Décembre 1968Visite à une amie
Apollo 11
Il faisait, ce jour-là, un temps superbe, ensoleillé et doux, bien qu’on fut à trois jours de la Noël, et je me réjouissais de la journée qu’il allait m’être donné de vivre. Je devais traverser le Nord du département en voiture et rendre visite à mon amie Annie, la sœur de Jean Ducos. Outre qu’il y avait la joie de revoir cette dernière, il y avait aussi, d’abord, celle de cette promenade hivernale ensoleillée au travers d’une campagne qui est comme le prolongement de moi-même.
Les terres natales sont une partie de nous-mêmes : vous ne pouvez pas vous toucher sans que vous sentiez inconsciemment, sous votre épiderme, bruire les accidents familiers d’une nature que vous avez intériorisée mentalement et physiquement ou qui, de son côté, vous a induit à la transporter en vous-mêmes. C’est ainsi que j’ai traîné avec moi le Gers dans tous les pays du monde que j’ai visités et qu’il a été l’étalon à quoi je rapportais chaque nouveau paysage. On ne sort pas de ses terres ; et je plains le citadin absolu qui n’a pas trouvé en lui cette référence natale.
Les parties basses des environs de Nogaro parcourues, j’atteignis vite les coteaux, après Eauze. Ceux-ci sont la région la plus belle du département dont ils constituent les trois quarts. Vers Courrensan, ils sont couverts du manteau des vignes, dépouillées en ce moment, entrecoupé par la présence de fermes sur les hauteurs, solides comme des forteresses, avec de longues allées bordées de sapins y conduisant et pratiquant comme des saignées dans le vignoble. Mais la partie du trajet que je préférais, c’était encore celle qui va de Condom, ville de Bossuet, à Lectoure, ville du maréchal Lannes. Ici le Gers, où le raisin donne le Pousse-rapière et le Floc, abandonne sa pelisse de vignes et prend bien vite une toute autre allure. Des collines nues, à ce moment de l’année, endeuillées de leurs troupeaux de vaches retenues dans les étables.
De leurs déroulements doux, s’élèvent les pins parasols, seuls ou en groupe, et les fers de lance des cyprès, d’un vert sombre : ce qui donne au paysage un accent qu’on s’accorde généralement à dire toscan. Aussi croyais-je voir à certains moments le fond d’un tableau de la Renaissance italienne, avec, au premier plan, le sujet, que je ne voyais pas, lui : la 2 Chevaux de votre serviteur !
Je regardais comme si c’était la première fois ces fermes, ces chartreuses typiques de la région, ces embryons de manoirs, souvent élevés, enclos d’arbres, sur leur environnement dépouillé, d’autant qu’au retour (compte tenu de la brièveté du séjour) je ne verrais, dans l’enveloppante uniformité de la nuit, que les fenêtres éclairées des habitations ou les plages de lumières des cités éclairées au loin… Et le paysage, touché, me le rendit bien : il alla jusqu’à me mettre un âne au pelage clair devant une petite demeure couronnée d’un pin parasol et je pensais inévitablement au brave Platero du poète espagnol Juan Ramòn-Gimenez.
Ce paysage, l’été, avait même dans mon enfance un accent plus typiquement italien encore, avec ses étendues crayeuses blanches, réverbérant la lumière crue d’un soleil de plomb. Mais, de nos jours, avec la pratique des engrais, il était devenu fertile et vert et quelque chose de sa magie avait disparu. Encore que, l’hiver, surtout aujourd’hui où il faisait soleil, il retrouvait un peu son apparence d’antan.
Lectoure… Une ville dont le charme opère sur le voyageur. Je regrettai de ne pouvoir, cette-fois-ci, m’arrêter longtemps. Mais j’allai donner un coup d’œil au panorama, de la terrasse au château. Enfin, Saint-Clar, patrie de l’ail.
Il y avait longtemps que je n’avais pas revu Annie. Depuis l’époque lointaine où, élève d’abord de l’Ecole Normale d’instituteurs, puis jeune maître avant mon service militaire, j’occupais, dans son centre aéré de Saint-Clar dont elle était directrice, le poste de moniteur durant le mois de juillet. Celui d’août étant consacré à mes voyages. D’ailleurs son frère, non encore professeur, m’accompagnait à ce poste, car elle avait confiance en notre pédagogie et en notre compréhension des enfants.
Depuis donc, elle assumait toujours avec brio sa charge. Elle y déployait toujours la même passion de femme de gauche (je crois pouvoir dire : sympathisante communiste) souhaitant à son niveau, améliorer le monde. J’avais appris par son frère, que les enfants en détresse dont elle avait la charge venaient maintenant non seulement de la Réunion mais de tout le territoire ; et elle avait agrandi la maison de retraite dont elle était aussi responsable.
Des enfants au vieux, elle allait, aussi compréhensive du vécu des uns et des autres. Elle avait en mémoire le nom de tous. Son administration, de plus, étant lourde, elle croulait sous le travail. A quoi s’ajoutait toute la diplomatie et la fermeté qu’elle déployait, au niveau des élus locaux et départementaux, au niveau des syndicats, allant jusqu’à se faire craindre d’eux, pour obtenir des aides ou des améliorations de gestion. Aussi n’avait-elle pas de vie privée : son appartement, son lit avec coussins où s’enfoncer, étaient plus aux gamins qu’à elle.
Avec une simplicité, un naturel et une facilité extraordinaires, elle vouait à sa mission chaque nerf, chaque tendon, chaque muscle de son corps et toute son affectivité et sa tête. Il ne lui restait plus rien en propre, comme si elle n’eût rien de vraiment personnel en fait. Et d’ailleurs, quelque chose de vraiment personnel aurait-il eu quelque importance à ses yeux ? Toutefois, cette douce, cette sainte laïque (je ne vois pas une autre manière de la nommer), se réservait pour son usage l’exercice de son immense intelligence critique à l’endroit de tout ce qui n’allait pas dans le monde et des gens qui en étaient responsables ; ce pourquoi elle s’informait beaucoup, dépassant en cela sa formation de droit ; et revues et livres abondaient chez elle.
Sans doute regrettait-elle (un peu comme son frère) certaines de mes options : l’opéra, Wagner, de Gaulle… Peut-être regrettait-elle encore chez moi certaine culture du moi et pas assez d’engagement concret. Mais elle ne m’en avait fait et ne m’en ferait jamais la remarque. Avec son extrême habileté et la bienveillance de son sourire inaltérable, elle mettait et mettre toujours en avant, cependant, comme une note compensatoire ou de rachat en quelque sorte, ma vocation d’enseignant qu’elle connaissait bien et mon charisme (disait-elle) auprès des élèves.
Il me sembla, quand j’arrivai, que j’entrais toujours dans un petit paradis. Je retrouvai le centre, à l’orée de la cité, no loin du petit vallon, dont le charme, en été, me rappelait ces lieux bucoliques où les peintres du XVIIIème situaient leurs scènes amoureuses -et où Jean et moi, plus prosaïquement, allions conduire les enfants après la sieste ; car deux vieux chênes l’ombrent, dont les feuillages qui se touchent forment presque un dôme sous lequel, avec les chaleurs, nous étions au frais.
Je retrouvai la bâtisse principale, avec son rez-de-chaussée et sa maison de retraite, son premier occupé par l’appartement d’Anne, l’infirmerie, la lingerie, la buanderie… et son second où logent certains employés. Je retrouvai enfin l’énorme bâtiment, un peu plus en contrebas, réservé, lui, aux écoles, aux dortoirs, au réfectoire, aux salles de jeux… Et tout à coup, avant d’emprunter l’escalier du premier, ce fus un éblouissement : je revis, avec une clarté et une richesse de détails inouïs, le personnage juvénile d’Annie…
Un mois de juillet, à Laloubère, dans l’appartement de fonction de son père, directeur d’école, alors qu’elle était encore étudiante à Toulouse. Grande, morphologiquement faite comme son frère, brune, avec une gentillesse dans le visage qui n’entamait pas la stridence du regard ni la volonté inscrite sur tous ses traits ; et une robe décolletée à manches courtes, la plus belle sans doute que je lui ai jamais vu porter : blanche, avec de grands coquelicots ouverts et aplatis autour de leurs petits cœurs noirs à étamines.
Elle était dans son bureau, qui correspondait à l’entrée de son appartement. Debout, près de sa secrétaire penchée sur ses dossiers. Elle fit à ma vue : « Ah ! Jacques ! » Nous nous embrassâmes et nous allâmes dans la pièce à côté, sa chambre en fait. Deux gamins entre trois et quatre ans, deux angelots, y jouaient sur le fameux lit récamier en s’envoyant les coussins au visage. Elle se fâcha ; ils stoppèrent tout net et se mirent aussitôt en positions de dormir en suçant leurs pouces.
-Ah ! ce sont de petits coquins, me fit-elle de sa voix caractéristique quand on la sait destinée aux enfants et où perce tour à tour la gronderie tendre ou l’éloge.
Ici, c’était la gronderie qui perçait.
-Ils m’ont dit avoir mal à la tête, ajouta-t-elle, et je les ai envoyés ici pour se reposer un moment. En fait, ils n’avaient pas mal à la tête. Dis moi la vérité Jérôme.
Le petit, toujours suçant son pouce, s’assit sur le lit et dit :
-Si ! J’avais mal madame ; mais c’est Didier qui a voulu m’accompagner. Alors il m’a dit : « Tu diras à Madame que j’ai aussi mal à la tête ! »
-Bon, on verra tout ça plus tard. Maintenant rejoignez vos petits camarades car vous voyez : ce monsieur vient me rendre visite et il s’occupe aussi beaucoup des enfants.
Les petits se levèrent, elle leur demanda de ranger les coussins, elle les câlina un peu et ils s’en allèrent en sautillant.
