoir dans son fauteuil habituel où je compris qu’elle était en train de tricoter pour les filles d’une œuvre dont elle avait la charge avec deux ou trois autres dames : disant ne jamais vouloir perdre de temps, la vie étant trop courte. Le tricot était en effet au pied du fauteuil, sur un petit guéridon.
Je m’assis en face d’elle. Il était mort la veille. Il avait succombé à une crise d’urémie au cours de laquelle il avait jeté avec violence tout ce qui se trouvait à ses côtés et il lui avait dit des choses désagréables comme font souvent ces malades. Il avait eu, avant, deux crises et le médecin l’avait alors informée de l’issue fatale à brève échéance. Il était au grand salon, où on alla le voir. On l’avait mis en bière le matin même et il reposait, la tête appuyée sur un coussin rouge, le visage d’autant plus lisse qu’il n’avait jamais rien exprimé, entouré des flèches et des calebasses, des masques et de toute la quincaillerie zouloue qu’elle avait fait dépendre des murs et étaler autour de lui, pour qu’il fût, comme les pharaons morts, au milieu de tout ce qu’il avait aimé.
Elle n’avait averti personne : la mort, à cet âge, étant dans l’ordre des choses. Elle enverrait les faire-part après les obsèques. Le baron le veillerait cette nuit, pour que les mauvais esprits (dont il connaissait les noms depuis son séjour africain) ne vinssent pas le chercher. Elle l’embrassa sur le front, en l’appelant son petit père : « Dors bien, mon petit père ! » et elle m’invita à prendre le thé. Elle avait fait acheter au baron, pour la circonstance, un thé spécial dont les arômes indéfinissables étaient si capiteux que, très proustienne ment, je les évoque toujours depuis, mais sans pouvoir dire quels ils étaient et donc sans pouvoir me les procurer. Comme elle savait que le mercredi je n’avais pas classe, les obsèques ayant lieu ce jour-là, elle me demanda de l’accompagner, elle et ses enfants, à Orléans, où elles devaient se dérouler.
- Vous savez, me dit-elle, il ne vous détestait pas. Quand je la quittai, ses enfants arrivèrent.
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Vers dix heures, nos deux voitures arrivèrent à Orléans, par un soleil éclatant. Le passage du fleuve scintillant correspondait dans mon esprit à un passage de la ligne. Sur la planète, ce passage c’est l’Equateur ; en France, c’est la Loire ; et, pour Maurice Suttin, dont nous amenions la dépouille, ç’avait été, un peu avant, la mort… Mais je ne savais pas vraiment si, pour lui, ce passage débouchait sur un véritable ailleurs -la mention faite aux esprits africains m’ayant paru peu convaincante.
Nous arrivâmes bientôt dans l’un des faubourgs de la ville et nous entrâmes dans la cour d’une immense bâtisse dont j’avais appris, dans la voiture, qu’elle était la maison-mère de l’ordre des religieuses en civil dont la sœur de Marguerite Suttin, mère Jeanne, était l’abbesse.
La façade, très longue, était percée d’une suite de fenêtres égales, sur trois étages et l’entrée avait une belle porte à deux vantaux cloutés, surmontée d’un bas-relief où se détachait une simple croix. Quand nous descendîmes des véhicules, un groupe de religieuses (les filles de Jeanne, comme les appelait marguerite) se pressèrent autour de nous, avec un jacassement d’oiseaux et l’empressement naïf de filles un tantinet immatures de n’avoir pas connu les aléas de la vie réservée aux autres femmes. Elles se jetèrent sur la fille, le gendre, le petit-fils, et surtout sur la fameuse sœur de leur supérieure -qu’elles paraissaient bien connaître. Les ambulanciers descendirent la bière et nous nous retrouvâmes tous, peu après, dans la chapelle où allaient être dite la messe et les prières des morts.
Je ne voyais bien dans cette chapelle que le clignotement incertain des cierges dans la pénombre, les volets des fenêtres ayant été fermés. Je voyais en effet, comme fantômatiquement, l’aumônier officiant au-delà de la bière ; mais par contre je revoyais nettement avec une récurrence que je me reprochai, le ruban scintillant de la Loire que nous avions traversé ; et, refoulant ces images, je tâchai de ma concentrer sur l’office.
Après la cérémonie, nous devions nous rendre au cimetière. Mais le froid s’était installé malgré le soleil et nous fûmes invités à prendre un café chaud. Tout le monde étant dans l’entrée pour cette consommation, je voulus aller me recueillir sur la bière, manière de rattraper ma distraction précédente. J’aperçus alors quelque chose d’inattendu, comme j’étais un peu dans le noir. Sœur Jeanne entra et moucha par économie toutes les bougies, à l’exception des quatre entourant le cercueil. Je retenais mon souffle pour ne pas qu’elle s’aperçut de ma présence. Le cimetière fut une épreuve pour Marguerite Suttin, car elle devait voir ouvert le caveau où elle avait déposé son fils quelques années avant…
Le repas qui suivit devait rester gravé dans ma mémoire, sans altération. Il eut lieu dans le grand réfectoire où, sur le mur aveugle, était une reproduction de la Cène de Vinci et, tout au fond, face à l’entrée, une cheminée de marbre surmontée d’une croix. Une longue table était dressée, assez cossue, mais évitant toute brillance, par déférence à l’austérité de l’ordre.
Les fenêtres sans rideaux permettaient la vue d’un parc immense, où alternaient les conifères d’un vert profond et le squelette dépouillé d’autres espèces. Le soleil était toujours au rendez-vous : il inondait la salle d’une lumière intense et jetait des rais sur le service de table auquel il donnait la brillance qu’on n’avait pas voulu qu’il ait au départ.
Les filles étaient assises de part et d’autre de la table, dans leurs vêtements divers mais toujours sobres. Il n’y avait personne aux deux bouts. Nous, les Rouennais (la fille, le gendre, le petit-fils de Marguerite, Jean-Marc, elle et moi-même) étions de chaque côté de sœur Jeanne qui occupait le milieu de la table, face au mur aveugle et à la reproduction.
Le repas débuta par un moment de silence, à la mémoire du mort, suivi des prières habituelles. Puis les langues se délièrent. Les filles contenaient mal certaine excitation, comme s’il y avait là, pour elles, finalement, un événement. L’une d’elle se manifesta un peu fort et sœur Jeanne, très discrètement, la rappela à l’ordre. Une autre se leva, marcha d’un pas assez sûr, croisant même un peu brutalement une fille en train d’apporter un plat, et, sans s’excuser, vint se pencher sur sœur Jeanne et lui parla très doucement à l’oreille.
Nous comprîmes tous que cette audace n’était pas appréciée de la plupart des filles, qui réagirent chacune à leur manière. Si le geste était répréhensible, que devait être le contenu des propos ? Il y a toujours partout des brebis galeuses, pour ne pas dire égarées ; ce dont témoignait, en face, la Cène de Vinci !
Quand on fut au dessert, sœur Jeanne, sans se lever, parla. Elle dit qu’en cette journée ensoleillée, tout devait être à la joie. A la joie intérieure, celle qui s’exprime ni par des cris ni par des rires. Celle qui est le sceau de tout accomplissement. Ainsi, pleins de cette joie, avions-nous à saluer le départ de Maurice.
La mort, dit-elle, est, en fait, ce qui peut nous arriver de meilleur. Le péché nous ayant plongé dans l’ombre des souffrances et des choses qui ont une fin. C’est pourquoi dans cette vie nous sommes dans l’attente de la Joie du Seigneur. Et voilà qu’avec la mort nous la touchons de près. Nous la réalisons. Nous atteignons le royaume d’où le péché nous avait chassé et que Jésus est venu reconquérir pour nous. Car, ne nous y trompons, fit-elle, en citant Saint Paul, nous voyons tout ici bas comme « dans un miroir », comme « en énigme » ; mais, alors, ce sera « face à face » ; alors apparaîtra ce qui est « parfait » et disparaîtra ce qui est « partiel ». Vu que nous sommes faits pour l’éternité.
Et, ayant parlé pas du tout sentencieusement, presque à demi-mots, elle invita tout le monde à se recueillir en pensant à Maurice ; mais sans tristesse -presque avec le sourire ! Jean-Marc, le petit-fils, dit alors qu’on pourrait boire à la nouvelle santé de son grand-père. Il disait cela, manière de provoquer un peu sa tante. Elle fit : « Pourquoi pas Jean-Marc ! Mais pas du vin, de l’eau ! »
°
Quand nous regagnâmes Rouen, il y eut un moment très court où je me trouvai seul avec sœur Jeanne. Elle me prit à l’écart, sous couvert de me saluer.
- Je vais vous demander quelque chose, me dit-elle. Est-ce que je peux me permette ?
