1959/1960Convictions gaullistes
Prise de conscience
Un opéra en plein air.
En ce début d’année, les événements de la France m’intéressaient tout autant que la musique et les personnages de Mozart et de Wagner. Ils tournaient tous, bien évidemment, autour du général de Gaulle. Comme Orange, j’avais eu un peu l’impression qu’au moment de la Libération il était demeuré une énigme.
Trop jeune encore pour en avoir vraiment une idée personnelle, j’avais compris, depuis qu’il avait fait alors aux Français l’impression d’une divinité détachée du réel, laissant le pays glisser vers la confusion économique et sociale (c’était le temps de l’épuration et de ses abus), tout en se grisant d’autoritarisme.
A Léon Emery même, il avait paru à la fois “profond et creux, sibyllin et simpliste », tel « une aride personnalité planant au-dessus d’un pays désorienté -comme un soleil d’hiver pâle et froid, dans les vagues du brouillard. »
Pour mon père, de Gaulle, militaire né, manquait de chaleur communicative. Mais, maintenant, je comprenais qu’il s’était senti assiégé, impuissant et prisonnier à son poste -tant à l’extérieur (où les Américains et les Soviétiques faisaient la loi) tant qu’à l’intérieur (où Staline régnait par le biais du parti communiste, le plus puissant de l’époque : ordre lui ayant été donné de ne pas faire la révolution de façon violente, mais de temporiser en jouant le jeu démocratique). C’est ainsi qu’il avait fait revenir de son exil moscovite Thorez, seul capable de faire rendre les armes aux F.F.I, qui s’en servait à leur gré…
Maintenant, je comprenais que la sortie de de Gaulle en juin 1946, après un brève déclaration de départ laissant tout le monde ébaudi, même les communistes, et alors que la Constitution n’était même pas en place, n’avait été qu’une stratégie de repli. La preuve : l’année d’après, il avait fondé le Rassemblement populaire du Peuple français, signifiant par-là qu’il ne voulait pas créer un parti de plus mais un rassemblement. Mais celui-ci, malgré un succès immédiat aux municipales, avait échoué aux législatives, les Français craignant une nouvelle vague boulangiste.
Toutefois, l’homme qui m’avait fait peur jusque-là (ou dont on m’avait fait peur), me paraissait à présent très convainquant. Le foyer algérien était assoupi.
Pinay, qui montrait aux fonctionnaires bardés de diplômes, ce que peut faire le simple bon sens, venait de rétablir les finances, la confiance étant revenue : l’emprunt lancé avait un grand succès, les dépenses étaient freinées par la suppression des subventions, les patrons étaient avisé de se sauver eux-mêmes sans implorer l’Etat, et le franc était à la fois dévalué et stabilisé.
De gaulle, enfin, sortant des pleins pouvoirs, jouait le jeu de la démocratie en se présentant aux élections présidentielles. Je votai pour lui, me disant qu’on verrait bien après. J’avais l’impression d’un moment constructif de notre Histoire, comme il en existe rarement. Sur quoi, je me retrouvai au milieu de mes collègues enseignants comme un poulet chez des canards ou un canard chez des poulets, (n’ayant aucune préférence particulière pour tel ou tel gallinacé). Et, pour avoir la paix, je crois bien que je cachai mon vote à mon ami Orange.
Aussi, en ce jour de janvier 1959, ai-je vu sans aucune crainte à la télévision le cortège présidentiel remonter les Champs-Elysées. Sans doute, un triomphe romain quelque part. mais, pour moi, avec deux ombres. La première ? Je trouvais qu’on avait donné à Coty un congé un peu rapide et désinvolte -même si ce normand modeste et parfait honnête homme n’en paraissait pas assombri. La seconde ? Je pensai à l’Algérie dont je connaissais les problèmes pour y avoir combattu, et où rien dans le fond n’était réglé.
Politique mise à part, rentré d’Allemagne, j’avais retrouvé avec joie le chemin dominical qui me conduisait aux matinées du Théâtre-Cirque. Mais je dois signaler ici deux événements qui s’avéreront décisifs pour moi. D’abord, la décision de la ville de Rouen de reconstruire le Théâtre des Arts, au même endroit que l’ancien, pour y montrer de grands ouvrages : ce qui rattacherait l’avenir de la cité à son activité culturelle d’autrefois.