Nous nous tenions autour d’un guéridon, près de son lit, lequel, à l’occasion, lui servait de canapé et de lieu de la conversation et où elle me dit qu’elle souhaitait mourir, imprégné qu’il était (et serait encore plus) du passage de tous les petits dont elle s’était (et se serait) finalement occupée… Nous parlâmes de choses et d’autres, de visites en particulier, pour le moins amusantes, que Jean m’avait faites à la clinique. Il y avait, entre autres, sur le guéridon une revue où apparaissait sur la couverture la silhouette accroupie de Gandhi auprès de son rouet.
-Ah ! Gandhi, fis-je aussitôt en apercevant cette image : la persuasion…la non violence… Les foules, ajoutai-je, venait le voir comme un gourou : il lui suffisait d’apparaître pour qu’elles se sentent rassérénées. Qu’il parlât ou non, elles découvraient en sa présence ce dont elles avaient besoin, un peu comme les foules du Haut Moyen Âge pour qui la vue des rois était génératrice et consolatrice.
-Seulement, Gandhi parlait aussi, fit-elle, et heureusement !
Je répondis qu’en fin de compte Gandhi paraissait assez proche de la personne du Christ -et, pour moi, plus que celle du Bouddha. était l’illustration parfaite de cette phrase de l’Évangile : « Heureux les doux, car ils auront la terre en partage ! » il avait, continuai-je emporté par mon élan, abattu par son discours de douceur tout un empire, vaincu un état de fait répressif et obsolète. De ce point de vue, il avait prouvé que le monde n’appartient pas qu’à César.
-Alors, me dit-elle non sans un sourire un tantinet malicieux, il était plus fort que le Christ qui se résignait, lui, à ce que le monde rendît à César ce qui est à César ?
J’étais inondé de joie par cette discussion. Mais elle, encore :
-Ma tante qui, comme vous le savez, vit depuis quelque temps avec moi et qui est de plus en plus influencée par le christianisme, serait heureuse de nous entendre évoquer ces questions.
L’heure avançant, elle me dit, pour conclure, que les hommes n’étaient résolument pas sages. Leur immaturité, c’était là, en effet, l’une de ses obsessions. Elle parlait toujours, du moins depuis que je la connaissais, d’éducation à faire, d’éducation toujours à recommencer.
A l’issue de quoi, on s’apercevrait peut-être que les hommes n’étaient pas fondamentalement mauvais. Au Mal, à la violence en soi, elle ne pouvait croire. Elle ne pouvait croire en une violence que l’humanité portât génétiquement en elle. Il devait y avoir une autre voie que celle que pratiquaient les hommes (et surtout les chefs) depuis des millénaires. Aussi, ce jour-là, elle me confia son amertume au vu des événements récents dans l’Hexagone. Elle pensait qu’en France tout au moins, pays qui avait derrière lui l’expérience d’une longue réflexion sociale, on aurait pu, en mai, obtenir davantage, si l’on avait su faire l’impasse de la violence.
Comme je l’aimais beaucoup, que je ne voulais pas lui faire de peine, je ne relevai pas ici que le parti communiste dont elle était proche avait à un moment déclaré la guerre à l’occident à côté des Nazis, en se rapprochant de l’URSS ; mais surtout avait pour modèle un système de pensée hallucinant, où l’on avait mis justement la violence au cœur de tout.
La pensée de Lénine n’était bâtie que sur elle. Le changement, selon lui, ne pouvait faire l’économie de la violence. Celle-ci, quand elle a en effet éradiqué les hommes-clés en qui le capitalisme s’incarne (ce qui est finalement la chose la plus réalisable), doit poursuivre son action exterminatrice à un niveau moins évident et plus vaste : celui qui touche aux classes moyennes et populaires, petites bourgeoisies d’esprit.
La Révolution française avait certes tomber les têtes qui la gênaient ; et l’on pouvait croire qu’elles, tombées, la paix reviendrait, riche des transformations apportées. Ce qui fut. Mais la Révolution bolchevique initiée par Lénine imaginait une pression permanente sur les classes. En elles, selon lui, l’esprit tenace du capitalisme perdurait à leur insu, les habitudes archi séculaires de religion, de comportement individualiste, propres à ce dernier, renaissant sans cesse quand on les croyait exterminés -un peu comme les têtes du serpent Typhon. Aussi les hécatombes étaient toujours à l’ordre du jour, le terme de la révolution pour passer à autre chose n’étant jamais parfaitement atteint.
D’où une violence institutionnalisée !
Non, je n’avais pas le cœur à lui dire tout cela, dont elle n’était tout de même pas sans avoir quelque conscience. Nos échanges avaient été tellement riches et aimables que je ne pouvais terminer par un bémol. D’autant qu’on frappait à la porte. Un employé des cuisines venait dire qu’il avait apporté le repas à la salle à manger.
Nous étions quatre à table. Outre nous deux, il y avait la tante devenue très croyante et la première secrétaire que j’eus d’abord un peu de mal à reconnaître mais dont les caractéristiques me revinrent bien vite à l’esprit -en particulier une certaine odeur de pied que la pauvre (m’avait dit Annie) était impuissante à faire disparaître. Institutrice retraitée, la tante était aussi passionnée que la mère : d’abord par les enfants, où elle ne voyait qu’innocence, puis par le christianisme dont, après une pause d’indifférence, elle découvrait les arcanes au travers de Saint Paul. Pour la première secrétaire, c’était une autre affaire. Les pieds mis à part, elle était célibataire, royaliste, entichée des gens de noblesse : de leur ordre, de leurs titres, et consacrait tous ses loisirs à l’étude généalogique des grandes familles européennes actuelles.
Elle avait là-dessus des tonnes de documents, des cartes, collectionnait les revues rapportant les mariages, les progénitures et les décès de toutes les personnes titrées, dont elle avait toujours peur que l’une ou l’autre lui échappe. Et avec tout cela, elle confectionnait des carnets où notes, arbres généalogiques, croquis de blasons foisonnaient -et qui, vus de loin, faisaient penser aux cahiers de quelque écrivain ou chercheur.
A sa manière, elle était européenne, car elle adorait ces mariages transfrontaliers, dont elle disait qu’ils assuraient le rapprochement des peuples. Elle avait une bête noire : la Révolution française. Et lorsque je demandais une fois à Annie des renseignements sur les origines de sa secrétaire, j’appris qu’elle venait d’une famille presque déshéritée. Pour ma part, vu ma jeunesse d’alors, je la méprisais un peu : je la trouvais désuète, obsolète d’esprit -encore qu’Annie, avec toute sa bonté, m’eut demandé de la ménager. Mais la revoyant ce jour-là, à ce repas, après quelques années, plus forte physiquement et plus marquée de visage, il me semble qu’elle avait mûri par ailleurs, car elle me questionna avec intérêt sur la manière dont j’avais vécu les événements de mai.
Le repas s’achevait, quand nous entendîmes un léger bruit au niveau de la poignée de la porte donnant sur le couloir et celle-ci, subrepticement s’entrouvrit. Nous regardâmes tous dans cette direction. Nous vîmes d’abord une petite tête puis une autre, au travers de l’entrebâillement. C’étaient les deux angelots qui, dans la matinée, avaient occupé le lit-canapé d’Annie. Ils étaient un peu hésitants sur la manière dont « Madame » les accepterait ou pas et ils entraient et sortaient tour à tour leurs têtes, non sans faire quelques petites grimaces, attendant qu’on leur dit quelque chose. Cette scène dura un moment, car Annie nous regardait en clignant des yeux et en faisait durer le suspens. Eux, maintenant gloussaient et de leurs petits pieds piaffaient, tout en restant dans le couloir.
-Alors ! qu’est-ce que je fais d’eux ? nous demanda Annie très fort pour qu’ils entendent. Je les fais rentrer ou je les renvoie ? Car ils savent bien, ces coquins, qu’ils n’ont pas le droit de quitter leur surveillante. Je suis sûre qu’elle ne sait pas où ils sont et elle va s’inquiéter. Qu’est-ce que je fais d’eux Jacques ?
-Oh ! pour une fois, vous les laissez entrer, fis-je.
Alors, ils se ruèrent sur elle et la prirent par le cou.
Le repas terminé, Annie me fit voir les changements qu’elle avait fait apporter au Centre. Les cuisines étaient modernisées, le réfectoire divisé en deux, pour réduire le bruit, les dortoirs compartimentés, les robinets et les douches en partie remplacés. Les classes avaient un mobilier neuf.
Nous en étions là, quand nous eûmes une visite de taille : Jean et sa femme, qui étaient au courant de ma présence chez Annie, venaient me saluer. Je crus d’abord qu’ils arrivaient de Lannemezan. Mais non : ils venaient d’acheter un viager, à une vieille dame, une ancienne et majestueuse maison, près de Saint-Clar : ce qui rapprochait Jean de ses châteaux gersois. C’était-là, pour lui, son après-mois-de-mai.
Tout cela nous valu un thé vers cinq heures. Comme Annie avait dû s’absenter un moment, je restai seul avec Jean et sa femme et nous vînmes à parler d’Annie.
-Ah ! fit jean, maman s’inquiète. Elle a l’impression qu’Annie donne tout au Centre : son corps, son esprit, son argent… et qu’elle ne s’intéresse pas assez à elle.
-C’est bien, répliquai-je, l’une des plus belles façons de vivre. Tu connais la fameuse phrase : « Celui qui conservera sa vie la perdra, et celui qui la perdra à cause de moi la conservera ! »
-Ah ! c’est bien à toi de dire ça, l’hédoniste !
C’était là une épithète qu’il aimait gentiment à me coller.