Je m’attendais à ce qu’elle voulût savoir où j’en étais en matière de religion. Mais au lieu de cela, elle fit :
- Je vous pose cette question comme je sais que vous vivez depuis déjà pas mal de temps chez Marguerite. Savez-vous si elle a fait venir un prêtre pour Maurice ? Car, vous comprenez : Dieu a besoin des prêtres comme l’esprit a besoin de la main…
C’était la chose que je savais le moins.
- Ah ! excusez-moi, fit-elle.
Et c’est ainsi que je quittai alors cette femme, à qui, par la suite, je continuerai longtemps à poser (en pensée) certaines questions, à la fois naïves et profondes.
Dans le monde du Big Bang, de son explosion initiale, de la formation qui s’en est suivie du temps et de l’espace ; dans le monde des galaxies avec leurs trous noirs, de leur fuite et de leurs confrontations épisodiques, créatrices de violence, mais où les îlots de stabilité et de calme relatif des systèmes solaires permettent l’apparition de la vie et de son évolution progressive : celle de l’homme en particulier -où est Dieu, sœur Jeanne ? Où est Adam, le premier homme ? Où sont le paradis et le péché ? Où sont le Juge et sa sanction ? Par contre, je ne la taquinais jamais sur la question du Royaume. Qu’il fût celui de la Bible ou celui de nos modestes savants, je comprenais que ce monde, bâti sur la souffrance, l’inachèvement et la fugacité des êtres, la séparation des consciences, avait toujours besoin en effet de la consolation d’un Royaume, et ce malgré mon influence nietzschéenne…
D’un Royaume, annoncé pourquoi pas par quelque Christ, d’un appel à l’unité et à la somptuosité de l’Un -surtout en des temps où s’étaient perpétrés et se perpétraient les crimes les plus odieux jamais commis par l’humanité, en Allemagne, en Russie, en Chine…
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Vers onze heures du soir, nous étions de retour à Rouen. Pour Marguerite Suttin, c’était un retour dans une maison trois fois abandonnée : par sa fille d’abord, lors de son mariage, par son fils ensuite lors de sa terrible tragédie, par son mari maintenant…
Les pierres, les jardins demeuraient, mais toujours plus lestés du poids des souvenirs. Cependant, elle ne manifestait pas ses états d’âme ; c’était moi qui les imaginais plutôt en elle. Elle eut, au contraire, un réflexe de survie inouï, tiré du fond des mystères de la vie, de ses régénérescences, de ses adaptations aux circonstances nouvelles…
Le baron nous attendant, elle lui commanda tout de suite un en-cas très copieux, prélevé dans ses conserves : du foi, du saumon et un Bordeaux Saint-Emilion, car on avait peu mangé, comme d’habitude, chez sa sœur. Elle me demanda de partager le repas avec elle et mangea de bon appétit, disant que les séparations et les deuils l’avaient toujours affamée et que se restaurer était sa façon à elle de résister. Et, comme une illustration du fameux « meurs et deviens ! », pris à bras-le-corps, elle dit vouloir me faire une proposition importante, qui aurait une incidence sur ma vie et donc sur la sienne, si elle se réalisait. A ces mots, je compris tout de suite qu’il s’agissait : je revis en un éclair le visage osseux et pâle de l’homme du train et ressentis à nouveau sa main sur mon épaule.
Elle se doutait bien que mon installation chez elle était provisoire : elle voulait la rendre normale. Dans la mesure où je continuerais à vivre seul (elle connaissait cependant le nombre de mes connaissances et de mes visiteurs), elle m’offrirait la moitié de sa maison et se retirerait au petit salon, où elle tricoterait, lirait, entendrait de la musique et recevrait. Nous nous partagerions la cuisine et la salle à manger et le baron serait aussi à ma disposition, même lors des invitations que je ferais…
Pour les comptes, je m’arrangerais avec lui. Comme j’évoquai le montant de ce loyer conséquent, elle me dit en souriant que les choses resteraient en l’état. (L’état, c’était toujours le versement de la même modique somme destinée à payer au moins une partie de mes dépenses d’eau et d’électricité). Ce qu’elle attendait de moi, par contre, c’était que je continue à l’informer de mes lectures et à diriger les siennes touchant les auteurs contemporains.
-Alors, madame, fit le baron, quand il vit notre conversation achevée et qu’il eût fini de nous régaler, comment ce sont passées les obsèques à Orléans ?
1962/1966
Théâtre des Arts
de Gaulle

1

Maintenant le Théâtre des Arts était reconstruit. Valéry dit des monuments publics qu’ou bien ils ne parlent ni ne chantent, qu’ou bien ils parlent seulement, qu’ou bien ils parlent ou ils chantent.
Je ne sais si ne peux dire de cet édifice rouennais qu’il chante. En tout cas, il parle et il parle bien : il dit correctement sa fonction. Situé face à la Seine, là où elle coule largement, où ses remorqueurs défilent avec solennité, il est précédé d’un immense parvis où se dresse la statue du grand Corneille ; et sa façade est généreusement ouverte sur l’au-delà du fleuve : toute une partie de la rive gauche surplombée de tours modernes et dont on peut voir, du grand foyer, les soirs de spectacle, le panorama illuminé.
L’entrée, le foyer sont spacieux : le public s’y amasse sans être resserré. Les fauteuils, les rideaux sont rouges et un lustre énorme domine la salle, tel le nouveau symbole culturel de la ville -dont on craint cependant toujours quelque peu qu’il ne vous tombe sur la tête. Une salle, enfin, où presque partout la visibilité est bonne. Aussi, mon petit salon musical de la maison des Orange, trouvait-il un prolongement sacré avec ce lieu confortable où mes jambes n’allaient plus avoir à se souvenir de leur ankylose, dans le précédent Opéra-Cirque.
Je ne savais pas encore, cette année-là, que ce lieu allait me devenir consubstantiel -l’équivalent d’un être vivant associé à ma vie. Je ne savais pas que j’en connaîtrais à la longue tous les endroits, comme autant de parties différenciées aboutissant à créer son identité, sa bonne marche ; que je ferai l’expérience de leur intime (et chaude) participation à l’ensemble ; que la fosse, la scène, les coulisses, les salles de répétition, les archives, les ateliers, les bureaux n’auraient plus de secrets pour moi.
Maintenant qu’âgé et retiré de beaucoup d’activités, j’habite Bordeaux, il me semble avoir abandonné un être cher à Rouen. Il me manque, dans cet exil, au point que j’en rêve. Je vois ses pierres se défaire, devenir fluides, puis se reconstituer autour de moi, en une sorte de berceau où je me retrouve bébé, quand ce n’est pas en une sorte de cercueil où je me retrouve vieillard agonisant.
En 62, il rouvrait donc après une éclipse de vingt-deux ans…
Seuls les vieux Rouennais pouvaient évoquer avec chaleur son passé. Aussi est-ce par eux que j’en ai été informé, sans que j’aie eu besoin d’opérer des recherches. Mes amis Orange m’avaient aussi mis un peu au courant. Et puis il y avait aussi les photos jaunies de ce que l’on considère comme son âge d’or. Mais surtout, il y a eu mon ami André Junement, que j’ai rencontré dès que je me fus fait un peu connaître et que je tiens comme le véritable historien du lieu.
Tout commence donc peut-être avec ce jeu de Paume dit Les Deux Maures, où l’Académie de musique de Versailles donne l’opéra de Lully, Phaéton. Puis se poursuit, en 1750, par la transformation de l’édifice en un théâtre baptisé La Comédie : pièces comiques, ballets, petits opéras… Mais le 16 juillet 1774, François Guéroult pose la première pierre de ce qui va devenir Le Théâtre de Rouen, lequel, le 29 juin 1776, est inauguré avec Le Cid.
C’est une salle à l’italienne, en forme de fer à cheval, les pauvres étant relégués au poulailler et au parterre debout, les riches installés aux baignoires et au parterre assis. D’où ce mot de Tristan Bernard : « Qui est-ce qui vide les baignoires et remplit les lavabos ? C’est l’entracte ! » (Disons les riches !) On joue du Daleyrac, du Monsigny, du Gluck…
Lorsque, en 1789, la politique monte sur la scène. Alors on joue, entre autres choses : Le Despotisme renversé, Le Devin du Village de Jean-Jacques Rousseau, mais surtout la tragédie en cinq actes de Voltaire : Brutus. Et, quand ce vers est prononcé : « Dieux, donnez-moi la mort plutôt que l’esclavage ! » c’est une exultation au poulailler et au parterre debout et un effondrement aux baignoires et au parterre assis.
Mais, la Révolution se refroidissant, on songe à aller la réchauffer et l’endroit est rebaptisé Théâtre de la Montagne, le 28 Brumaire de l’An II (18 novembre 1793). On mange alors vraiment du curé, on entonne des chants incendiaires, on célèbre ces fêtes votives en l’honneur du Peuple, de la Vertu, du Travail, de la Liberté, de la Justice, de la Nature, de la Concorde, de la Jeunesse- toutes abstractions tirées des influences maçonniques et revigorées à grand renfort d’allégories vivantes -et peut-être même célèbre-t-on le culte de l’Etre Suprême. On écoute les ouvrages de Gossec, de Méhul, le Chant du Départ, la Marseillaise, la Carmagnole… L’on entend, entre autres pièces, L’Ami du Peuple (vie et mort de Marat) et Le Négociant vertueux. Et, quand sont prononcés les deux vers de cet ouvrage :
Sans lois, il n’y a pas de société
Sans mœurs, pas de République, c’est un délire, les Jacobins s’en prenant aux Ci-devants et les soi-disant Ci-devants renvoyant les Jacobins dans leurs foyers.