N’étant pas encore dans les petits papiers des autorités locales, je n’avais aucune idée des atermoiements, voire des querelles politiques et autres, au terme desquels cette décision avait été prise. Je sais seulement par un ami très au courant qu’il y en eut beaucoup, mais je dois avouer que cela comptait assez peu pour moi, du moment que j’apprenais que la ville se dotait enfin d’un espace digne d’elle, censé nous apporter de réelles réjouissances intellectuelles.
Le second événement a été la parution du livre de Léon Emery, Wagner poète mage. Je réalisai la célérité avec laquelle il avait paru et compris qu’il était en partie écrit quand je rencontrai l’auteur à Bayreuth. Le livre étant ce que j’attendais. Non pas un ouvrage de plus sur Wagner (même si à cette époque le nombre de parutions était loin d’être ce qu’il est de nos jours), où se trouvaient étalée la vie du compositeur : ses difficultés, ses misères, sa mégalomanie, ses retournements idéologiques, son racisme insoutenable, son égoïsme notoire, la lourdeur de ses théories, son arrivisme enfin et son art de subjuguer sans se compromettre le pauvre Louis II de Bavière -mais un ouvrage où les opéras étaient saisis à bras le corps, approche témoignant d’une compréhension intuitive mais inouïe de la musique et des grands mythes qui la soutiennent.
J’étais là, me semblait-il, au cœur du problème ; et je comprenais qu’avec cet ouvrage fondamental une voie m’était ouverte, qu’il m’appartenait, si j’en avais le courage et les forces, de prolonger, voire d’approfondir à l’aide de toutes mes autres expériences culturelles existantes à venir. Il y avait jusqu’au style de l’ouvrage qui m’impressionnait et je devinai qu’il m’aiderait à trouver mon propre ton, si je venais à m’essayer moi-même à écrire sur le compositeur. Bienheureux, me disais-je, ceux qui peuvent rencontrer de tels maîtres.
Mais je sentais aussi que, ce faisant, j’écrirais et je penserais différemment des gens de notre époque, que je serais quelqu’un de décalé par rapport à eux, les modes de pensée d’alors étant au réalisme, au nouveau roman, au structuralisme, à la philosophie marxiste ou existentialiste. Sartre et Simone de Beauvoir écrasaient de leur autorité tout ce qui sentait, exsudait certain spiritualisme ou les rapports aberrants des mythes des sociétés traditionnelles -dès qu’ils ne sont pas un objet d’étude structurale. Je ne me voyais pas me couper cependant de la psychanalyse…
Il y a des moments cruciaux dans la vie où l’on s’interroge, surtout quand on s’aperçoit qu’on va aller à contre-courant des idées de son époque. On souffle un moment, car on s’asphyxie quelque peu. On se dit qu’on n’aura peut-être pas la volonté de tenir, qu’on va passer pour un conservateur -pour ne pas dire plus. Et qu’il faudra se le faire pardonner ! Mais pouvais-je échapper aux injonctions du moment ?
2
L’événement que je dois mettre en place, maintenant, peut servir si l’on veut de paraphe charmant à toute cette période que j’évoque : c’est l’audition de Carmen dans mon village natal, Nogaro, au mois d’août 1960.
Le jour de l’Assomption, cette année-là, la cité fêtait en effet son neuvième centenaire, l’Eglise ayant été consacrée en 1060. Elle est tout ce qui reste d’un monastère et une étape sur la route de Saint-Jacques de Compostelle. Eglise et monastère qui ont suivi de base, tant religieuse que militaire, à une aide apportée aux princes pyrénéens espagnols pour la reconquête de leur pays.
Est-ce pour cela que le Cid a été joué ici des siècles plus tard à la barbe des occupants nazis ? Pour moi, qui parle en ce moment surtout musique et opéra, j’aime à noter encore que ce reste ecclésial qu’est l’Eglise, est, pour reprendre à Goethe une formule, un morceau de musique figée.
Une nef plein-cintre, haute, immense, des piliers colossaux, une abside en cul de four impressionnante, rythmée par deux absidioles… A quoi s’ajoute un portail austère, surmonté du tétramorphe et encadré de pieds-droits dont les sculpteurs des chapiteaux sont vertigineusement hiéroglyphiques. Raideur tout cela, dira-t-on ; mais raideur majestueuse, qui n’a jamais cessé de m’impressionner. Sans doute parce que la raison d$solennelle est le langage de l’éternité.