Quand je rentrai à Nogaro, comme je l’avais prévu, il faisait nuit ; et je voyais ici et là que les lumières des fermes isolées ou les plages éclairées des cités. Mais la Lune vint à briller, qui me rendit tout à coup conscient de la présence de milliers d’étoiles. Cette lune autrefois « d’argent », selon Proust : la lune aux cornes d’argent, le front d’argent de la lune, devenue « bleue » avec Chateaubriand et avec le Victor Hugo de La Fête chez Thérèse, « jaune métallique » avec Baudelaire, était ce soir-là pour moi un véritable soleil de la nuit, un disque immense et rougeoyant, exhumant des ténèbres des formes qui ne m’en demeuraient pas moins problématiques, même si elles correspondaient aux formes précises que j’avais aperçues à l’aller. Mais ce n’en était pas moins un soir historique. C’était peut-être le dernier soir, en effet, où il m’était donné de voir l’astre ainsi, de ressentir (surtout moi qui ne l’avais jamais regardé au télescope) cette antique et puissante vertu de mystère qui lui est attachée.
C’était un soir après lequel, il allait devenir, pour moi comme pour toute l’humanité, un objet d’observation scientifique, un lieu potentiel d’exploitation, un prétexte peut-être à des rivalités ; perdre beaucoup de sa richesse symbolique, laquelle avait fait de lui les disque des réalités féminines par excellence face aux réalités masculines solaires. Le disque de toutes les méditations de tous les peuples, de toutes les religions, animistes ou autres, le disque des déesses mères et, pour la chrétienne, réduit à son croissant, le socle de celle qu’on nomme la Vierge-mère…
C’est que, le lendemain, j’allais voir à la télévision les astronautes tenter de faire le tour de l’astre !
2
Le dernier mois de cette année fort troublée, je pouvais voir, comme tout un chacun, les Américains, avec Apollo 8, tenter un pari spatial immense. Ils avaient souffert d’être en retard sur les Russes, qui avaient envoyés Gagarine dans l’espace en avril 1961, réalisant le premier vol spatial habité. Mais John Kennedy, voulant relancer leur orgueil, leur avait fixé le projet d’avoir à se poser sur la Lune dans dix ans.
Se prenant au jeu, les USA avaient envoyé, un an après, en février 1962, un de leurs hommes, John Glenn, qui devint ainsi le premier Américain en voler en orbite autour de la Terre ; ce qui les mit à égalité avec les Russes. John Glenn fut fêté comme le plus grand des héros américains -John Glenn qui retournera dans l’espace en 1998, à 77ans, y demeurant un peu moins de 9 jours, devenant le spationaute le plus âgé de l’Histoire de l’astronautique mondiale.
Mais Kennedy mort, ce 21 décembre 68, trois hommes : Frank Frederick Borman, James Arthur Lovell et William Alison Anders quittent notre planète pour 6 jours et survolent la Lune pendant dix révolutions en orbite avant de regagner la Terre, le 27. Je revois encore leur fusée Saturn V et leur vaisseau Apollo 8 s’arracher de leur base de Kennedy Space Center.
Des informations ultérieures m’ont appris qu’il s’est agi, en fait, d’un immeuble de cinq étages, contenant deux mille tonnes d’explosifs : une véritable petite bombe nucléaire, et que son décollage a engendré un séisme, perçu jusqu’à cinq kilomètres.
On n’avait jamais autant investi, pour un profit immédiat très problématique. Je n’ai pas, à dire vrai, le souvenir précis de l’engin au démarrage. Mais, j’ai, par contre, à ma disposition, sur Google, une photo de l’engin au sol : photo très pathétique, en double exposition. La Lune n’avait pas été visible au moment du lancement. Mais sur la photo, la réalité est magnifiée. La fusée est bicolore : bleue sur sa gauche, rose ou rosée sur sa droite. Des gaz s’en échappent : au départ, une gerbe plutôt bistre, qui s’effiloche bien vite en nuages blancs et roses, aussi ouatés que ceux qui, chez les peintres renaissants, soutiennent la Vierge et les saints ! au fond, le ciel est d’un bleu de plus en plus profond, à mesure qu’on s’élève, et, bien évidemment, s’en détachant, juste au-dessus de l’échappement transfiguré des gaz, la faucille délicate et blême de l’astre qu’on espère atteindre : une sorte de fétiche ! Un artiste inspiré pourrait trouver là une idée illustrative du monde moderne.
Le voyage ? Je me l’imaginais comme une épopée digne d’Homère malgré sa brièveté prévue. Où je voyais un Zeus, en filigrane, peser sur des balances d’or le sort des astronautes et où les autres dieux présideraient aux forces gravitationnelles. C’était un peu court, j’en conviens. Mais, ultérieurement, je devais en connaître l’aspect plus scientifique et plus proprement humain. Il y a eu, très vite, la diarrhée et les vomissements de Frank Borman, que ses coéquipiers durent nettoyer. Cette marque de la faiblesse humaine en plein ciel, au milieu des forces invisibles et comme transcendantes régissant le cosmos, m’émeut encore très profondément. D’autant que Borman, gêné, a demandé de n’en rien dire au centre de contrôle. Ce qui le rend encore plus touchant.
Le vaisseau étant placé en orbite elliptique autour de la Terre, il y a eu alors ces moments intenses où nos trois pilotes purent enfin voir entièrement notre planète. Ils étaient les premiers à le faire ; et Google a montré depuis, mieux que la télévision, comment elle leur est apparue : bleue sur fond noir, le Pôle Sud en haut, avec le dessin complet de l’Amérique du Sud et une rotondité approximative…
Puis il y a eu l’arrachement à l’orbite terrestre, les craintes qui l’ont accompagné : celle de l’étage de la fusée jouxtant le vaisseau et qu’il a fallu faire dévier vers l’orbite solaire ; celle d’une perte de contact avec le centre de contrôle et le recours à l’étoile la plus proche, à l’aide du sextant, pour un retour éventuel sur Terre ! il y a eu le voyage proprement dit vers la Lune : le vaisseau, chauffé à plus cent degrés côté soleil, à moins deux cents côté ombre, qu’il a fallu faire tourner sur lui-même pour rétablir un juste équilibre thermique.
Au cours de ce transfert, la NASA organise deux diffusions télévisées, à la 35ème heure de vol et à la 55ème. L’équipage nous fait visiter le module et nous fait voir la Terre, à l’aide de filtres. Puis a eu lieu l’approche de la Lune, l’entrée dans sa sphère d’influence gravitationnelle (et des hommes, ici, pour la première fois, échappaient à celle de la Terre), le ralentissement obligé et, vers la 64ème heure de vol, le commencement de la manœuvre de placement sur orbite, qui a dû être effectuée de la face cachée de la Lune et donc sans contact avec le centre de contrôle. Les membres de l’équipage vivent alors ces instants qui ont été comme les plus longs de leur vie. Si la propulsion nécessaire à accomplir n’avait pas duré exactement le temps prévu, le vaisseau, en effet, aurait eu une trajectoire excentrique, voire aurait été éjecté dans l’infini ; si, maintenant, la propulsion avait trop duré, il se serait écrasé sur la Lune. Mais tout marche à merveille et, à la 68ème heure de vol, a lieu enfin l’insertion dans l’orbite lunaire -alors que le vaisseau a encore perdu tout contact avec le centre de contrôle. Enfin il reparaît et Lovell donne au monde la première description de la Lune faite par un œil humain ; sableuse, grisâtre, percée de cratères… Il y a eu vingt heures de survol et dix rotations. La quatrième apparition du vaisseau nous donne à voir un spectacle extraordinaire : un « lever de Terre », impossible à observer de la surface de la Lune, les mouvements de celle-ci et de la Terre étant synchrones.
Lors de la neuvième apparition, le soir de Noël, tout l’équipage fait une lecture des premières phrases de la Genèse, et Borman envoie ses vœux à tous les habitants de la vieille Terre, demandant à Dieu de les bénir.
Et puis il y a eu le retour sur Terre ; mais aussi le moment crucial de la mise à feu du système d’injection translunaire -l’appareil étant toujours sur la face cachée de l’astre. Si ce système était venu à ne pas marcher, nos astronautes se seraient trouvés bloqués en orbite lunaire, avec seulement cinq jours de nourriture et aucune assurance de sortie. Mais on connaît l’issue : le retour vers la Terre, la rentrée dans l’atmosphère, le ralentissement final avec ouverture des parachutes, enfin l’amerrissage et l’arrivée des hommes-grenouilles…
Ce soir-là, pour la Noël, j’étais chez mes parents. Mon père était à mes côtés et avait entendu, comme moi, les vœux adressés au monde par les astronautes. Il était revenu depuis peu de son atelier, emmenant avec lui l’odeur fraîche des gros copeaux qui s’amoncelaient autour de sa machine à raboter et où il s’enfonçait jusqu’aux chevilles. Comme dans le bon vieux temps où les saisons étaient marquées, il avait beaucoup neigé toute la journée et le village était tout blanc. L’église, où allait avoir lieu la messe de minuit, se dresse en face du magasin de meubles de mes parents. La neige avait envahi les toitures des absidioles et le couvert de la nef ; et, quand j’étais sorti, manière de prendre l’air, un peu avant l’émission télévisée, je l’avais vue, non sans émotion, dans la nuit déjà tombée, sous l’éclairage des réverbères, encapuchonnée ici, feutrée là par la neige, ce qui en atténuait l’austérité romane et lui donnait quelque douceur ; et, merveille des merveilles, son clocher, élevé et pointu, une adjonction moderne d’ailleurs malheureuse, était comme sorti de la triste réalité de son mauvais style, du fait que la Lune, rouge, ronde, immense, était exceptionnellement, ce soir-là, juste au-dessus de la pointe du paratonnerre (un peu -dirait Musset- comme un point sur in « i ») et sous un ciel fourmillant d’étoiles. En Orient surtout, j’avais vu ces cieux opulents, que me rappelaient souvent les cieux nogaroliens…
Du fond de cette vaste maison où nous étions assis côte à côte, mon père et moi, nous entendîmes à un moment, les cloches annoncer l’office, avec certaine avance, et le hasard voulut que leurs sons couvrent la présentation des vœux des astronautes et leur demande de bénédiction adressée à Dieu pour tous les hommes de la Terre…
Oui : j’étais enflammé par cette aventure confondante. Par la perfection de la technique déployée. A quoi s’ajoutait, pensais-je, le courage, la précision infaillible et la modestie des trois pilotes. Et cette fine touche de spiritualité finale, tirée du grand livre d’Occident chrétien, n’était pas sans m’émouvoir. Depuis le début de l’émission, j’avais été transporté par les images retransmises de la Terre et de la Lune, interpellé par les pouvoirs de l’Homme, que j’égalais presque à ceux de Dieu -ou, plus modestement, des dieux grecs. Il n’y avait rien, me disais-je, que ces divinités n’eussent fait et que l’homme ne pût imiter ! Par contre, si la beauté de notre planète me remuait, l’aspect maussade de la Lune me paraissait annihiler tous les rêves que l’humanité avait placés en elle.