Mais ces fêtes ont un temps : le 26 décembre 1794, Robespierre est décapité, la terreur s’étiole et le Théâtre de la Montagne est baptisé Théâtre des Arts.
La vie musicale reprend son cours normal, sans qu’on se prive pour autant d’applaudir frénétiquement l’Empereur, puis le Roi puis encore l’Empereur. Hélas ! en 1876 (la République étant régnante), un incendie se produit pendant une représentation d’Hamlet.
Le Cirque-Théâtre et le Théâtre La Fayette, rive gauche, prennent le relais, mais Rouen reste six ans sans théâtre lyrique. Finalement, le 30 septembre 1882, le nouveau Théâtre-des-Arts est reconstruit. La façade donne rue Grand-Pont, l’un des côtés rue des charrettes et l’autre sur les quais, où se trouve le fameux café Victor ; l’arrière donne, lui, rue de la Champmeslé. Sauvageot en est le constructeur et il est inauguré par Armand Fallières. Ambroise Thomas et Garnier sont les personnalités invitées, et l’on joue Les Huguenots de Meyerbeer.
Tel est ce théâtre dont les pères de tous mes anciens amis rouennais ont dit avoir eu des souvenirs non seulement émouvants, mais frémissants. Car, à l’époque de ces derniers, poulailler et parterre debout sont encore fort remuants.
Toujours à cette époque, il y avait, en fin de saison, ce qu’on nomme la pratique des « débuts ». Les chanteurs, invités par le théâtre pour la saison à venir, devaient montrer au public leurs talents, à la faveur d’avis qu’ils étaient censés interpréter. Du poulailler et du parterre -debout fusent alors, en direction des chanteurs, toutes sortes de projectiles, jusqu’à des chaussettes -tandis que, dans les baignoires et au parterre assis, qui ne veulent pas être en reste, les acteurs ont beau s’époumoner, les bourgeois parlent affaires et argent, sans se pencher de côté.
Parfois les régisseurs, gantés de blanc, viennent sur scène s’excuser, dans le brouhaha, de ce qu’une voix n’a peut-être pas été à la hauteur. L’un d’eux, un jour, a oublié de mettre ses gants. On lui crie : « Les gants, les gants ! », il est obligé d’aller les remettre et de revenir s’expliquer. Un directeur, un chanteur se suicident… mais vient une époque plus douce : celle qu’a connue l’ami Junement. Une époque cependant travailleuse, dit-il. Où l’on joue trois cents jours par an ; où l’on donne le dimanche un opéra en matinée et un autre le soir. Avec cela, des événements : les huit représentations du Coq d’Or, Werther, Siegfried, Tristan (1914) ; la guerre finie : Les Troyens, Pelléas et Mélisande, la Tétralogie (1925-29), De Loose étant directeur et Adolphe Lebot dirigeant, Parsifal… ; puis tous les ouvrages sous la houlette de Paul Douai, dans les années 30.
A côté de tous ces événements, de grandes voix : Saint Eric (dont je voyais la reproduction d’un portrait peint dans le petit salon musical des mes amis Orange) arrivant, pour Lohengrin, sur un cygne blanc ; Lucienne Vifkain qui fait chavirer les cœurs dans Thaïs (et fréquentera, âgée, le théâtre version moderne, longue et mince dans une robe-fourreau noire ornée d’une plume blanche) ; Germaine Pape ; Ray Ventura, Bruno Walter ; Alfred Cortet ; Georges Till… Au total, le théâtre de province le plus côté…
Hélas ! Le 9 juin 1940, un obus allemand tombe sur le toit du Théâtre-des-Arts ; la scène est inutilisable. Le café Victor, lui, est épargné. Hélas encore, une autre attaque : les bombardements anglo-américains de 44 détruisent entièrement le café Victor et le théâtre.




Bruno Walter Alfred Cortot Germaine Pape

En ce dimanche 11 décembre 1962, pour sa réouverture (que quinze mille pétitionnaires ont réclamée à cors et à cris), on donnait Carmen. Etait-ce en écho de la Carmen, donnée par ma petite cité natale ? Le directeur était André Cabourg. Il y avait beaucoup d’invitations -dont Gaétan Picon représentant le gouvernement et Pierre Chaussade, accompagnés par le maire de Rouen, Bernard Tissot. Il pleuvait à seaux.
Les gens qui n’avaient pas pu avoir de place, regardaient, envieux et transis, passer tous les invités en habits de soirée. Francis Cébron dirigeait. Cora Canne-Meyer était Carmen, Adriana Maliponte Michaëla, Albert Lance don José et Bieter Gottlieb Escamillo. Béatrice Moséna, qui venait de la troupe du Marquis de Cuévas, était chargée du ballet. Et, déjà, même pour cet événement, les spectateurs avaient des avis partagés.
Quant à moi, dont toutes les Carmen m’ont toujours emballé, j’écoutais une fois de plus celle-là avec les oreilles et la passion de Nietzsche, férocement acquis à la musique et à l’esprit de cet ouvrage, où l’on voyait vivre dangereusement (non sans plaisir) une héroïne bravant tous les interdits et la mort même. Mais encore, je voyais dans la réouverture de ce théâtre et dans cette représentation -un événement symbole.
Il me semblait en effet qu’à cette époque, l’action la plus impérative était de lutter contre la monstrueuse hypertrophie parisienne, qui, depuis la Libération, n’avait fait que croître. L’Angleterre, l’Allemagne me paraissaient nous donner, à nous Français, un grand exemple : celui de nous mettre en garde contre la puissance d’absorption d’une ville unique, englobant à elle-seule le cinquième ou le sixième de la population et se réservant toutes les initiatives -en particulier culturelles.
Ainsi, chez nous, il y avait Paris d’un côté, et de l’autre la province. Paris, en pointe dans tous les domaines, y compris artistiques ; la province, suivante débile…Je trouvais exécrable l’orgueil intellectuel des élites parisiennes et son mépris pour tout ce qui se passait ailleurs. Je voyais là de la mégalomanie.
D’ailleurs le problème que je soulève ici, n’était, selon moi, qu’un cas particulier d’un problème plus vaste, qui touchait au développement urgent de la vie régionale, sur tous les plans. Avec cette Carmen rouennaise (et ce qu’elle annonçait), je voyais un coup de poing donné à ce jacobinisme bien français, à ce centralisme hérité de la Révolution Car, pour le dire net, je pensais qu’il fallait enfin que des communautés économiques, sociales, culturelles se glissent entre le pouvoir régalien de Paris et le citoyen isolé.
Mais je dirai encore plus : cette réouverture du Théâtre-des-Arts s’inscrivait pour moi dans un monde (ou plutôt venait sanctifier un monde) où je me sentais soudain à l’aise. La guerre d’Algérie finie, les accords d’Evian conclu ; nos rapports avec le Maroc et la Tunisie améliorés…
Avec l’affaire de Cuba, j’avais eu comme beaucoup, à un moment, à l’explosion d’une troisième catastrophe planétaire. Or voilà que sa résolution était inespérée. Kennedy avait joué de main de maître, Khrouchtchev, lui, cet ancien berger au sourire énigmatique, avait eu l’intelligence, le cœur et la grandeur d’âme de reculer. Ce faisant, j’avais le sentiment de la fin des prétentions hégémoniques de l’URSS, du vieillissement du système soviétique agressif qui la soutenait, de son ankylose -et l’assurance, désormais, d’un équilibre empirique entre l’Est et l’Ouest.
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Maintenant, mes grandes dates musicales étaient celles des représentations du Théâtre des Arts, les vendredis en soirée ou les dimanches en matinée.
De tous les ouvrages qu’on y donna, au cours des six années dont je parle qui ont suivi la réouverture du Théâtre, j’ai le souvenir, entre autres, d’un Don Juan avec Montserra-Caballo et Gabriel Bacquier. Mais, on se doute, je guettais impatiemment l’annonce des représentations de Wagner. C’est ainsi que j’ai pu voir alors un Vaisseau Fantôme, version française, un Tannhäuser avec Régine Crespin, Les Maîtres (Otto Edelmann était Hans Sachs et Blacké Nen Beckmesser), un Tristan avec Clara Watson.