Donc, tandis que de très loin, en Chine, l’un des plus grands monstres de l’humanité achevait de faire subir à son peuple les effets d’une idéologie délétère, occasionnant ainsi la mort par la famine de trente millions d’hommes, notre petite cité, toute à sa joie, attendait patiemment pour ses fêtes l’arrivée de la star de l’époque : Jane Rhodes. Ainsi va le cours du monde.
La Chanteuse était alors dans tout l’éclat de sa jeunesse, de sa beauté et de son art. Elle était descendue, la veille, au Grand Hôtel.
- Vous l’avez-vu, vous ? Demandait-on dans la rue, le jour même du 15 août.
- Non : mais elle doit se rendre à l’église vers 10 heures !
Les gens étaient groupés sur les trottoirs, les bras chargés de pain et de pâtisseries. Elle avait sans doute bien préparé sa sortie. Elle n’était pas surprise par la foule. Elle faisait, sans ostentation, ce qu’une star doit faire pour être aimable. Elle ne savait pas alors qu’elle aurait un mari problématique et une fin de vie difficile.
Ce matin-là, elle se rendait, joyeuse, à la messe solennelle. Devant l’église, elle fut rejointe par le maire et le directeur des festivités. Quand elle entra, par le grand portail du fond de la nef, la musique du village entama une marche endiablée, pas très religieuse.
Ce qui aurait dû me retenir alors (mais j’étais bien loin de penser à ce moment-là à tout cela) c’était que l’Eglise faisait un triomphe à celle qui, dans la soirée, incarnerait la femme la plus fatale peut-être de tout l’opéra -la plus éloignée de toute morale traditionnelle, la plus irrespectueuse de toutes les conventions et la plus indifférente à la mort et à quelque paradis ou enfer que ce soit. Mais Jane Rhodes (si j’ai bien vu), était, pendant l’office, à côté de l’épouse du maire, aussi pleine de componction que cette dernière. Dans l’après-midi (se rapprochant ainsi de son personnage), elle présida avec effervescence la course des vaches, au milieu des autorités. A la fin du spectacle, le premier des écarteur lui envoya de la piste un bouquet de roses écarlates, et elle le reçut debout, adroitement : ce qui lui valut des applaudissements.
La course finie, on aménagea en hâte les arènes pour la représentation -cependant que le temps commençait à fraîchir et le ciel à se couvrir. Mais le vent chassa bientôt les nuages et le ciel se rééclaircit. Apparemment, la soirée était sauvée.
Toutes les places étaient occupées. Les gens, à cette époque, ne juraient pas encore que par le foot ou le rugby ou les soirées bodégas.
Le prélude démarra. Soudain le vent recommença à se livrer, les arbres frissonnaient et les musiciens, dès qu’ils le pouvaient, fixaient d’une main les partitions qui se soulevaient. Murmure général. Mais, par enchantement, tout redevint calme. On ne pouvait pas voir le ciel, la nuit étant tombée. On ne pouvait que croire que cette bonace allait durer. Comme le rideau s’ouvrait, ma voisine me dit tout bas avoir lu dans les cartes qu’il ne pleuvrait pas et qu’on aurait droit à la mort de Carmen.
Le premier acte se passa sans problème. Carmen avait enflammé Don José mais aussi le public. Déjà, on avait oublié le temps. Mais Jane Rhodes, s’avançant sur scène, après les applaudissements de l’acte, vint dire qu’il n’y aurait pas d’entracte. On enchaîna alors le deux puis le trois. Au trois, on était en montagne, avec les contrebandiers. Les amours de Carmen pour Don José n’étaient plus les mêmes. Frasquita et Mercédès venaient de prédire à Carmen sa mort (ma voisine avait au moins vu dans ses cartes celles qu’on parviendrait bien à tirer sur scène !) quand un coup de vent se leva, puis un deuxième, puis un troisième qui échevela, lui, les arbres et emporta quelques partitions.
Une détonation : Don José, de garde, avait tiré sur Escamillo venu relancer sa belle, et de grosses gouttes tombèrent. On continua : c’était maintenant une ondée. L’orchestre s’arrêta. Certains musiciens se levèrent, emmenant leurs partitions.