Cet aspect maussade, ce sable grisâtre, ces cratères…Même si on pouvait trouver du charme à les contempler, mettait à mal la poésie liée à ce séjour où les pythagoriciens voyaient le lieu idyllique de la transmigration des âmes vers les étoiles -voire la réalité plus rugueuse de l’utopie lugubre de Wells, que Georges Mélies a tenté d’immortaliser. La Lune n’était plus qu’un astre froid, régulateur de l’inclinaison de notre planète ; mais, quand même aussi, le luminaire de nos nuits ! Heureusement, pour le spectacle qu’elle nous donne de ses phrases, elle pouvait demeurer -pensais-je encore- l’image de la croissance et de la décroissance, de la vie et de la mort, du temps qui passe face à l’inaltérable fixité du soleil…
L’image, enfin, de la sexualité et de la femme. Et je ne savais pas alors que je viendrais même à écrire l’un de mes textes romanesques les plus sentis La Vénus noire, où Séléné avait gardé un rôle éminent. Situé en Casamance, l’histoire fera se rencontrer la Vénus noire et un jeune héros de race blanche. Il se passera ce qu’on devine : un coït ! Mais pas n’importe lequel. Un coït rituel, qui relancera la vie, alors un peu assoupie -et qui aura lieu sous le signe et les hospices de la Lune, dans sa pleine rotondité, dans son plus bel éclat, faisant se gonfler les océans et s’ouvrir les coquillages en vue de la reproduction…
Mon père était moins enflammé que moi. Habitué à ce qui résiste, au bois, à ce qui impose des limites, à ce qui exige par-dessus tout du bon sens, de la mesure, il n’avait pas d’envol naturel pour croire à cette aventure. Les mythes d’Icare, de Phaéton, s’il les avait connus, lui eussent tenu de bible en la matière. La télévision éteinte, je l’observais de côté, sur notre canapé, éclairé par la lumière diffuse d’une petite lampe sur sa gauche. Son visage aux traits accusés par la lumière, la courbure de son nez accentuée, les lèvres serrées, si minces qu’elles disparaissaient dans ce serrement, sa chevelure encore châtain aux cheveux longs et lisses, dont les mèches rebelles illustraient la seule grande conviction de sa vie : à savoir que la société était malade et qu’il fallait tout reprendre à zéro… De profil, un médaillon de Benvenuto Cellini. Il dit, tout de suite, que le propos de l’Homme n’était pas d’aller dans l’espace mais d’aménager la Terre.
C’était dit de façon tranchante, comme un impératif catégorique. Puis il ajouta qu’heureusement, il n’y avait là de part en part que rhétorique et bluff.
-Tu me fais bien rire ! (c’était là l’une de ses formules). Tu ne vois pas qu’il s’agit d’un canular. D’un montage pour impressionner les Russes !
A ce moment, il se pencha vers la petite table du salon, pour prendre son verre de Ricard, sa boisson préférée, que ma mère, en fidèle servante, lui avait apporté, avant même qu’il ne le demandât.
J’étais stupéfait. Il ne voyait là que cinéma.
-Mais enfin, lui dis-je, les choses sont très cohérentes. Il y a eu d’abord les sorties dans l’espace de Gagarine puis de Glenn. A présent, il y a le contournement de la Lune. Plus tard, il y aura la Lune, sur laquelle on se posera…
-Tout ça n’est qu’une baudruche emplie de vent. Tu verras quand elle crèvera, alors on rira !
Je savais qu’il n’aimait pas les Etats-Unis. Mais quand même ! Je ne me rappelle plus, maintenant, quels arguments je trouvai pour venir à bout de cette dénégation. Finalement (peut-être pour avoir la paix) faisant mine de se rendre, il invoqua les sommes dépensées pour un profit immédiat aléatoire. A quoi je répondis que si, au cours des siècles, on n’avait jamais fait de dépenses imputées à des politiques de prestiges, bien des découvertes et des constructions monumentales nous manqueraient déplorablement.
Mais il n’y a pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre ; et il revint sur cette idée qu’on aurait mieux fait d’utiliser cet argent à soulager la misère du monde.
Le surlendemain, je recevais une carte de retour de vœu de mon ami Orange. Il m’y disait que, fuyant toute modernité, il lisait les textes admirables de Leroi Gouhran sur l’époque paléolithique. La chose que je crus alors en effet remarquer, est qu’Apollo 8 ne suscitait pas l’enthousiasme général que j’avais attendu. Sans doute n’en serait-il pas de même (me disais-je) pour la phase suivante, où l’Homme se poserait sur la Lune. On me rapporta même que certains avaient protesté, parce qu’on avait interrompu, à la radio, un match de football pour donner des nouvelles des astronautes ! Ce que je trouvai affligeant. Là-dessus -toujours dans une réponse de retour de vœux où il était peu question d’actualité -Émery me rappela que Lindbergh, en 1927, à l’issue de la traversée de l’Atlantique, dans son fragile appareil, avait déclenché, lui, un délire sacré et, qu’après avoir échappé à l’Océan, il avait failli être étouffé au Bourget par la foule des enthousiastes, les journaux de l’époque ne tarissant pas de paraphraser à cette occasion les rêves messianiques du Plein ciel de Hugo. Et d’ajouter qu’il y avait là une réflexion à faire.
Lindbergh, selon Émery, prenait place avec son avion dans la lignée des héros maîtres de leur destin et qui en décidaient librement. Du moins, les choses pour l’opinion, étaient ressentis ainsi. Nos trois astronautes avaient été certes assurément volontaires. Mais on pense moins à cela qu’au formidable système dans lequel ils ont été intégrés. Un système gigantesque, ayant fonctionné depuis des mois et s’étendant à des milliers de personnes, allant des cerveaux les plus puissants aux spécialistes les plus limités et les plus subalternes ; une mécanique savante, minutieuse, un chef d’œuvre d’organisation technocratique. Aussi a-t-on le sentiment, avec nos astronautes, d’être moins en face d’explorateurs personnalisés que de savants d’un appareil.
Émery voyait comme « un sillage d’ombre » accompagnant cette aventure si glorieuse. Elle nous donnait l’idée que le succès impliquait dorénavant la soumission totale à un ordre rigoureux, « la seule part d’initiative laissée aux astronautes ayant été finalement la prière. »
Je lui laisse la responsabilité d’une telle analyse. Maintenant mort, il ne peut répondre. Le problème (mais qui me dépasse personnellement) est de savoir si l’opération a été vraiment exclusive de toute opération individuelle. A un moment, il n’y a pas paru, puisqu’on voit l’un des astronautes tenter de se repérer sur certaine étoile, dans, le cas d’un éventuel retour, si le centre de contrôle ne répondait plus.
Et Émery de risquer même une ressemblance de l’organisation d’Apollo 8 avec celle des Sélénites, justement, dans le roman de Wells. Ceux-ci n’étaient finalement qu’un seul être collectif, gouverné par un cerveau unique, le Grand Lunaire, qui paraît à lui seul receler toute la conscience de l’astre. Ainsi, l’opinion, si indifférente qu’elle ait pu s’avérer, aurait ressenti la crainte obscure , liée à cette opération, d’une humanité termitière. Celle d’un monde moderne engendrant tyrannie mécanique, satiété, ennui, voire atteignant ici à une sorte de « transhumain » ou de « parahumain .»
Le hasard voulut que, peu de jours après le dernier passage de la capsule autour de la Lune, ait été révélé au monde la huitième explosion atomique chinoise. Impossible en effet de ne pas voir là la réalisation d’un socialisme technocratique -autrement dangereuse pour l’immédiat que celle d’Apollo 8, la marque d’une volonté démoniaque commuée en volonté de puissance. Certes, le puissant génie de Mao n’était pas à l’origine de la bombe ! Mais le puissant génie de Mao fanatisait, disciplinait, transformait les masses en une main d’œuvre combattante et docile, gouvernée par une élite peu nombreuse. En somme, une réplique de l’ordre du Grand Lunaire ! Et, c’était là le danger : qu’une bombe fît corps avec une religion d’Etat !