Je ressortais chaque fois de ces spectacles prisonniers de ce que j’avais entendu, incapable des heures durant de me réadapter au monde. C’est que, lecture faite et refaite de l’ouvrage d’Emery, j’avais de plus l’impression d’être un vrai wagnérien, de ressentir plus que quiconque la musique du maître, même si j’étais loin d’être un spécialiste. Je pensais, en l’occurrence, que la passion est préférable à ce que serait seulement une érudition tatillonne et sèche.
Quant à la scène de Rouen, elle s’imposait déjà comme une grande scène wagnérienne. Pour les matinées consacrées à Wagner, des cars venaient d’un peu partout ; de Paris surtout les associations wagnériennes ; les membres de l’une d’elle représentant l’Ordre de Malte avaient leur insigne sur leurs vêtements : où je voyais combien Wagner avait tendance à susciter l’existence des communautés fermées -pour ne pas dire quelque peu sectaires…
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Cependant, toutes ces années, la politique aussi allait bon train. De Gaulle y abattait ses cartes, les unes après les autres. Il était évident que la politique étrangère était maintenant ce qui le retenait. Oui : ce maurrassien à la sensibilité chatouilleuse et parfois agressive en matière d’indépendance nationale, pénétrée de l’idée que rien de durable ne peut se faire en dehors d’un contexte ethnique et intuitif, était, en même temps, une sensibilité ouverte aux grands courants modernes, perméable aux forces engageant l’avenir. Ce qui dérangeait ou enthousiasmait, suivant le cas ; ce qui, surtout, déconcertait souvent autant la droite que la gauche et qui, pour ce qui me regardait, ne cessa, on s’en doute, d’alimenter les discussions entre mes amis Orange et moi, avant ou après nos séances musicales.
Petit instituteur d’une école de banlieue, je n’en regardais pas moins, médusé, ce grand spectacle gaullien -un peu comme je regardais et écoutais, médusé, les grands ouvrages de Wagner et je ne voyais d’équivalent à cet homme -auquel je savais gré d’avoir posé la première pierre, en 1958, d’une entente franco-allemande -qu’un Richelieu ou un Mazarin.
La première de ses cartes, c’était celle concernant son attitude au sein de l’Alliance atlantique. Retors, il restait dedans ; car il ne pouvait se désolidariser des Etats-Unis ; mais il n’en rompait pas moins avec l’OTAN, qui est l’expression militaire de l’alliance. Aussi, est-il le premier à soutenir Kennedy lors de l’affaire des missiles de Cuba, mais il ne s’en prend pas moins aux structures de l’OTAN, qu’il trouve intolérables.
Dans la mesure où elles impliquent une subordination totale des alliés à un général américain, voire au Président des Etats-Unis. Pour de Gaulle, il dépend en effet de ce dernier de nous jeter dans la guerre à sa convenance, faisant de la France une cible pour les missiles russes. En vain, il réclame une réforme de l’alliance, une direction vraiment collégiale. L’Amérique reste muette. Il en prend acte : il retire nos navires des flottes armées, quitte officiellement l’OTAN et enjoint aux Américains d’abandonner leurs bases en France. A Washington, on est irrité : l’équivalent de l’irritation de Roosevelt contre le de Gaulle de Londres ; à Moscou, on sourit et nos communistes hexagonaux sourient d’aise également. Mes amis Orange, eux, restent sceptiques :
-Vous comprenez, Monsieur Junca, me disait Madame Orange : que va-t-on devenir sans les Etats-Unis ? La France ? Un tout petit pays -dont de Gaulle s’imagine que c’est un continent ! Et puis, il ne faut tout de même pas être ingrat : les Américains, ils nous ont aidés !

La deuxième carte du général, c’était la résolution -suite à cette attitude de fermeté -d’accélérer notre armement nucléaire. C’était là, selon lui, la condition essentielle de notre indépendance. Les Anglais possédaient leur bombe, mais en collaboration avec les Etats-unis. De Gaulle voyait très bien le déclin de l’Angleterre comme puissance mondiale. Malraux ne devait pas être sans lui rappeler, qu’à l’étranger, un Nehru par exemple, était frappé par le déclin d’Albion, qui avait été la première puissance du monde. Maintenant, elle n’était qu’un satellite des Etats-Unis ! Certes Mendès France avait secrètement avancé les travaux préparatoires à la fabrication de la bombe. Mais de Gaulle les claironne et en transporte la base d’expérience du Sahara (où on nous chasse) en Polynésie. Les critiques pleuvent :
-Vous comprenez, Monsieur Junca, fait Madame Orange : cette bombe ? Mais ce ne sera jamais qu’une « bombinette » ! Et qui de plus, va nous occasionner des dépenses énormes…
De Gaulle passe outre aux critiques des Français -de même qu’à celle de l’opposition au Parlement, où le budget militaire est voté avec beaucoup de difficultés. Mais voilà que l’opinion va bientôt s’émerveiller de ce que « l’équilibre de la terreur » soit finalement le seul barrage contre une guerre apocalyptique…
La troisième carte abattue par de Gaulle, c’était celle de l’extrême-orient, zone interdite depuis longtemps à l’Occident. Les troupes délétères et condamnées par la corruption de Tchang Kaï Chek avaient dû céder le terrain aux troupes communistes de Mao et étaient reléguées à Formose.
Le Bloc Rouge s’étendait désormais du cœur de l’Europe au Sud-Est asiatique, tel l’empire le plus puissant que l’Histoire ait jamais produit. Mais -et en particulier pour Dulles- cette structure agrandie à l’échelle planétaire était éphémère. Les Américains gardaient le souvenir émus de la femme de Tchang Kei Check venue solliciter, pour la sauvegarde de la liberté du monde, l’aide du Congrès contre les Japonais envahissant son pays. Tchang Kei Chek, les Japonais partis, leur avait donné l’aval, pour s’installer économiquement parlant dans le pays libéré. Mais tout cela, avec les communistes (soutenus par l’URSS), avait trouvé sa fin ; et celui que l’Amérique considérait toujours comme l’égal d’un empereur chinois n’était plus que le maître de Formose ! Washington barrait à Mao l’entrée à l’ONU, en attendant la reconquête des nationalistes. J’étais, pour la part, de ceux qui n’y croyaient pas. Mais, par cette complaisance ou fidélité pour les Etats-Unis, on se gardait généralement, en haut-lieu, d’afficher un quelconque pessimisme.
- Vous avez sans doute raison, me disait Orange. Je sais que ma femme aime beaucoup les Américains. Il faut convenir cependant qu’ils ont exagéré en Chine. Ils donnent toujours l’impression d’occuper les pays qu’ils aident. On peut donc regretter leur échec, mais souhaiter…
Orange avait les bras croisés. Comme à son habitude, quand il était devant une difficulté, il regardait au loin, au travers de ses baies vitrées, le ciel où les nuages de l’incertitude et des transformations incessantes dérivaient…
Bon socialiste qu’il était, sa politique de l’entre-deux (ni trop à droite, ni trop à gauche) était, selon lui, le seul garant d’un véritable humanisme. Aussi devait-il pratiquer la méthode de la balance : la recherche du bon équilibre.
Communiste, il n’était pas, ni gaulliste non plus et a fortiori extrême-droite. Il n’espérait qu’en François Mitterrand et craignait déjà de mourir sans revoir un jour les socialistes au pouvoir. (Et c’est un fait qu’il mourra avant).
Il m’était arrivé de lui rapporter ce que certains analystes disaient : que le parti socialiste, en dépit de son souci des avancées sociales qu’il souhaitait constamment mettre en œuvre, n’était pas véritablement un parti de gouvernement ; qu’il était fait pour les situations acquises ; qu’il ne savait pas vraiment répondre aux crises, qu’il laissait à d’autres le soin de régler. Et que, tout accord qu’il cherchait sur sa gauche pour arriver au pouvoir, avait quelque chose de bancal ; qu’enfin son imaginaire identité le paralysait. Ce faisant, lui ayant dit cela, je lui avais fait très mal et j’étais rentré chez moi culpabilisé, pensant que je n’avais pas à blesser un homme à qui je devais tant…
- Souhaiter quoi ? fis-je.
Il ne répondit pas. A la place, il se leva, ouvrit la baie vitrée, comme pour faire entrer un air revigorant, et ce fut une odeur mêlée de fleurs et de végétation qui nous parvint, à la fois enivrante et indéfinissable.
Quelque temps après, la bombe éclata : de Gaulle annonçait tranquillement au monde qu’il reconnaissait la Chine communiste, autrement dit la république de Pékin, et qu’il envisageait un échange d’ambassadeurs.
- A parler franc, me dit alors Orange, je ne vois pas que le marché chinois soit vraiment intéressant pour nous, comme on l’affirme à Paris. La Chine ne va pas peser bien lourd dans notre économie.
A quoi je rétorquai que c’était surtout une façon pour de Gaulle de manifester l’indépendance de la France, vis à vis de la politique manichéenne des deux blocs, qu’il voulait entamer pour rendre le monde plus polyvalent et donc moins dangereux.