Les acteurs (qui étaient à l’abri, eux, sous la voûte surplombant les gradins de premières) s’arrêtèrent à leur tour. Carmen avance précipitamment sur le devant de la scène et intime aux musiciens qui restent l’ordre de poursuivre.
Le spectacle reprend. Les musiciens, dont les partitions sont dégoulinantes, jouent presque de mémoire. Mais la pluie s’abat plus fort. Finalement, tout le public se lève, s’affole, se bouscule (les sièges de la piste tombant) et cherche à s’abriter sous les arbres. C’en est fini. Jane Rhodes, dépitée, sevrée du sommet dramatique de son rôle et venue sur le devant de la scène voir cette cohue, s’exclame (m’a-t-on rapporté) que c’était bien la première fois que Carmen ne serait pas morte sur scène…
Jane Rhodes aurait vécu comme un mauvais présage pour sa carrière cette représentation nogarolienne -alors que dans l’après-midi, pendant la course de vaches, entourée des autorités, saluée par le préfet, la musique ayant entamé une marche carrée et impétueuse et tous les gens des gradins étant tourné vers elle, elle avait donné l’image la plus séduisante d’une star incarnant l’opéra…
Pour moi, j’avais l’impression que l’opéra, plus fortement que par le passé, venait à nouveau de m’interpeller. Il est des moments de la vie que l’on sent déterminants. Les Mémoires sont faites pour les rapporter. André Malraux, dans les siennes, ne parle pas de moments, mais de rencontres d’idées, lesquelles, pour certains, prennent la consistance des êtres.
Moi, en ce jour de 15 août 1960, je croisai dans ces arènes un être qui me tint lieu d’idée. Une Idée incarnée, au sens hégélien du terme. Une femme, une artiste, portée par un enthousiasme collectif, et en qui, sortant soudain du creux existentiel où je me sentais depuis quelque temps, je m’investissais…Une femme, une artiste, qui représentait beaucoup de ce qui me passionnait et qui, en dépit de mes limites, de mes lacunes, semblait me faire signe…
Prise de conscience
Un opéra en plein air.
En ce début d’année, les événements de la France m’intéressaient tout autant que la musique et les personnages de Mozart et de Wagner. Ils tournaient tous, bien évidemment, autour du général de Gaulle. Comme Orange, j’avais eu un peu l’impression qu’au moment de la Libération il était demeuré une énigme.
Trop jeune encore pour en avoir vraiment une idée personnelle, j’avais compris, depuis qu’il avait fait alors aux Français l’impression d’une divinité détachée du réel, laissant le pays glisser vers la confusion économique et sociale (c’était le temps de l’épuration et de ses abus), tout en se grisant d’autoritarisme.
A Léon Emery même, il avait paru à la fois “profond et creux, sibyllin et simpliste », tel « une aride personnalité planant au-dessus d’un pays désorienté -comme un soleil d’hiver pâle et froid, dans les vagues du brouillard. »
Pour mon père, de Gaulle, militaire né, manquait de chaleur communicative. Mais, maintenant, je comprenais qu’il s’était senti assiégé, impuissant et prisonnier à son poste -tant à l’extérieur (où les Américains et les Soviétiques faisaient la loi) tant qu’à l’intérieur (où Staline régnait par le biais du parti communiste, le plus puissant de l’époque : ordre lui ayant été donné de ne pas faire la révolution de façon violente, mais de temporiser en jouant le jeu démocratique). C’est ainsi qu’il avait fait revenir de son exil moscovite Thorez, seul capable de faire rendre les armes aux F.F.I, qui s’en servait à leur gré…
Maintenant, je comprenais que la sortie de de Gaulle en juin 1946, après un brève déclaration de départ laissant tout le monde ébaudi, même les communistes, et alors que la Constitution n’était même pas en place, n’avait été qu’une stratégie de repli. La preuve : l’année d’après, il avait fondé le Rassemblement populaire du Peuple français, signifiant par-là qu’il ne voulait pas créer un parti de plus mais un rassemblement. Mais celui-ci, malgré un succès immédiat aux municipales, avait échoué aux législatives, les Français craignant une nouvelle vague boulangiste.