Jules Vernes avait anticipé le voyage d’Apollo 8. Sa fusée avait démarré non loin de l’endroit où démarra Saturn V ; ses astronautes étaient également trois et sa capsule, après une semaine de vol, amerrit aussi dans l’Océan. L’auteur pensait avoir sollicité toutes les données de la science, pour un projet devant enfin apporter au monde un remède à ses dimensions…
Apollo 11
Il faisait, ce jour-là, un temps superbe, ensoleillé et doux, bien qu’on fut à trois jours de la Noël, et je me réjouissais de la journée qu’il allait m’être donné de vivre. Je devais traverser le Nord du département en voiture et rendre visite à mon amie Annie, la sœur de Jean Ducos. Outre qu’il y avait la joie de revoir cette dernière, il y avait aussi, d’abord, celle de cette promenade hivernale ensoleillée au travers d’une campagne qui est comme le prolongement de moi-même.
Les terres natales sont une partie de nous-mêmes : vous ne pouvez pas vous toucher sans que vous sentiez inconsciemment, sous votre épiderme, bruire les accidents familiers d’une nature que vous avez intériorisée mentalement et physiquement ou qui, de son côté, vous a induit à la transporter en vous-mêmes. C’est ainsi que j’ai traîné avec moi le Gers dans tous les pays du monde que j’ai visités et qu’il a été l’étalon à quoi je rapportais chaque nouveau paysage. On ne sort pas de ses terres ; et je plains le citadin absolu qui n’a pas trouvé en lui cette référence natale.
Les parties basses des environs de Nogaro parcourues, j’atteignis vite les coteaux, après Eauze. Ceux-ci sont la région la plus belle du département dont ils constituent les trois quarts. Vers Courrensan, ils sont couverts du manteau des vignes, dépouillées en ce moment, entrecoupé par la présence de fermes sur les hauteurs, solides comme des forteresses, avec de longues allées bordées de sapins y conduisant et pratiquant comme des saignées dans le vignoble. Mais la partie du trajet que je préférais, c’était encore celle qui va de Condom, ville de Bossuet, à Lectoure, ville du maréchal Lannes. Ici le Gers, où le raisin donne le Pousse-rapière et le Floc, abandonne sa pelisse de vignes et prend bien vite une toute autre allure. Des collines nues, à ce moment de l’année, endeuillées de leurs troupeaux de vaches retenues dans les étables.
De leurs déroulements doux, s’élèvent les pins parasols, seuls ou en groupe, et les fers de lance des cyprès, d’un vert sombre : ce qui donne au paysage un accent qu’on s’accorde généralement à dire toscan. Aussi croyais-je voir à certains moments le fond d’un tableau de la Renaissance italienne, avec, au premier plan, le sujet, que je ne voyais pas, lui : la 2 Chevaux de votre serviteur !
Je regardais comme si c’était la première fois ces fermes, ces chartreuses typiques de la région, ces embryons de manoirs, souvent élevés, enclos d’arbres, sur leur environnement dépouillé, d’autant qu’au retour (compte tenu de la brièveté du séjour) je ne verrais, dans l’enveloppante uniformité de la nuit, que les fenêtres éclairées des habitations ou les plages de lumières des cités éclairées au loin… Et le paysage, touché, me le rendit bien : il alla jusqu’à me mettre un âne au pelage clair devant une petite demeure couronnée d’un pin parasol et je pensais inévitablement au brave Platero du poète espagnol Juan Ramòn-Gimenez.
Ce paysage, l’été, avait même dans mon enfance un accent plus typiquement italien encore, avec ses étendues crayeuses blanches, réverbérant la lumière crue d’un soleil de plomb. Mais, de nos jours, avec la pratique des engrais, il était devenu fertile et vert et quelque chose de sa magie avait disparu. Encore que, l’hiver, surtout aujourd’hui où il faisait soleil, il retrouvait un peu son apparence d’antan.
Lectoure… Une ville dont le charme opère sur le voyageur. Je regrettai de ne pouvoir, cette-fois-ci, m’arrêter longtemps. Mais j’allai donner un coup d’œil au panorama, de la terrasse au château. Enfin, Saint-Clar, patrie de l’ail.
Il y avait longtemps que je n’avais pas revu Annie. Depuis l’époque lointaine où, élève d’abord de l’Ecole Normale d’instituteurs, puis jeune maître avant mon service militaire, j’occupais, dans son centre aéré de Saint-Clar dont elle était directrice, le poste de moniteur durant le mois de juillet. Celui d’août étant consacré à mes voyages. D’ailleurs son frère, non encore professeur, m’accompagnait à ce poste, car elle avait confiance en notre pédagogie et en notre compréhension des enfants.
Depuis donc, elle assumait toujours avec brio sa charge. Elle y déployait toujours la même passion de femme de gauche (je crois pouvoir dire : sympathisante communiste) souhaitant à son niveau, améliorer le monde. J’avais appris par son frère, que les enfants en détresse dont elle avait la charge venaient maintenant non seulement de la Réunion mais de tout le territoire ; et elle avait agrandi la maison de retraite dont elle était aussi responsable.
Des enfants au vieux, elle allait, aussi compréhensive du vécu des uns et des autres. Elle avait en mémoire le nom de tous. Son administration, de plus, étant lourde, elle croulait sous le travail. A quoi s’ajoutait toute la diplomatie et la fermeté qu’elle déployait, au niveau des élus locaux et départementaux, au niveau des syndicats, allant jusqu’à se faire craindre d’eux, pour obtenir des aides ou des améliorations de gestion. Aussi n’avait-elle pas de vie privée : son appartement, son lit avec coussins où s’enfoncer, étaient plus aux gamins qu’à elle.
Avec une simplicité, un naturel et une facilité extraordinaires, elle vouait à sa mission chaque nerf, chaque tendon, chaque muscle de son corps et toute son affectivité et sa tête. Il ne lui restait plus rien en propre, comme si elle n’eût rien de vraiment personnel en fait. Et d’ailleurs, quelque chose de vraiment personnel aurait-il eu quelque importance à ses yeux ? Toutefois, cette douce, cette sainte laïque (je ne vois pas une autre manière de la nommer), se réservait pour son usage l’exercice de son immense intelligence critique à l’endroit de tout ce qui n’allait pas dans le monde et des gens qui en étaient responsables ; ce pourquoi elle s’informait beaucoup, dépassant en cela sa formation de droit ; et revues et livres abondaient chez elle.
Sans doute regrettait-elle (un peu comme son frère) certaines de mes options : l’opéra, Wagner, de Gaulle… Peut-être regrettait-elle encore chez moi certaine culture du moi et pas assez d’engagement concret. Mais elle ne m’en avait fait et ne m’en ferait jamais la remarque. Avec son extrême habileté et la bienveillance de son sourire inaltérable, elle mettait et mettre toujours en avant, cependant, comme une note compensatoire ou de rachat en quelque sorte, ma vocation d’enseignant qu’elle connaissait bien et mon charisme (disait-elle) auprès des élèves.
Il me sembla, quand j’arrivai, que j’entrais toujours dans un petit paradis. Je retrouvai le centre, à l’orée de la cité, no loin du petit vallon, dont le charme, en été, me rappelait ces lieux bucoliques où les peintres du XVIIIème situaient leurs scènes amoureuses -et où Jean et moi, plus prosaïquement, allions conduire les enfants après la sieste ; car deux vieux chênes l’ombrent, dont les feuillages qui se touchent forment presque un dôme sous lequel, avec les chaleurs, nous étions au frais.
Je retrouvai la bâtisse principale, avec son rez-de-chaussée et sa maison de retraite, son premier occupé par l’appartement d’Anne, l’infirmerie, la lingerie, la buanderie… et son second où logent certains employés. Je retrouvai enfin l’énorme bâtiment, un peu plus en contrebas, réservé, lui, aux écoles, aux dortoirs, au réfectoire, aux salles de jeux… Et tout à coup, avant d’emprunter l’escalier du premier, ce fus un éblouissement : je revis, avec une clarté et une richesse de détails inouïs, le personnage juvénile d’Annie…
Un mois de juillet, à Laloubère, dans l’appartement de fonction de son père, directeur d’école, alors qu’elle était encore étudiante à Toulouse. Grande, morphologiquement faite comme son frère, brune, avec une gentillesse dans le visage qui n’entamait pas la stridence du regard ni la volonté inscrite sur tous ses traits ; et une robe décolletée à manches courtes, la plus belle sans doute que je lui ai jamais vu porter : blanche, avec de grands coquelicots ouverts et aplatis autour de leurs petits cœurs noirs à étamines.
Elle était dans son bureau, qui correspondait à l’entrée de son appartement. Debout, près de sa secrétaire penchée sur ses dossiers. Elle fit à ma vue : « Ah ! Jacques ! » Nous nous embrassâmes et nous allâmes dans la pièce à côté, sa chambre en fait. Deux gamins entre trois et quatre ans, deux angelots, y jouaient sur le fameux lit récamier en s’envoyant les coussins au visage. Elle se fâcha ; ils stoppèrent tout net et se mirent aussitôt en positions de dormir en suçant leurs pouces.
-Ah ! ce sont de petits coquins, me fit-elle de sa voix caractéristique quand on la sait destinée aux enfants et où perce tour à tour la gronderie tendre ou l’éloge.
Ici, c’était la gronderie qui perçait.
-Ils m’ont dit avoir mal à la tête, ajouta-t-elle, et je les ai envoyés ici pour se reposer un moment. En fait, ils n’avaient pas mal à la tête. Dis moi la vérité Jérôme.
Le petit, toujours suçant son pouce, s’assit sur le lit et dit :
-Si ! J’avais mal madame ; mais c’est Didier qui a voulu m’accompagner. Alors il m’a dit : « Tu diras à Madame que j’ai aussi mal à la tête ! »
-Bon, on verra tout ça plus tard. Maintenant rejoignez vos petits camarades car vous voyez : ce monsieur vient me rendre visite et il s’occupe aussi beaucoup des enfants.
Les petits se levèrent, elle leur demanda de ranger les coussins, elle les câlina un peu et ils s’en allèrent en sautillant.