La quatrième carte abattue, (qui, celle-là, m’impressionnait par ce que j’appellerai le culot du général) concernait le Vietnam. Il ne faisait aucun doute que, relativement à ce problème, nous n’avions de leçon à donner à personne.
De Gaulle parti, notre politique en Indochine avait été désastreuse, tant au niveau diplomatique que militaire ; militairement aveugle, cruelle, inopérante… Il m’arrive de penser que Ho Chi Minh, qui semblait en premier lieu souhaiter un compromis avec la France, avait dû regretter le départ de de Gaulle et que, le au pouvoir, les choses se seraient passées autrement.
Moi-même, écœuré à cette époque, influencé par l’engagement communiste de mon père, mais surtout par l’extraordinaire mouvement d’opinion contre la « sale guerre » que nous menions là-bas, je rejoignis nombre d’intellectuels et d’artistes, et participai à la lutte pour la libération du jeune Henri Martin, emprisonné pour avoir dit simplement ce qui se passait sur le terrain, et j’envoyai au Sud-Ouest et à La Dépêche un article accompagné de centaines de signatures de protestation.
Maintenant, de Gaulle voyait les Américains s’enliser où nous l’avions été, subir l’humiliation où nous l’avions subie -eux qui, pour arriver à leur fin, avaient en vain installé la délictueuse famille Diem à Saigon, pour finir par l’abandonner ; voire contribuer à la faire assassiner ! Il les voyait, obstinés à créer au Vietnam une situation pire que la nôtre, donnant au monde le spectacle d’un Goliath aux moyens gigantesques contre des pygmées auquel la jungle offrait mille refuges -armés certes par les Russes et les Chinois.
De Gaulle aurait pu rester neutre. Il ne craint pas, au contraire, de blâmer publiquement leur folle entreprise, de leur signifier du même coup implicitement qu’ils ne font pas mieux que nous. D’autant qu’il gardait en mémoire leur refus de nous aider, lorsque, tout au début de notre intervention, il leur avait demandé des avions pour soutenir l’action du maréchal de Lattre -qui mourut désespéré, sur place. Tout simplement, ils étaient restés muets. Et, par le discours retentissant de Pnom Penh, de Gaulle presse, supplie les Etats-Unis d’opter pour la solution courageuse et noble du retrait de leurs troupes, impliquant le respect de l’autodétermination…
Quand mes amis Orange vinrent à me parler de cela, leur fibre patriotique se trouvant peut-être flattée et l’horreur du massacre américain les consternant, ils approuvèrent ici le général.

La carte des invitations et voyages présidentiels à présent… Les invitations : Kennedy, Khroutchev, les chefs africains… Mais, surtout, les grands voyages retentissants où de Gaulle harangue en espagnol, en allemand, en russe, des foules médusées dont il serre chaleureusement les mains.
A Mexico, face à une marée humaine. A Montréal, face à une marée identique, où il lance un appel au Québec libre (« vous avouerez, me fait Madame Orange, que ce n’était pas à lui de soulever ce problème au Canada ! Imaginez, dit ensuite Orange, qu’un chef d’Etat étranger vienne en France inviter la Bretagne à reprendre son indépendance ou pousser le Pays Basque français à reprendre le Pays Basque espagnol. »)
Au Chili, au Cambodge, en URSS, où il invite la Russie à se pencher vers l’occident, comme au temps de Pierre le Grand, lançant la formule d’une Europe de l’Atlantique à l’Oural…« Je ne comprends pas bien, fait Orange : une URSS dont il n’ignore pas le caractère totalitaire, les goulags, les visées impérialistes… et il veut la faire pencher, sous l’impulsion de sa partie russe, vers l’Europe occidentale ? Oui, mais il ne faut pas prendre la chose à la lettre tout de suite, dis-je, il faut plutôt voir là une vue d’avenir, touchant des républiques enfin évoluées, démocratisées… Mieux : le général, continuai-je, a surtout en vue, je crois, la dissolution du bloc soviétique dont il sent, comme beaucoup, les signes avant-coureurs. »
La France est à la ravie de voir le coq gaulois partout à l’honneur et épouvantée de tant d’audace. Mais l’on a le sentiment, déjà, qu’un décalage s’opère entre un de Gaulle vivant un mythe planétaire, entrant dans la légende, et un de Gaulle président de la République française, dont l’aura subit quelque usure. Je sentais cette dernière aux allusions de mes collègues, socialistes pour la plupart, et ne supportant pas en cet homme une grandeur qui les impatientait -où je vérifiai une fois de plus la justesse de cette remarque de Baudelaire que la France n’a de grands hommes que malgré elle.
Une autre carte gaullienne abattue me semblait être le coup porté à l’Angleterre, touchant le problème européen, dont le souci d’indépendance nationale ne le distrayait pas de sa ligne : où je voyais la marque par excellence d’une politique réaliste, digne du Prince de Machiavel.
Son astuce, quand il va à Moscou, est de passer sous silence le mur de Berlin (et donc la division de l’Allemagne et le régime totalitaire de la RDA). Pour le moment, il fait ami ami. C’est le seul moyen, lui semble-t-il, de rapprocher de l’Occident le bloc soviétique. Aussi se contente-t-il de déclarations d’amitié, de contrats commerciaux envisageables, sans aller plus loin. Car il n’est pas envisageable de rompre avec la tutelle américaine, pour se jeter dans la gueule du loup -et subir, conséquemment, la pression d’un état encore totalitaire et répressif, malgré les bonnes intentions qu’il affiche, ne serait-ce quel sourire fin et rusé de son lourd président. L’essentiel, pour de Gaulle, était, me paraissait-il, ce jeu de bascule pour échapper à la tenaille des deux blocs -et, plus précisément, refreiner les appétits américains.
Mais pour quelle Europe ? Pour une Europe des Etats et des nations et pas du tout fédéraliste. Une Europe sans gouvernement supranational. De Gaulle ne se méfiait-il pas, comme il disait, des technocrates apatrides de Bruxelles ? C’est pourquoi, quand il passe en Pologne, il exhorte les Polonais à se soucier de leur passé pour aller de l’avant. On retrouve ici son aversion pour l’abstrait, son attachement à la réalité charnelle des peuples, de Gaulle ce n’est pas l’aventure.
Mais il n’en développe pas moins le marché commun. Au point de se soumettre à dos les paysans français, hostiles d’abord à l’ogre européen. Or voilà que cette Europe, l’Angleterre la voit avec hargne. Churchill, les travaillistes, les conservateurs, tous fidèles en cela à leur opinion populaire, n’ont de visée que pour le large du Commonwealth et de souci que pour la préservation de l’indépendance insulaire de leur pays.
Aussi, en riposte, Albion organise-t-elle (comme on sait) une Union Douanière parallèle à celle du Marché Commun, une association dite européenne de libre échange. Mais, alors que la situation des Six va florissant, la situation de la Grande-Bretagne empire. Face à cette réalité, elle change son fusil d’épaule : elle demande l’entrée dans l’Europe des Six. Je trouve ici particulièrement excitant l’épisode que de Gaulle offre alors au monde.
A deux reprises, s’armant de son droit de veto, il lui en interdit l’entrée, alors que tout le monde est d’accord pour l’accepter -et dédaigne la tempête d’amertume que son refus suscite à Londres et ailleurs. Il évoque officiellement ses raisons. Mais, celle qu’il tait, est pour lui la plus décisive. Il ne veut pas d’un nouvel Yalta : il ne peut s’accommoder, en fait, de la conférence de Mac Millan aux Bahamas, où celui-ci a pratiquement reconnu aux Etats-Unis le droit de contrôle sur l’armement atomique de son pays -et donc sur la politique étrangère de ce dernier.
Présente en Europe, l’Angleterre ne manquerait pas de la subordonner à l’Amérique ; or de Gaulle veut, souhaite une politique européenne indépendante des deux grands. Emery disait que beaucoup de gens le comprenaient et l’approuvaient, mais lui laissaient endosser « le rôle ingrat de butor tacitement chargé de proférer dans une bonne compagnie les paroles inconvenantes dont on feint de s’effaroucher. »
- Tout cela est bien beau, disait par contre Orange. Je comprends qu’Emery et vous ayez des raisons de craindre les Soviétiques. Leurs chars ne sont qu’à deux heures de Strasbourg et leurs fusées encore plus près dans le temps. Mais je ne vois pas dans ce cas, de façon très réaliste, ce que nous pourrions faire sans les Américains. Sa femme était du même avis.
La dernière carte abattue du Général, et qui n’a pas été sans m’impressionner, fait partie de sa politique africaine. Il entendait que la France -et, à sa remorque, l’Europe- ait des rapports tout particuliers avec l’Afrique. La géographie était là pour fonder ce qu’on peut appeler une politique méditerranéenne -et, en particulier, arabe ; et ce, malgré les différends que nous venions d’avoir avec le Magreb et l’Egypte.