Toutefois, l’homme qui m’avait fait peur jusque-là (ou dont on m’avait fait peur), me paraissait à présent très convainquant. Le foyer algérien était assoupi.
Pinay, qui montrait aux fonctionnaires bardés de diplômes, ce que peut faire le simple bon sens, venait de rétablir les finances, la confiance étant revenue : l’emprunt lancé avait un grand succès, les dépenses étaient freinées par la suppression des subventions, les patrons étaient avisé de se sauver eux-mêmes sans implorer l’Etat, et le franc était à la fois dévalué et stabilisé.
De gaulle, enfin, sortant des pleins pouvoirs, jouait le jeu de la démocratie en se présentant aux élections présidentielles. Je votai pour lui, me disant qu’on verrait bien après. J’avais l’impression d’un moment constructif de notre Histoire, comme il en existe rarement. Sur quoi, je me retrouvai au milieu de mes collègues enseignants comme un poulet chez des canards ou un canard chez des poulets, (n’ayant aucune préférence particulière pour tel ou tel gallinacé). Et, pour avoir la paix, je crois bien que je cachai mon vote à mon ami Orange.
Aussi, en ce jour de janvier 1959, ai-je vu sans aucune crainte à la télévision le cortège présidentiel remonter les Champs-Elysées. Sans doute, un triomphe romain quelque part. mais, pour moi, avec deux ombres. La première ? Je trouvais qu’on avait donné à Coty un congé un peu rapide et désinvolte -même si ce normand modeste et parfait honnête homme n’en paraissait pas assombri. La seconde ? Je pensai à l’Algérie dont je connaissais les problèmes pour y avoir combattu, et où rien dans le fond n’était réglé.
Politique mise à part, rentré d’Allemagne, j’avais retrouvé avec joie le chemin dominical qui me conduisait aux matinées du Théâtre-Cirque. Mais je dois signaler ici deux événements qui s’avéreront décisifs pour moi. D’abord, la décision de la ville de Rouen de reconstruire le Théâtre des Arts, au même endroit que l’ancien, pour y montrer de grands ouvrages : ce qui rattacherait l’avenir de la cité à son activité culturelle d’autrefois.
N’étant pas encore dans les petits papiers des autorités locales, je n’avais aucune idée des atermoiements, voire des querelles politiques et autres, au terme desquels cette décision avait été prise. Je sais seulement par un ami très au courant qu’il y en eut beaucoup, mais je dois avouer que cela comptait assez peu pour moi, du moment que j’apprenais que la ville se dotait enfin d’un espace digne d’elle, censé nous apporter de réelles réjouissances intellectuelles.
Le second événement a été la parution du livre de Léon Emery, Wagner poète mage. Je réalisai la célérité avec laquelle il avait paru et compris qu’il était en partie écrit quand je rencontrai l’auteur à Bayreuth. Le livre étant ce que j’attendais. Non pas un ouvrage de plus sur Wagner (même si à cette époque le nombre de parutions était loin d’être ce qu’il est de nos jours), où se trouvaient étalée la vie du compositeur : ses difficultés, ses misères, sa mégalomanie, ses retournements idéologiques, son racisme insoutenable, son égoïsme notoire, la lourdeur de ses théories, son arrivisme enfin et son art de subjuguer sans se compromettre le pauvre Louis II de Bavière -mais un ouvrage où les opéras étaient saisis à bras le corps, approche témoignant d’une compréhension intuitive mais inouïe de la musique et des grands mythes qui la soutiennent.
J’étais là, me semblait-il, au cœur du problème ; et je comprenais qu’avec cet ouvrage fondamental une voie m’était ouverte, qu’il m’appartenait, si j’en avais le courage et les forces, de prolonger, voire d’approfondir à l’aide de toutes mes autres expériences culturelles existantes à venir. Il y avait jusqu’au style de l’ouvrage qui m’impressionnait et je devinai qu’il m’aiderait à trouver mon propre ton, si je venais à m’essayer moi-même à écrire sur le compositeur. Bienheureux, me disais-je, ceux qui peuvent rencontrer de tels maîtres.