Nous nous tenions autour d’un guéridon, près de son lit, lequel, à l’occasion, lui servait de canapé et de lieu de la conversation et où elle me dit qu’elle souhaitait mourir, imprégné qu’il était (et serait encore plus) du passage de tous les petits dont elle s’était (et se serait) finalement occupée… Nous parlâmes de choses et d’autres, de visites en particulier, pour le moins amusantes, que Jean m’avait faites à la clinique. Il y avait, entre autres, sur le guéridon une revue où apparaissait sur la couverture la silhouette accroupie de Gandhi auprès de son rouet.
-Ah ! Gandhi, fis-je aussitôt en apercevant cette image : la persuasion…la non violence… Les foules, ajoutai-je, venait le voir comme un gourou : il lui suffisait d’apparaître pour qu’elles se sentent rassérénées. Qu’il parlât ou non, elles découvraient en sa présence ce dont elles avaient besoin, un peu comme les foules du Haut Moyen Âge pour qui la vue des rois était génératrice et consolatrice.
-Seulement, Gandhi parlait aussi, fit-elle, et heureusement !
Je répondis qu’en fin de compte Gandhi paraissait assez proche de la personne du Christ -et, pour moi, plus que celle du Bouddha. était l’illustration parfaite de cette phrase de l’Évangile : « Heureux les doux, car ils auront la terre en partage ! » il avait, continuai-je emporté par mon élan, abattu par son discours de douceur tout un empire, vaincu un état de fait répressif et obsolète. De ce point de vue, il avait prouvé que le monde n’appartient pas qu’à César.
-Alors, me dit-elle non sans un sourire un tantinet malicieux, il était plus fort que le Christ qui se résignait, lui, à ce que le monde rendît à César ce qui est à César ?
J’étais inondé de joie par cette discussion. Mais elle, encore :
-Ma tante qui, comme vous le savez, vit depuis quelque temps avec moi et qui est de plus en plus influencée par le christianisme, serait heureuse de nous entendre évoquer ces questions.
L’heure avançant, elle me dit, pour conclure, que les hommes n’étaient résolument pas sages. Leur immaturité, c’était là, en effet, l’une de ses obsessions. Elle parlait toujours, du moins depuis que je la connaissais, d’éducation à faire, d’éducation toujours à recommencer.
A l’issue de quoi, on s’apercevrait peut-être que les hommes n’étaient pas fondamentalement mauvais. Au Mal, à la violence en soi, elle ne pouvait croire. Elle ne pouvait croire en une violence que l’humanité portât génétiquement en elle. Il devait y avoir une autre voie que celle que pratiquaient les hommes (et surtout les chefs) depuis des millénaires. Aussi, ce jour-là, elle me confia son amertume au vu des événements récents dans l’Hexagone. Elle pensait qu’en France tout au moins, pays qui avait derrière lui l’expérience d’une longue réflexion sociale, on aurait pu, en mai, obtenir davantage, si l’on avait su faire l’impasse de la violence.
Comme je l’aimais beaucoup, que je ne voulais pas lui faire de peine, je ne relevai pas ici que le parti communiste dont elle était proche avait à un moment déclaré la guerre à l’occident à côté des Nazis, en se rapprochant de l’URSS ; mais surtout avait pour modèle un système de pensée hallucinant, où l’on avait mis justement la violence au cœur de tout.
La pensée de Lénine n’était bâtie que sur elle. Le changement, selon lui, ne pouvait faire l’économie de la violence. Celle-ci, quand elle a en effet éradiqué les hommes-clés en qui le capitalisme s’incarne (ce qui est finalement la chose la plus réalisable), doit poursuivre son action exterminatrice à un niveau moins évident et plus vaste : celui qui touche aux classes moyennes et populaires, petites bourgeoisies d’esprit.
La Révolution française avait certes tomber les têtes qui la gênaient ; et l’on pouvait croire qu’elles, tombées, la paix reviendrait, riche des transformations apportées. Ce qui fut. Mais la Révolution bolchevique initiée par Lénine imaginait une pression permanente sur les classes. En elles, selon lui, l’esprit tenace du capitalisme perdurait à leur insu, les habitudes archi séculaires de religion, de comportement individualiste, propres à ce dernier, renaissant sans cesse quand on les croyait exterminés -un peu comme les têtes du serpent Typhon. Aussi les hécatombes étaient toujours à l’ordre du jour, le terme de la révolution pour passer à autre chose n’étant jamais parfaitement atteint.
D’où une violence institutionnalisée !
Non, je n’avais pas le cœur à lui dire tout cela, dont elle n’était tout de même pas sans avoir quelque conscience. Nos échanges avaient été tellement riches et aimables que je ne pouvais terminer par un bémol. D’autant qu’on frappait à la porte. Un employé des cuisines venait dire qu’il avait apporté le repas à la salle à manger.
Nous étions quatre à table. Outre nous deux, il y avait la tante devenue très croyante et la première secrétaire que j’eus d’abord un peu de mal à reconnaître mais dont les caractéristiques me revinrent bien vite à l’esprit -en particulier une certaine odeur de pied que la pauvre (m’avait dit Annie) était impuissante à faire disparaître. Institutrice retraitée, la tante était aussi passionnée que la mère : d’abord par les enfants, où elle ne voyait qu’innocence, puis par le christianisme dont, après une pause d’indifférence, elle découvrait les arcanes au travers de Saint Paul. Pour la première secrétaire, c’était une autre affaire. Les pieds mis à part, elle était célibataire, royaliste, entichée des gens de noblesse : de leur ordre, de leurs titres, et consacrait tous ses loisirs à l’étude généalogique des grandes familles européennes actuelles.
Elle avait là-dessus des tonnes de documents, des cartes, collectionnait les revues rapportant les mariages, les progénitures et les décès de toutes les personnes titrées, dont elle avait toujours peur que l’une ou l’autre lui échappe. Et avec tout cela, elle confectionnait des carnets où notes, arbres généalogiques, croquis de blasons foisonnaient -et qui, vus de loin, faisaient penser aux cahiers de quelque écrivain ou chercheur.
A sa manière, elle était européenne, car elle adorait ces mariages transfrontaliers, dont elle disait qu’ils assuraient le rapprochement des peuples. Elle avait une bête noire : la Révolution française. Et lorsque je demandais une fois à Annie des renseignements sur les origines de sa secrétaire, j’appris qu’elle venait d’une famille presque déshéritée. Pour ma part, vu ma jeunesse d’alors, je la méprisais un peu : je la trouvais désuète, obsolète d’esprit -encore qu’Annie, avec toute sa bonté, m’eut demandé de la ménager. Mais la revoyant ce jour-là, à ce repas, après quelques années, plus forte physiquement et plus marquée de visage, il me semble qu’elle avait mûri par ailleurs, car elle me questionna avec intérêt sur la manière dont j’avais vécu les événements de mai.
Le repas s’achevait, quand nous entendîmes un léger bruit au niveau de la poignée de la porte donnant sur le couloir et celle-ci, subrepticement s’entrouvrit. Nous regardâmes tous dans cette direction. Nous vîmes d’abord une petite tête puis une autre, au travers de l’entrebâillement. C’étaient les deux angelots qui, dans la matinée, avaient occupé le lit-canapé d’Annie. Ils étaient un peu hésitants sur la manière dont « Madame » les accepterait ou pas et ils entraient et sortaient tour à tour leurs têtes, non sans faire quelques petites grimaces, attendant qu’on leur dit quelque chose. Cette scène dura un moment, car Annie nous regardait en clignant des yeux et en faisait durer le suspens. Eux, maintenant gloussaient et de leurs petits pieds piaffaient, tout en restant dans le couloir.
-Alors ! qu’est-ce que je fais d’eux ? nous demanda Annie très fort pour qu’ils entendent. Je les fais rentrer ou je les renvoie ? Car ils savent bien, ces coquins, qu’ils n’ont pas le droit de quitter leur surveillante. Je suis sûre qu’elle ne sait pas où ils sont et elle va s’inquiéter. Qu’est-ce que je fais d’eux Jacques ?
-Oh ! pour une fois, vous les laissez entrer, fis-je.
Alors, ils se ruèrent sur elle et la prirent par le cou.
Le repas terminé, Annie me fit voir les changements qu’elle avait fait apporter au Centre. Les cuisines étaient modernisées, le réfectoire divisé en deux, pour réduire le bruit, les dortoirs compartimentés, les robinets et les douches en partie remplacés. Les classes avaient un mobilier neuf.
Nous en étions là, quand nous eûmes une visite de taille : Jean et sa femme, qui étaient au courant de ma présence chez Annie, venaient me saluer. Je crus d’abord qu’ils arrivaient de Lannemezan. Mais non : ils venaient d’acheter un viager, à une vieille dame, une ancienne et majestueuse maison, près de Saint-Clar : ce qui rapprochait Jean de ses châteaux gersois. C’était-là, pour lui, son après-mois-de-mai.
Tout cela nous valu un thé vers cinq heures. Comme Annie avait dû s’absenter un moment, je restai seul avec Jean et sa femme et nous vînmes à parler d’Annie.
-Ah ! fit jean, maman s’inquiète. Elle a l’impression qu’Annie donne tout au Centre : son corps, son esprit, son argent… et qu’elle ne s’intéresse pas assez à elle.
-C’est bien, répliquai-je, l’une des plus belles façons de vivre. Tu connais la fameuse phrase : « Celui qui conservera sa vie la perdra, et celui qui la perdra à cause de moi la conservera ! »
-Ah ! c’est bien à toi de dire ça, l’hédoniste !
C’était là une épithète qu’il aimait gentiment à me coller.