Le général, qui avait dit à un moment s’être envolé avec des idées simples vers l’Orient compliqué, se retrouvait à présent face à la confrontation de tout le Moyen-Orient contre Israël. Les Juifs, en effet, n’en finissent pas de trouver une solution avec les Palestiniens, maintenant dix fois plus nombreux qu’eux et entassés misérablement dans des camps de réfugiés, où ils cultivent une haine sans limite à l’endroit de ceux qui, selon eux, les ont dépossédés. Israël, lui, est en très bon terme avec les Etats-Unis dont son existence dépend et la France, à laquelle il achète des avions.
En 1956 il a pris une part active à l’expédition de Suez contre Nasser. Aussi se voit-il plus que jamais entouré de voisins ennemis -même si ces derniers se sont déjà fait rappeler à l’ordre militairement. En l’occurrence, ils manifestent, à son endroit, une violence hystérique, proférant des menaces à la fois contre lui et contre son commerce.
La suite on la connaît : cette guerre préventive contre l’encerclement, où, en six jours, manifestant un génie militaire qui a peu de précédent, il s’empare de Jérusalem, du Golan, de la Jordanie à l’ouest du fleuve et du Sinaï jusqu’au canal. Je regardais tout d’abord avec exaltation les scènes télévisées de ce conflit, notre tendance étant d’accompagner avec jubilation la cause des vainqueurs audacieux, rusés et intelligents -comme on fait chaque fois à la lecture du récit de bataille d’Austerlitz, indépendamment de la tragédie humaine qui est allée avec. Mais bien vite je retrouvai ma raison. Celle-là même qui (alors que j’avais pris l’habitude de me rendre l’été au début de ces années soixante dans des kibboutz où j’étais allé jusqu’à faire des conférences de soutien au jeune Etat d’Israël dont j’admirais le courage, la ténacité et l’idéal qui accompagnent toujours les commencements de toute grande fondation) m’avait fait décider, à un moment, de ne plus me rendre en Israël dès que j’avais senti le côté impérialiste prononcé de ses actions militaires.
Je voyais en effet à présent, ma fougue de spectateur passée, que, d’une part, cette éclatante victoire de six jours allait créer au Moyen-Orient un foyer d’infection où se concentreraient les rivalités de l’URSS et des Etats-Unis ; et que, de l’autre, elle contribuerait à accroître cette pression inhumaine d’Israël sur des peuples déshérités. Et voilà que de Gaulle, dont je ne pouvais certes sonder le cœur et les reins, prenait en tout cas l’initiative inouïe, contre une grande majorité de Français, de manifester sa neutralité dans le conflit, par un embargo sur les armes, touchant les seuls Israéliens. Une fois de plus, il s’attirait le ressentiment des Etats-Unis. Mais, sous l’angle de sa politique arabe, c’était un coup de maître qui nous a épargné, je crois, bien des soucis dans l’hexagone. Au magrehb, en Egypte, en Orient, le renom de la France était désormais accru et le grand projet méditerranéen relancé.
Mes amis Orange étaient pour le coup partagés. Lui, admirateur du peuple juif, de son apport à la culture mondiale, des grandes personnalités artistiques et autres qui l’ont illustré, mais aussi sensible à ses souffrances, ne parvenait pas à prendre position. Elle, plus ferme, disait pencher pour les victimes palestiniennes.

3

Mais les grandes discussions entre mes amis et moi, portèrent sur la loi Debré. Ils étaient tous deus pour une entière défense de la laïcité et vibrèrent quand les militants laïque, sous la houlette d’Albert Bayet, pélerinèrent jusqu’à Saint-Dié et jurèrent sur la tombe de Jules Ferry d’écraser une fois de plus l’infâme. Madame Orange, très croyante, elle, contrairement à son mari (disons : agnostique), se rappelait les prêches de son enfance et de son adolescence, où un curé ardennais faisait des instituteurs de l’école laïque des suppôts de Satan (alors, disait-elle, que certains ne croyaient même pas en Satan !) ; au point que, jeune normalienne à l’époque, elle avait un jour quitté l’église de son village à l’audition de tels propos.
Son mari et elle se résignaient très mal aux subsides que la loi était censée offrir aux établissements privés, sous obligation de quelques contrôles officiels. Pour moi, je dois dire que j’ai été d’abord de leur avis, persuadé que j’étais et que je serais sans doute jusqu’à ma mort qu’un enseignement religieux complètement institutionnalisé devient très vite l’âme d’une théocratie.
Mon ami Emery, venu faire sur le sujet une conférence à Rouen chez une de ses lectrices, avait fortement choqué les Orange qui avaient consenti à aller l’écouter. Ce dernier avait évoqué ces « dévots de la laïcité » qui refusaient de voir la caducité et l’hypocrisie du litige public-privé, le temps n’étant plus pour lui où l’école avait à craindre des infiltrations cléricales mais plutôt une « inondation marxiste ». Et il avait noté, à cet égard, qu’une partie de l’Eglise elle-même n’était pas favorable à ces aides. Elle craignait, la loi demandant, en échange, de réserver la religion aux activités éducatives, une perte de son indépendance en matière d’enseignement.
Pour ma part, la conférence d’Emery passée, et venant à lire sur la question la brochure 49 de sa revue Les Cahiers Libres de septembre 195, je reconsidérai le problème. D’une part, je n’étais toujours pas pour des subsides accordés à l’école privée, mais, d’autre part, je ne voyais pas de mal, tout au contraire, à ce que deux écoles subsistent ensemble, car j’étais sensible à cette idée d’Emery que la création d’un monopole d’Etat, en matière d’enseignement, serait une voie ouverte au totalitarisme.
Moi qui combattais toute idéologie fasciste, qu’elle fut de l’Ouest ou de l’Est, je trouvai juste en effet que l’Etat n’eût aucune vocation à être éducateur, qu’il n’avait aucunement mission d’enseigner une éthique quelconque, dépassant si peu que ce soit l’ordre des devoirs civiques, sans lesquels aucune vie sociale n’est possible. Aussi n’approuvai-je pas, quelques années plus tard, la loi Savary voulant instaurer un monopole d’Etat de l’enseignement. Et si, enseignant laïque, je ne défilai pas à côté du million de gens venus à Paris défendre l’école privée, je ne comprenais pas moins ce mouvement.
Il était évident que pour mes amis Orange, l’homme du régime qu’ils supportaient le moins était Debré. Intégriste du gaullisme, irascible, il avait, il faut le dire, limité au maximum, par sa constitution, les droits du Parlement, devenu un simple siège d’enregistrement des lois. La seule chose qui les touchât est qu’il avait souffert de la perte de l’Algérie. Aussi, quand il partit, ce fut un soulagement pour eux. Il leur sembla que ce Savonarole du régime avait cédé sa place à un homme plus amène, sensible à l’humour, pétri de culture, amoureux d’art et de poésie, et, paraissait-il, grand financier. Mais enfin, comme ils disaient : « Ce Georges Pompidou n’est pas un homme de chez nous ! »
Décidément, les grandes dates de la politique et de mon univers musical se correspondaient. C’est en 1962, en effet, l’année de la réouverture du Théâtre des Arts de Rouen qu’éclate une crise digne d’un roman feuilleton et pour laquelle, pour en traiter, il faudrait la plume de Saint-Simon.
Il allait de soi que nous vivions écartelés entre deux conceptions de la politique intérieure : deux visions contradictoires, qui apparaissent comme le nez sur la figure dans la constitution de Michel Debré, sans qu’il soit nécessaire d’être un bien grand spécialiste de ces questions. Un régime parlementaire, d’une part, dont l’expression la plus parfaite est le gouvernement d’assemblée, et un régime présidentiel, de l’autre, dont l’expression la plus parfaite est ici la dictature personnelle.
Mon ami Emery écrit à ce propos qu’on oscillait de la sorte entre la Convention et le second Bonaparte. Moins abruptement, le juriste Mathiot voyait dans la constitution un régime « hybride » ; deux constitutions en fait, pas tellement séparées l’une de l’autre : un régime parlementaire « assaini » et un régime « semi-présidentiel », comme si (disons) on eût bémolisé chacun d’eux pour les accommoder en une sauce composite. Quoi qu’il en fût, il ne pouvait en résulter qu’un scénario savoureux et cruel, digne finalement d’un Plutarque, plus que d’un Saint-Simon. Le régime d’assemblée s’appuyant sur la mécanique des partis et le régime présidentiel sur la consultation directe du peuple par le président.
Quand de Gaulle arrive au pouvoir, il est porté par les partis. Ainsi en 1945, encadré, porté par eux, il s’est vite dérobé. Quelle revanche, par contre, en 1958 ! Mais voilà : il est vite piégé. N’ayant pas la fibre fasciste, il ne peut vouloir que le parti qui le soutient devienne un parti unique et il tolère donc les partis renaissants s’opposant à lui. C’en est assez pour que ceux-ci en profitent et, finissant par se regrouper, le renverse en 1969. Telle est grosso modo l’humoristique histoire de son règne. Finalement, les partis l’auront eu. Mais, pour donner à la chose toute sa cocasserie, sans abolir pour autant l’usage du plébiscite qu’il a exigé contre eux pour l’élection du président et qui a fait l’objet de toute la crise de 1962 ! Ainsi va l’Histoire.