Mais je sentais aussi que, ce faisant, j’écrirais et je penserais différemment des gens de notre époque, que je serais quelqu’un de décalé par rapport à eux, les modes de pensée d’alors étant au réalisme, au nouveau roman, au structuralisme, à la philosophie marxiste ou existentialiste. Sartre et Simone de Beauvoir écrasaient de leur autorité tout ce qui sentait, exsudait certain spiritualisme ou les rapports aberrants des mythes des sociétés traditionnelles -dès qu’ils ne sont pas un objet d’étude structurale. Je ne me voyais pas me couper cependant de la psychanalyse…
Il y a des moments cruciaux dans la vie où l’on s’interroge, surtout quand on s’aperçoit qu’on va aller à contre-courant des idées de son époque. On souffle un moment, car on s’asphyxie quelque peu. On se dit qu’on n’aura peut-être pas la volonté de tenir, qu’on va passer pour un conservateur -pour ne pas dire plus. Et qu’il faudra se le faire pardonner ! Mais pouvais-je échapper aux injonctions du moment ?
2
L’événement que je dois mettre en place, maintenant, peut servir si l’on veut de paraphe charmant à toute cette période que j’évoque : c’est l’audition de Carmen dans mon village natal, Nogaro, au mois d’août 1960.
Le jour de l’Assomption, cette année-là, la cité fêtait en effet son neuvième centenaire, l’Eglise ayant été consacrée en 1060. Elle est tout ce qui reste d’un monastère et une étape sur la route de Saint-Jacques de Compostelle. Eglise et monastère qui ont suivi de base, tant religieuse que militaire, à une aide apportée aux princes pyrénéens espagnols pour la reconquête de leur pays.
Est-ce pour cela que le Cid a été joué ici des siècles plus tard à la barbe des occupants nazis ? Pour moi, qui parle en ce moment surtout musique et opéra, j’aime à noter encore que ce reste ecclésial qu’est l’Eglise, est, pour reprendre à Goethe une formule, un morceau de musique figée.
Une nef plein-cintre, haute, immense, des piliers colossaux, une abside en cul de four impressionnante, rythmée par deux absidioles… A quoi s’ajoute un portail austère, surmonté du tétramorphe et encadré de pieds-droits dont les sculpteurs des chapiteaux sont vertigineusement hiéroglyphiques. Raideur tout cela, dira-t-on ; mais raideur majestueuse, qui n’a jamais cessé de m’impressionner. Sans doute parce que la raison d$solennelle est le langage de l’éternité.
Donc, tandis que de très loin, en Chine, l’un des plus grands monstres de l’humanité achevait de faire subir à son peuple les effets d’une idéologie délétère, occasionnant ainsi la mort par la famine de trente millions d’hommes, notre petite cité, toute à sa joie, attendait patiemment pour ses fêtes l’arrivée de la star de l’époque : Jane Rhodes. Ainsi va le cours du monde.
La Chanteuse était alors dans tout l’éclat de sa jeunesse, de sa beauté et de son art. Elle était descendue, la veille, au Grand Hôtel.
- Vous l’avez-vu, vous ? Demandait-on dans la rue, le jour même du 15 août.
- Non : mais elle doit se rendre à l’église vers 10 heures !
Les gens étaient groupés sur les trottoirs, les bras chargés de pain et de pâtisseries. Elle avait sans doute bien préparé sa sortie. Elle n’était pas surprise par la foule. Elle faisait, sans ostentation, ce qu’une star doit faire pour être aimable. Elle ne savait pas alors qu’elle aurait un mari problématique et une fin de vie difficile.
Ce matin-là, elle se rendait, joyeuse, à la messe solennelle. Devant l’église, elle fut rejointe par le maire et le directeur des festivités. Quand elle entra, par le grand portail du fond de la nef, la musique du village entama une marche endiablée, pas très religieuse.
Ce qui aurait dû me retenir alors (mais j’étais bien loin de penser à ce moment-là à tout cela) c’était que l’Eglise faisait un triomphe à celle qui, dans la soirée, incarnerait la femme la plus fatale peut-être de tout l’opéra -la plus éloignée de toute morale traditionnelle, la plus irrespectueuse de toutes les conventions et la plus indifférente à la mort et à quelque paradis ou enfer que ce soit. Mais Jane Rhodes (si j’ai bien vu), était, pendant l’office, à côté de l’épouse du maire, aussi pleine de componction que cette dernière. Dans l’après-midi (se rapprochant ainsi de son personnage), elle présida avec effervescence la course des vaches, au milieu des autorités. A la fin du spectacle, le premier des écarteur lui envoya de la piste un bouquet de roses écarlates, et elle le reçut debout, adroitement : ce qui lui valut des applaudissements.