Quand je rentrai à Nogaro, comme je l’avais prévu, il faisait nuit ; et je voyais ici et là que les lumières des fermes isolées ou les plages éclairées des cités. Mais la Lune vint à briller, qui me rendit tout à coup conscient de la présence de milliers d’étoiles. Cette lune autrefois « d’argent », selon Proust : la lune aux cornes d’argent, le front d’argent de la lune, devenue « bleue » avec Chateaubriand et avec le Victor Hugo de La Fête chez Thérèse, « jaune métallique » avec Baudelaire, était ce soir-là pour moi un véritable soleil de la nuit, un disque immense et rougeoyant, exhumant des ténèbres des formes qui ne m’en demeuraient pas moins problématiques, même si elles correspondaient aux formes précises que j’avais aperçues à l’aller. Mais ce n’en était pas moins un soir historique. C’était peut-être le dernier soir, en effet, où il m’était donné de voir l’astre ainsi, de ressentir (surtout moi qui ne l’avais jamais regardé au télescope) cette antique et puissante vertu de mystère qui lui est attachée.
C’était un soir après lequel, il allait devenir, pour moi comme pour toute l’humanité, un objet d’observation scientifique, un lieu potentiel d’exploitation, un prétexte peut-être à des rivalités ; perdre beaucoup de sa richesse symbolique, laquelle avait fait de lui les disque des réalités féminines par excellence face aux réalités masculines solaires. Le disque de toutes les méditations de tous les peuples, de toutes les religions, animistes ou autres, le disque des déesses mères et, pour la chrétienne, réduit à son croissant, le socle de celle qu’on nomme la Vierge-mère…
C’est que, le lendemain, j’allais voir à la télévision les astronautes tenter de faire le tour de l’astre !
2
Le dernier mois de cette année fort troublée, je pouvais voir, comme tout un chacun, les Américains, avec Apollo 8, tenter un pari spatial immense. Ils avaient souffert d’être en retard sur les Russes, qui avaient envoyés Gagarine dans l’espace en avril 1961, réalisant le premier vol spatial habité. Mais John Kennedy, voulant relancer leur orgueil, leur avait fixé le projet d’avoir à se poser sur la Lune dans dix ans.
Se prenant au jeu, les USA avaient envoyé, un an après, en février 1962, un de leurs hommes, John Glenn, qui devint ainsi le premier Américain en voler en orbite autour de la Terre ; ce qui les mit à égalité avec les Russes. John Glenn fut fêté comme le plus grand des héros américains -John Glenn qui retournera dans l’espace en 1998, à 77ans, y demeurant un peu moins de 9 jours, devenant le spationaute le plus âgé de l’Histoire de l’astronautique mondiale.
Mais Kennedy mort, ce 21 décembre 68, trois hommes : Frank Frederick Borman, James Arthur Lovell et William Alison Anders quittent notre planète pour 6 jours et survolent la Lune pendant dix révolutions en orbite avant de regagner la Terre, le 27. Je revois encore leur fusée Saturn V et leur vaisseau Apollo 8 s’arracher de leur base de Kennedy Space Center.
Des informations ultérieures m’ont appris qu’il s’est agi, en fait, d’un immeuble de cinq étages, contenant deux mille tonnes d’explosifs : une véritable petite bombe nucléaire, et que son décollage a engendré un séisme, perçu jusqu’à cinq kilomètres.
On n’avait jamais autant investi, pour un profit immédiat très problématique. Je n’ai pas, à dire vrai, le souvenir précis de l’engin au démarrage. Mais, j’ai, par contre, à ma disposition, sur Google, une photo de l’engin au sol : photo très pathétique, en double exposition. La Lune n’avait pas été visible au moment du lancement. Mais sur la photo, la réalité est magnifiée. La fusée est bicolore : bleue sur sa gauche, rose ou rosée sur sa droite. Des gaz s’en échappent : au départ, une gerbe plutôt bistre, qui s’effiloche bien vite en nuages blancs et roses, aussi ouatés que ceux qui, chez les peintres renaissants, soutiennent la Vierge et les saints ! au fond, le ciel est d’un bleu de plus en plus profond, à mesure qu’on s’élève, et, bien évidemment, s’en détachant, juste au-dessus de l’échappement transfiguré des gaz, la faucille délicate et blême de l’astre qu’on espère atteindre : une sorte de fétiche ! Un artiste inspiré pourrait trouver là une idée illustrative du monde moderne.
Le voyage ? Je me l’imaginais comme une épopée digne d’Homère malgré sa brièveté prévue. Où je voyais un Zeus, en filigrane, peser sur des balances d’or le sort des astronautes et où les autres dieux présideraient aux forces gravitationnelles. C’était un peu court, j’en conviens. Mais, ultérieurement, je devais en connaître l’aspect plus scientifique et plus proprement humain. Il y a eu, très vite, la diarrhée et les vomissements de Frank Borman, que ses coéquipiers durent nettoyer. Cette marque de la faiblesse humaine en plein ciel, au milieu des forces invisibles et comme transcendantes régissant le cosmos, m’émeut encore très profondément. D’autant que Borman, gêné, a demandé de n’en rien dire au centre de contrôle. Ce qui le rend encore plus touchant.
Le vaisseau étant placé en orbite elliptique autour de la Terre, il y a eu alors ces moments intenses où nos trois pilotes purent enfin voir entièrement notre planète. Ils étaient les premiers à le faire ; et Google a montré depuis, mieux que la télévision, comment elle leur est apparue : bleue sur fond noir, le Pôle Sud en haut, avec le dessin complet de l’Amérique du Sud et une rotondité approximative…
Puis il y a eu l’arrachement à l’orbite terrestre, les craintes qui l’ont accompagné : celle de l’étage de la fusée jouxtant le vaisseau et qu’il a fallu faire dévier vers l’orbite solaire ; celle d’une perte de contact avec le centre de contrôle et le recours à l’étoile la plus proche, à l’aide du sextant, pour un retour éventuel sur Terre ! il y a eu le voyage proprement dit vers la Lune : le vaisseau, chauffé à plus cent degrés côté soleil, à moins deux cents côté ombre, qu’il a fallu faire tourner sur lui-même pour rétablir un juste équilibre thermique.
Au cours de ce transfert, la NASA organise deux diffusions télévisées, à la 35ème heure de vol et à la 55ème. L’équipage nous fait visiter le module et nous fait voir la Terre, à l’aide de filtres. Puis a eu lieu l’approche de la Lune, l’entrée dans sa sphère d’influence gravitationnelle (et des hommes, ici, pour la première fois, échappaient à celle de la Terre), le ralentissement obligé et, vers la 64ème heure de vol, le commencement de la manœuvre de placement sur orbite, qui a dû être effectuée de la face cachée de la Lune et donc sans contact avec le centre de contrôle. Les membres de l’équipage vivent alors ces instants qui ont été comme les plus longs de leur vie. Si la propulsion nécessaire à accomplir n’avait pas duré exactement le temps prévu, le vaisseau, en effet, aurait eu une trajectoire excentrique, voire aurait été éjecté dans l’infini ; si, maintenant, la propulsion avait trop duré, il se serait écrasé sur la Lune. Mais tout marche à merveille et, à la 68ème heure de vol, a lieu enfin l’insertion dans l’orbite lunaire -alors que le vaisseau a encore perdu tout contact avec le centre de contrôle. Enfin il reparaît et Lovell donne au monde la première description de la Lune faite par un œil humain ; sableuse, grisâtre, percée de cratères… Il y a eu vingt heures de survol et dix rotations. La quatrième apparition du vaisseau nous donne à voir un spectacle extraordinaire : un « lever de Terre », impossible à observer de la surface de la Lune, les mouvements de celle-ci et de la Terre étant synchrones.
Lors de la neuvième apparition, le soir de Noël, tout l’équipage fait une lecture des premières phrases de la Genèse, et Borman envoie ses vœux à tous les habitants de la vieille Terre, demandant à Dieu de les bénir.
Et puis il y a eu le retour sur Terre ; mais aussi le moment crucial de la mise à feu du système d’injection translunaire -l’appareil étant toujours sur la face cachée de l’astre. Si ce système était venu à ne pas marcher, nos astronautes se seraient trouvés bloqués en orbite lunaire, avec seulement cinq jours de nourriture et aucune assurance de sortie. Mais on connaît l’issue : le retour vers la Terre, la rentrée dans l’atmosphère, le ralentissement final avec ouverture des parachutes, enfin l’amerrissage et l’arrivée des hommes-grenouilles…
Ce soir-là, pour la Noël, j’étais chez mes parents. Mon père était à mes côtés et avait entendu, comme moi, les vœux adressés au monde par les astronautes. Il était revenu depuis peu de son atelier, emmenant avec lui l’odeur fraîche des gros copeaux qui s’amoncelaient autour de sa machine à raboter et où il s’enfonçait jusqu’aux chevilles. Comme dans le bon vieux temps où les saisons étaient marquées, il avait beaucoup neigé toute la journée et le village était tout blanc. L’église, où allait avoir lieu la messe de minuit, se dresse en face du magasin de meubles de mes parents. La neige avait envahi les toitures des absidioles et le couvert de la nef ; et, quand j’étais sorti, manière de prendre l’air, un peu avant l’émission télévisée, je l’avais vue, non sans émotion, dans la nuit déjà tombée, sous l’éclairage des réverbères, encapuchonnée ici, feutrée là par la neige, ce qui en atténuait l’austérité romane et lui donnait quelque douceur ; et, merveille des merveilles, son clocher, élevé et pointu, une adjonction moderne d’ailleurs malheureuse, était comme sorti de la triste réalité de son mauvais style, du fait que la Lune, rouge, ronde, immense, était exceptionnellement, ce soir-là, juste au-dessus de la pointe du paratonnerre (un peu -dirait Musset- comme un point sur in « i ») et sous un ciel fourmillant d’étoiles. En Orient surtout, j’avais vu ces cieux opulents, que me rappelaient souvent les cieux nogaroliens…
Du fond de cette vaste maison où nous étions assis côte à côte, mon père et moi, nous entendîmes à un moment, les cloches annoncer l’office, avec certaine avance, et le hasard voulut que leurs sons couvrent la présentation des vœux des astronautes et leur demande de bénédiction adressée à Dieu pour tous les hommes de la Terre…
Oui : j’étais enflammé par cette aventure confondante. Par la perfection de la technique déployée. A quoi s’ajoutait, pensais-je, le courage, la précision infaillible et la modestie des trois pilotes. Et cette fine touche de spiritualité finale, tirée du grand livre d’Occident chrétien, n’était pas sans m’émouvoir. Depuis le début de l’émission, j’avais été transporté par les images retransmises de la Terre et de la Lune, interpellé par les pouvoirs de l’Homme, que j’égalais presque à ceux de Dieu -ou, plus modestement, des dieux grecs. Il n’y avait rien, me disais-je, que ces divinités n’eussent fait et que l’homme ne pût imiter ! Par contre, si la beauté de notre planète me remuait, l’aspect maussade de la Lune me paraissait annihiler tous les rêves que l’humanité avait placés en elle.