Le scénario que le conflit constitutionnel déclenche cette année-là, ne paraît pas moins croustillant.
A peine sortie du cauchemar algérien, et la France étant fourbue, de Gaulle remplace Debré par Pompidou. Celui-ci n’est ni un homme politique ni un parlementaire. On nous dit seulement qu’il a le sens des affaires, l’esprit clair, et qu’il met de la rigueur à tout ce qu’il entreprend.
Or, au parlement, beaucoup de députés de droite sont frustrés par la politique algérienne du général et d’autre (du MRP) par le rejet de toute idée d’une Europe supranationale. Il n’en faut pas plus à ceux-ci pour voter la motion de censure déposée contre le nouveau ministre, venu à Matignon comme sur un soliveau ! Ce dernier demeure imperturbable, le Général, tout aussi imperturbable, dissout l’Assemblée et annonce d’autres élections.
Comme si cela ne suffisait pas, de Gaulle s’engage dans une nouvelle bataille dont il n’a pas prévu l’issue malgré sa perspicacité ! Voulant rendre plus cohérente la constitution, voulant quelque part en finir avec la démocratie parlementaire, le régime des partis et des assemblées dont il pense qu’il est en voie de disparition dans le monde, qu’il appartient au passé, il exige de la France qu’elle approuve une révision de la constitution de Debré et remet au suffrage universel le soin d’élire désormais le Président de la République.
On a dit, à cette occasion, que Pompidou lui-même avait déconseillé cette audace au général. On a répété, au parlement, que c’était là une violation de la loi constitutionnelle. Alors qu’en fait ce qui est voté par le corps électoral ne peut tomber sous le coup de l’illégalité. On a enfin ressassé que de Gaulle voulait par-là s’assurer un nouveau mandat. Finalement, à l’exception de la mouvance gaulliste, tous les partis, de droite comme de gauche, réclament à cors et à cris le rejet de la réforme.
Le socialiste Le Troquer, revêche et de tempérament plutôt introverti, sort de ses gonds et va jusqu’à accuser de Gaulle de forfaiture. Ce qui n’est quand même pas rien ! Et Gaston Monnerville, président du Sénat, qui avait pourtant en 58 accueilli de Gaulle, vitupère à son tour. Désormais la rupture est consommée entre le Sénat et le Général, et ses ministres ne s’y rendront plus qu’en cachette.
Autant de Gaulle me paraissait à l’aise dans son grand jeu de politique extérieure, autant il me paraissait irrité à l’intérieur par les partis et leur « grenouillage », sur lesquels, dit Léon Emery, il laissait « tomber un regard de grand seigneur » vers le peuple coassant des marais. » Ceux-ci, bien entendu, conseillent un vote négatif, tant au niveau du referendum qu’à celui des législatives. Et, oh surprise ! l’esprit bonapartiste des Français se manifeste contre toute attente, et il y a douze millions de voix pour contre huit millions de voix contre lors du scrutin. C’est encore un triomphe pour le général aux élections des 18 et 25 novembre : l’UNR frôle la majorité absolue et l’obtient par l’apport des 35 députés républicains indépendants sous la houlette de Valery Giscard d’Estaing. Pour moi, qui hésitais longtemps, influencé par Emery, je votais pour ; mais je me rappelle bien ne pas l’avoir avoué à mes amis Orange. Comme dirait Marguerite Yourcenar : « Mensonges pieux », après tout.
Ce bras de fer entre de Gaulle et les partis m’évoquait une sorte d’opéra politique ; un opéra dont je ne voyais pas comment il pourrait entrer dans un texte, même si je ne cessais d’y songer, alors que, pour la musique, on pouvait en imaginer une. De Gaulle était là au comble de son triomphe.
Le spectacle d’une telle réussite est fort impressionnant, surtout quand il est vu par un français moyen qui vit cela par identification, même si celui-ci a voté pour avec hésitation. (mais n’est-ce pas là, dans le fond, le ressort caché et puissant qui relie les individus à ceux qui les représentent ?) Cependant, le triomphe de de Gaulle me paraissait contenir les germes d’une usure de son pouvoir, car une majorité de trois à deux laissait présager les futures lézardes de l’édifice. Et puis Shakespeare ne nous a-t-il pas déjà appris qu’il n’y a souvent jamais très loin du Capitole à la Roche Tarpéienne, les retournements de l’opinion étant monnaie courante ? Très près de nous Churchill nous en avait donné la preuve : lui qui, porté par un enthousiasme collectif, a été rejeté par les siens, la victoire passée.
Mais j'ai ici à dire quelque chose qui m’a interpellé sur l’étrangeté des mobiles qui animent souvent les hommes d’Etat. Ces mobiles, on les croit tels ou tels. On les rationalise, on les juge le fruit de l’expérience et de la réflexion ; et puis, on est tout étonné de découvrir en eux un élément émotionnel qui trouble l’analyse objective. On sait que de Gaulle a été, à plusieurs reprises (dix-sept fois, dit-on), l’objet d’attentats. Des ennemis de toutes sortes. Des déçus de sa politique algérienne, des membres de l’OAS, des gens n’acceptant pas les accords d’Evian.
Ce qui m’intéresse ici, c’est le dernier de ces attentats, celui du Petit Clamart, œuvre d’un jeune exalté, Jean-Marie Bastien-Thiry, apparemment normal, paraît-il, mais qui, très curieusement, aurait moins reproché à de Gaulle la perte de l’Algérie (comprenant à la limite que soixante-dix députés algériens pouvaient difficilement siéger à l’Assemblée) que le fait qu’il a menti aux citoyens, en leur promettant de conserver ce territoire, puis en l’abandonnant finalement.
Autant d’irréalisme chez ce jeune ingénieur bardé de diplômes et entouré de parents évolués, renverse. Autant d’ignorance de ce que la politique est essentiellement action, tâtonnement, et non pas une application d’une pensée ou d’un projet arrêtés, surprend. Comme quoi nos cadres et nos techniciens ont bien besoin, à côté de leur formation, d’un approfondissement des matières dites « humaines ».
Bref, ce jeune immature a failli tuer de Gaulle, et de Gaulle, sans doute du fait de cette immaturité même et des conséquences graves dans l’action de son agresseur, ne l’a pas gracié, alors qu’il a gracié ses complices.
Sortant de la voiture après l’attentat manqué, le général est resté, comme à son accoutumée, imperturbable. Madame de Gaulle, paraît-il, a voulu connaître aussitôt après, le sort de ses poulets confinés dans la malle et destinés à faire manger le lendemain aux Pompidou, invité à la Boisserie. Ce qui n’est pas sans rappeler Socrate avant sa mort songeant à régler la dette du coq qu’il avait offert à Esculape.
Mais, ce que j’ai à dire d’essentiel, est ici : de Gaulle, arrivé à la Boisserie, aurait dit à son gendre qui était avec lui dans la voiture, qu’il voyait non seulement dans cet attentat le bras des exaltés de l’OAS, mais aussi celui des partis politiques qui ne lui pardonnaient pas de les réfréner. Et, sous le choc de l’événement, il aurait décidé, mû par un réflexe très humain de protection, non pas tant d’instaurer, mais d’avancer la date du référendum visant à renforcer par le suffrage universel la personne et la force décisionnelle du Président de la République.

4

Non : je ne m’aventurerai pas sur les sables mouvants de la vie financière. Pour deux raisons. D’abord parce que ce n’est pas mon domaine ; ensuite parce que j’ai le sentiment qu’il n’y a là qu’apparente rigueur, que les concepts que les experts manipulent ici, sont indéfiniment fuyants, plastiques, interprétables… Mais aussi ai-je souvent pensé (peut-être à tort) qu’en dehors de la loi de l’offre et de la demande, tout le reste est incertain et que, finalement, rien ne pouvait être tenté et réussi financièrement parlant, qu’il n’ait d’abord le fait de la confiance. Mais la confiance est-elle un concept ?
François Mauriac était frappé de ce que de Gaulle eût appelé à gouverner deux hommes aussi éloignés l’un de l’autre que l’étaient Pinay et Malraux. Pinay, l’homme au petit feutre ! Quand Mauriac en fait l’éloge, je songe que son appréciation devait rester toute intuitive, car le n’imagine pas Mauriac, quelque estime que j’ai de lui par ailleurs, pas plus que moi, capable d’analyse financière. En tous cas, ce que je comprenais pour la part, c’est que Pinay, après deux ans de réussite reconnue, était devenu la cible de tous ceux qui lui reprochaient maintenant son immobilisme, sa prudence de ménagère, son manque d’imagination, en un mot sa lésine.
Le fait est que de Gaulle le remplaçait par le jeune Giscard d’Estaing. Où je voyais comme le commencement d’un crépuscule gaullien.