La course finie, on aménagea en hâte les arènes pour la représentation -cependant que le temps commençait à fraîchir et le ciel à se couvrir. Mais le vent chassa bientôt les nuages et le ciel se rééclaircit. Apparemment, la soirée était sauvée.
Toutes les places étaient occupées. Les gens, à cette époque, ne juraient pas encore que par le foot ou le rugby ou les soirées bodégas.
Le prélude démarra. Soudain le vent recommença à se livrer, les arbres frissonnaient et les musiciens, dès qu’ils le pouvaient, fixaient d’une main les partitions qui se soulevaient. Murmure général. Mais, par enchantement, tout redevint calme. On ne pouvait pas voir le ciel, la nuit étant tombée. On ne pouvait que croire que cette bonace allait durer. Comme le rideau s’ouvrait, ma voisine me dit tout bas avoir lu dans les cartes qu’il ne pleuvrait pas et qu’on aurait droit à la mort de Carmen.
Le premier acte se passa sans problème. Carmen avait enflammé Don José mais aussi le public. Déjà, on avait oublié le temps. Mais Jane Rhodes, s’avançant sur scène, après les applaudissements de l’acte, vint dire qu’il n’y aurait pas d’entracte. On enchaîna alors le deux puis le trois. Au trois, on était en montagne, avec les contrebandiers. Les amours de Carmen pour Don José n’étaient plus les mêmes. Frasquita et Mercédès venaient de prédire à Carmen sa mort (ma voisine avait au moins vu dans ses cartes celles qu’on parviendrait bien à tirer sur scène !) quand un coup de vent se leva, puis un deuxième, puis un troisième qui échevela, lui, les arbres et emporta quelques partitions.
Une détonation : Don José, de garde, avait tiré sur Escamillo venu relancer sa belle, et de grosses gouttes tombèrent. On continua : c’était maintenant une ondée. L’orchestre s’arrêta. Certains musiciens se levèrent, emmenant leurs partitions.
Les acteurs (qui étaient à l’abri, eux, sous la voûte surplombant les gradins de premières) s’arrêtèrent à leur tour. Carmen avance précipitamment sur le devant de la scène et intime aux musiciens qui restent l’ordre de poursuivre.
Le spectacle reprend. Les musiciens, dont les partitions sont dégoulinantes, jouent presque de mémoire. Mais la pluie s’abat plus fort. Finalement, tout le public se lève, s’affole, se bouscule (les sièges de la piste tombant) et cherche à s’abriter sous les arbres. C’en est fini. Jane Rhodes, dépitée, sevrée du sommet dramatique de son rôle et venue sur le devant de la scène voir cette cohue, s’exclame (m’a-t-on rapporté) que c’était bien la première fois que Carmen ne serait pas morte sur scène…
Jane Rhodes aurait vécu comme un mauvais présage pour sa carrière cette représentation nogarolienne -alors que dans l’après-midi, pendant la course de vaches, entourée des autorités, saluée par le préfet, la musique ayant entamé une marche carrée et impétueuse et tous les gens des gradins étant tourné vers elle, elle avait donné l’image la plus séduisante d’une star incarnant l’opéra…
Pour moi, j’avais l’impression que l’opéra, plus fortement que par le passé, venait à nouveau de m’interpeller. Il est des moments de la vie que l’on sent déterminants. Les Mémoires sont faites pour les rapporter. André Malraux, dans les siennes, ne parle pas de moments, mais de rencontres d’idées, lesquelles, pour certains, prennent la consistance des êtres.
Moi, en ce jour de 15 août 1960, je croisai dans ces arènes un être qui me tint lieu d’idée. Une Idée incarnée, au sens hégélien du terme. Une femme, une artiste, portée par un enthousiasme collectif, et en qui, sortant soudain du creux existentiel où je me sentais depuis quelque temps, je m’investissais…Une femme, une artiste, qui représentait beaucoup de ce qui me passionnait et qui, en dépit de mes limites, de mes lacunes, semblait me faire signe…
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