Cet aspect maussade, ce sable grisâtre, ces cratères…Même si on pouvait trouver du charme à les contempler, mettait à mal la poésie liée à ce séjour où les pythagoriciens voyaient le lieu idyllique de la transmigration des âmes vers les étoiles -voire la réalité plus rugueuse de l’utopie lugubre de Wells, que Georges Mélies a tenté d’immortaliser. La Lune n’était plus qu’un astre froid, régulateur de l’inclinaison de notre planète ; mais, quand même aussi, le luminaire de nos nuits ! Heureusement, pour le spectacle qu’elle nous donne de ses phrases, elle pouvait demeurer -pensais-je encore- l’image de la croissance et de la décroissance, de la vie et de la mort, du temps qui passe face à l’inaltérable fixité du soleil…
L’image, enfin, de la sexualité et de la femme. Et je ne savais pas alors que je viendrais même à écrire l’un de mes textes romanesques les plus sentis La Vénus noire, où Séléné avait gardé un rôle éminent. Situé en Casamance, l’histoire fera se rencontrer la Vénus noire et un jeune héros de race blanche. Il se passera ce qu’on devine : un coït ! Mais pas n’importe lequel. Un coït rituel, qui relancera la vie, alors un peu assoupie -et qui aura lieu sous le signe et les hospices de la Lune, dans sa pleine rotondité, dans son plus bel éclat, faisant se gonfler les océans et s’ouvrir les coquillages en vue de la reproduction…
Mon père était moins enflammé que moi. Habitué à ce qui résiste, au bois, à ce qui impose des limites, à ce qui exige par-dessus tout du bon sens, de la mesure, il n’avait pas d’envol naturel pour croire à cette aventure. Les mythes d’Icare, de Phaéton, s’il les avait connus, lui eussent tenu de bible en la matière. La télévision éteinte, je l’observais de côté, sur notre canapé, éclairé par la lumière diffuse d’une petite lampe sur sa gauche. Son visage aux traits accusés par la lumière, la courbure de son nez accentuée, les lèvres serrées, si minces qu’elles disparaissaient dans ce serrement, sa chevelure encore châtain aux cheveux longs et lisses, dont les mèches rebelles illustraient la seule grande conviction de sa vie : à savoir que la société était malade et qu’il fallait tout reprendre à zéro… De profil, un médaillon de Benvenuto Cellini. Il dit, tout de suite, que le propos de l’Homme n’était pas d’aller dans l’espace mais d’aménager la Terre.
C’était dit de façon tranchante, comme un impératif catégorique. Puis il ajouta qu’heureusement, il n’y avait là de part en part que rhétorique et bluff.
-Tu me fais bien rire ! (c’était là l’une de ses formules). Tu ne vois pas qu’il s’agit d’un canular. D’un montage pour impressionner les Russes !
A ce moment, il se pencha vers la petite table du salon, pour prendre son verre de Ricard, sa boisson préférée, que ma mère, en fidèle servante, lui avait apporté, avant même qu’il ne le demandât.
J’étais stupéfait. Il ne voyait là que cinéma.
-Mais enfin, lui dis-je, les choses sont très cohérentes. Il y a eu d’abord les sorties dans l’espace de Gagarine puis de Glenn. A présent, il y a le contournement de la Lune. Plus tard, il y aura la Lune, sur laquelle on se posera…
-Tout ça n’est qu’une baudruche emplie de vent. Tu verras quand elle crèvera, alors on rira !
Je savais qu’il n’aimait pas les Etats-Unis. Mais quand même ! Je ne me rappelle plus, maintenant, quels arguments je trouvai pour venir à bout de cette dénégation. Finalement (peut-être pour avoir la paix) faisant mine de se rendre, il invoqua les sommes dépensées pour un profit immédiat aléatoire. A quoi je répondis que si, au cours des siècles, on n’avait jamais fait de dépenses imputées à des politiques de prestiges, bien des découvertes et des constructions monumentales nous manqueraient déplorablement.
Mais il n’y a pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre ; et il revint sur cette idée qu’on aurait mieux fait d’utiliser cet argent à soulager la misère du monde.
Le surlendemain, je recevais une carte de retour de vœu de mon ami Orange. Il m’y disait que, fuyant toute modernité, il lisait les textes admirables de Leroi Gouhran sur l’époque paléolithique. La chose que je crus alors en effet remarquer, est qu’Apollo 8 ne suscitait pas l’enthousiasme général que j’avais attendu. Sans doute n’en serait-il pas de même (me disais-je) pour la phase suivante, où l’Homme se poserait sur la Lune. On me rapporta même que certains avaient protesté, parce qu’on avait interrompu, à la radio, un match de football pour donner des nouvelles des astronautes ! Ce que je trouvai affligeant. Là-dessus -toujours dans une réponse de retour de vœux où il était peu question d’actualité -Émery me rappela que Lindbergh, en 1927, à l’issue de la traversée de l’Atlantique, dans son fragile appareil, avait déclenché, lui, un délire sacré et, qu’après avoir échappé à l’Océan, il avait failli être étouffé au Bourget par la foule des enthousiastes, les journaux de l’époque ne tarissant pas de paraphraser à cette occasion les rêves messianiques du Plein ciel de Hugo. Et d’ajouter qu’il y avait là une réflexion à faire.
Lindbergh, selon Émery, prenait place avec son avion dans la lignée des héros maîtres de leur destin et qui en décidaient librement. Du moins, les choses pour l’opinion, étaient ressentis ainsi. Nos trois astronautes avaient été certes assurément volontaires. Mais on pense moins à cela qu’au formidable système dans lequel ils ont été intégrés. Un système gigantesque, ayant fonctionné depuis des mois et s’étendant à des milliers de personnes, allant des cerveaux les plus puissants aux spécialistes les plus limités et les plus subalternes ; une mécanique savante, minutieuse, un chef d’œuvre d’organisation technocratique. Aussi a-t-on le sentiment, avec nos astronautes, d’être moins en face d’explorateurs personnalisés que de savants d’un appareil.
Émery voyait comme « un sillage d’ombre » accompagnant cette aventure si glorieuse. Elle nous donnait l’idée que le succès impliquait dorénavant la soumission totale à un ordre rigoureux, « la seule part d’initiative laissée aux astronautes ayant été finalement la prière. »
Je lui laisse la responsabilité d’une telle analyse. Maintenant mort, il ne peut répondre. Le problème (mais qui me dépasse personnellement) est de savoir si l’opération a été vraiment exclusive de toute opération individuelle. A un moment, il n’y a pas paru, puisqu’on voit l’un des astronautes tenter de se repérer sur certaine étoile, dans, le cas d’un éventuel retour, si le centre de contrôle ne répondait plus.
Et Émery de risquer même une ressemblance de l’organisation d’Apollo 8 avec celle des Sélénites, justement, dans le roman de Wells. Ceux-ci n’étaient finalement qu’un seul être collectif, gouverné par un cerveau unique, le Grand Lunaire, qui paraît à lui seul receler toute la conscience de l’astre. Ainsi, l’opinion, si indifférente qu’elle ait pu s’avérer, aurait ressenti la crainte obscure , liée à cette opération, d’une humanité termitière. Celle d’un monde moderne engendrant tyrannie mécanique, satiété, ennui, voire atteignant ici à une sorte de « transhumain » ou de « parahumain .»
Le hasard voulut que, peu de jours après le dernier passage de la capsule autour de la Lune, ait été révélé au monde la huitième explosion atomique chinoise. Impossible en effet de ne pas voir là la réalisation d’un socialisme technocratique -autrement dangereuse pour l’immédiat que celle d’Apollo 8, la marque d’une volonté démoniaque commuée en volonté de puissance. Certes, le puissant génie de Mao n’était pas à l’origine de la bombe ! Mais le puissant génie de Mao fanatisait, disciplinait, transformait les masses en une main d’œuvre combattante et docile, gouvernée par une élite peu nombreuse. En somme, une réplique de l’ordre du Grand Lunaire ! Et, c’était là le danger : qu’une bombe fît corps avec une religion d’Etat !
Jules Vernes avait anticipé le voyage d’Apollo 8. Sa fusée avait démarré non loin de l’endroit où démarra Saturn V ; ses astronautes étaient également trois et sa capsule, après une semaine de vol, amerrit aussi dans l’Océan. L’auteur pensait avoir sollicité toutes les données de la science, pour un projet devant enfin apporter au monde un remède à ses dimensions…
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