Oui : déjà les choses se détérioraient. Le climat du règne devenait trouble. La contestation gagnait du terrain. La stabilité recherchée n’était plus appréciée et l’on prônait, à la place, la fuite en avant. On en appelait à Keynes, à une inflation modérée, seule capable d’assurer le plein emploi par le développement de l’activité industrielle.
Les syndicats, qui s’étaient un moment assagis, laissant de Gaulle régler les immenses problèmes pour lesquels il avait été appelé, relevaient la tête.
Les partis renaissaient, dénonçaient la stagnation économique. Et deux hommes s’imposaient, occupant bruyamment la scène. D’un côté, le jeune, fringant et souriant Jean Lecanuet (dont le destin voudra que je vienne à bien le connaître) séduisait une partie de la France et créait, au centre, un large front d’opposition ; de l’autre, le perspicace et habile François Mitterrand, socialiste et dissimulant alors au pays un passé sinueux et quelque peu délétère, prenait, lui, avantageusement la relève du maire de Marseille, Gaston Deferre, socialiste aussi mais incapable de rallier le centre et démuni de talent oratoire.
François Mitterrand créait, autour de sa personne, le plus large rassemblement de gauche qui fût en s’alliant avec les communistes, tout en prétendant conserver sa liberté.
C’était là un moment fort intéressant, qui me poussait à négliger un peu l’opéra et la musique et à me jeter à corps perdu dans la lecture de tous les grands quotidiens ! Mon ami Emery, ce faisant, ne cessait d’aiguiser sa plume contre la renaissance des vieux partis, dont il n’attendait rien ; et mes amis Orange, qui pensaient que la démocratie vit d’avoir des conflits, mes amis Orange, eux, commençaient à respirer, espérant enfin assister avant leur mort, à la chute du Général.
Cependant les grèves renaissaient : mineurs, agriculteurs… S’ajoutaient à cela les critiques faites à de Gaulle, venant d’un peu partout, quelquefois des siens : l’Amérique, l’Angleterre, l’Europe fédéraliste seulement, le nucléaire trop dispendieux et, de surcroît, inutile…
Ministre des finances, le jeune Giscard d’Estaing, tente pourtant le tout pour le tout, avec la coquetterie intense de son. chuintement. Keynésien en sa manière, il s’attache à relancer l’emploi : finance les grands travaux, dont la construction des autoroutes et des habitations à loyers modérés (et l’on voit partout fleurir d’odieux HLM) ; travaille à l’expansion de l’industrie et tâche de freiner la hausse des prix et des salaires ; propose aux agriculteurs en colère contre l’Europe de se moderniser par le regroupement des parcelles et le développement d’une monoculture mécanisée. Mais les syndicats sont là qui les attisent. En bref, c’est une rumeur et une inquiétude générales.


5

On approche de la fin du septennat. Les uns opinent pour un départ du général, une démission, les autres pour une réélection glorieuse qui donnera à son règne le profil d’un consulat à vie, car il a soixante-quinze ans.
En fait, de Gaulle n’a jamais été aussi seul, autant soulevé d’ennemis et, maintenant, à cause de l’extérieur et de l’intérieur ! Mais lui ne dit toujours rien ; encore qu’on peut bien s’imaginer l’impatience qu’il doit nourrir à l’endroit de François Mitterrand, lequel l’insupporte pour ses ambitions, ses stratagèmes, son parcours qui va de Pétain à Georges Marchais, et cela sans états d’âme -sinon son droit à l’évolution !
Mitterrand ? C’est, pour de Gaulle, toute la quincaillerie des partis ! A cela s’ajoutent les sondages qui prévoient le pire s’il se représente. Et voilà que cet homme, dont je pensai qu’il était très loin de moi et qui m’avait vaincu à sa manière, annonce l’incroyable au pays, fin 1965 : il se porte candidat !
J’ai toujours pensé que c’était en partie pour l’aversion qu’il portait à François Mitterrand. Mais on peut alors croire qu’il va être élu au premier tour. Quel étonnement quand on apprend qu’il est mis en ballottage ! Encore qu’il ait avalé d’autres couleuvres avec Churchill au début, puis avec Roosevelt ! Qu’à cela ne tienne, il se soumet à une humiliante campagne électorale. Le géant de l’Histoire est forcé de se plier au cours normal des choses ! Et, démontrant une fois de plus, sa souplesse et ses talents télévisuels, il l’emporte.
Douze millions de voix pour lui, dix pour son adversaire, tous les mécontents y compris les Pieds Noirs ayant voté sans hésiter pour ce dernier. Il n’empêche que le prestige du président est atteint.
Le samedi qui suit l’élection, j’étais invité à dîner chez mes amis Orange. Je ne les avais pas vus depuis le vote. Il y avait leur fille adoptive et son mari, sans leurs enfants.
Cette dernière avait été élevée avec sa sœur chez les Filles de la Légion d’Honneur, leur père capitaine étant mort au cours de la Blitzkrieg et leur mère étant décédée par la suite. Les deux fillettes, sous l’instigation d’un inspecteur primaire, avaient été recueillies, avec leur consentement, dans deux familles d’instituteurs, dont celle de mes amis Orange.
Elles avaient été ensuite, vers l’âge de dix-huit ans (et encore avec leur consentement) adoptées par chacune des familles d’accueil. Mademoiselle Orange avait été, on s’en doute, initiée au grec et au latin, encadrée, portée dans ses études par mon ami. Elle était, quand je l’ai connue, professeur de grec et de latin dans un établissement de la ville -et mariée à un professeur.
Ces deux personnes se montraient toujours aimables avec moi. Mais on peut bien s’imaginer que la fille ne partageait pas les points de vue de ses parents adoptifs. Elle leur reprochait presque d’être ce qu’ils étaient, tout en les estimant. Réaction courante chez les enfants trop tard adoptés.
Elle, elle était entichée d’armée, de grades, et nostalgique de son milieu militaire. Aussi avait-elle mythifié son vrai père et presque fini par croire qu’il était mort colonel ; et, par le biais de ce dernier, avait investi sur la personne du général, comme étant le Père par excellence : le Père des Pères… Elle vouait à de Gaulle non pas une admiration mais un culte, et voyait en Madame de Gaulle la quintessence de ce que doit être la femme d’un président : distinction, effacement, réserve naturelle…
Jamais mes amis ne s’étaient sentis aussi éloignés de leur fille que depuis l’arrivée du général au pouvoir. Aussi évitaient-ils toute discussion politique avec elle et en souffraient terriblement. Non pas tant parce qu’elle était acquise à de Gaulle : ils étaient assez tolérants pour l’accepter. Mais parce qu’elle devenait alors écarlate : « Je ne vous comprends pas…vous êtes pourtant intelligents… comment ne voyez-vous pas que ? … »
Finalement, ce dîner, que j’avais prévu sulfureux, le fut en effet. On commença par parler de choses et d’autres : métier, livres, musique… Elle me demanda alors où j’en étais avec Wagner. Et, sachant que ses parents ne vouaient pas au compositeur un grand amour, elle dit n’être pas surprise par mon choix, vu ce qu’elle pouvait connaître de moi.
Je ne réagis pas, ses parents ne réagirent pas non plus car ils la sentaient venir. Le repas s’était déjà aux trois-quarts écoulé, sans qu’il ne se soit encore rien passé. En fait, son mari, dès qu’il supputait qu’elle allait arriver à la chose, s’arrangeait à lancer la conversation sur ceci ou cela. Mais elle déjoua enfin ces stratagèmes et, s’aventurant, me demanda, sous couvert qu’on se voyait peu, elle et moi et qu’on devait avoir la même sensibilité politique, ce que je pensais des élections présidentielles.
J’étais dans une situation intenable, attendu que je n’avais pas avoué mes votes aux Orange, qui pouvaient penser que j’en étais resté à une attitude seulement compréhensive vis à vis de la politique de de Gaulle. Je m’en tirai en disant qu’effectivement ce n’était pas un succès pour le général.
Madame Orange déclara que j’avais raison, mais sans paraître se réjouir. Sa fille, alors, ne cherchant même plus à savoir ce qui en était de mon vote, se lança dans une diatribe interminable contre ceux qui ne comprenaient rien à la politique présidentielle, alignant toutes les incohérences de l’opposition. Elle parla, parla, se leva de table, allant et venant.
Son mari, avec son petit sourire habituel, se leva à son tour, la prenant par le bras et la priant au moins de s’asseoir. Mais elle résistait et poursuivait, en feignant pour le coup d’avoir à le convaincre, lui. Jusqu’à ce que, d’un geste non maîtrisé, elle heurta un vase qui se trouvait dans l’angle du buffet, tomba et se brisa en entraînant les fleurs qu’elle avait apportées à ses parents. Alors cette chute la réveilla, elle se rendit compte et, nous voyant tous gênés (sa mère seule allant l’embrasser pour la calmer), elle dit qu’elle allait se coucher. Ce qu’elle fit.