1967…
Elections
Europe
Tournant personnel
En ce début de mars 1967, un point demeurait acquis pour moi : nous venions de vivre une décennie sans précédent. Cela, du fait de l’homme qui était toujours à son poste. Pompidou aussi était toujours au sien. Son parti, l’UNR, avait fait preuve de souplesse, de cohésion et décevait ceux qui, nombreux, en espéraient la dislocation.
La fille de mes amis Orange pouvait donc se consoler. Mais l’UNR devait compter avec les partis nouveaux : leurs chefs avaient déjà mis de Gaulle en ballottage. Le Centre de Jean Lecanuet n’avait certes pas de quoi inquiéter le régime : son auteur souhaitait -comme il le disait avec son éternel sourire- infléchir surtout la ligne, mais la Fédération de la Gauche Démocrate et Socialiste, alliée aux communistes, c’était-là une autre affaire.
Personnellement, je ne croyais pas (je ne croyais plus : le temps de ma jeunesse étant déjà loin) au parti communiste. Il n’était, selon moi, ni crédible ni souhaitable. D’abord, pour ses nombreux échecs en Russie, en Chine, dans le Tiers-Monde ; puis pour ses replis forcés dans l’Hexagone, inspirés de Moscou. S’il avait occasionnellement fait reculer la misère, il avait accompagné cela de trop d’exactions, de pogromes, de goulags, dont l’Europe à l’époque où je me situe, avait encore à découvrir la véritable dimension. A la limite, j’eusse été trotskyste ; le trotskisme, pour ne pas s’être exercé, n’avait pas à se désinfecter.
Le parti communiste français, contrairement au parti italien, me paraissait trop stalinien et, pour des raisons compréhensibles, il n’y avait pas de parti communiste allemand. Cependant, pour revenir à l’Hexagone, si le PC n’y était pas crédible, il y était stratégiquement important. Tous les grands artistes, tous les grands universitaires, tous les grands intellectuels ou presque, restés sensibles au souvenir des premières exaltations de la révolution russe, de son folklore, de son projet de justice sociale, étaient communistes ou sympathisants.
On ne concevait pas quelqu’un qui pensât ou qui créât, qui ne fût, pour le moins communiste ; à l’exception de quelques-uns, montrés du doigt, qu’on taxait alors de fascistes ! Et la bourgeoisie évoluée, qui ne voulait pas être en reste, suivait le mouvement, saupoudrant d’un zeste de marxisme les apports de la linguistique, du structuralisme, de la psychanalyse… Quant à la masse, elle suivait les consignes de l’état-major du parti, qui lui injectait, sans trop y croire (parce qu’il savait, lui !) les idéaux d’un soviétisme égalitaire, porteur de justice et d’améliorations sociales ; bref, créateur d’un paradis sur terre, par les moyens de l’industrie et de la technique. C’est pourquoi le mariage de raison entre socialistes et communistes, même s’il masquait de terribles malentendus, et surtout la faille interne au parti communiste, n’en représentait pas moins une efficace opportunité électorale.
Je voyais bien à tout cela (Même si n’appartenant pas au gaullisme, je me trouvais séduit par la personne et les actes du Général, quitte à me dégager du charme quand il faudrait) que les partis, eux, annonçaient déjà vraiment la couleur. Après avoir laissé exécuter au Général un travail qu’ils n’auraient pas voulu faire, et qui s’est avéré indispensable, ils s’arrangeaient maintenant à le pousser dehors.
Et ils avaient, ce faisant, sur quoi s’appuyer, pour y parvenir. En juin, au moment de la Guerre des Six Jours, il y avait eu l’effroi d’une partie de la population, quand il avait réagi par l’embargo vis à vis d’Israël. En juillet, au cours d’un voyage au Canada, il y avait eu une réaction générale des Français, quand il avait crié : « Vive le Québec libre ! », Valéry Giscard d’Estaing dénonçant alors « l’exercice solitaire du pouvoir ». Et puis, plus profondément, il y avait, à présent, le malaise national qui allait croissant : les grèves de train, le freinage des salaires, les difficultés paysannes, l’université… Avec cette dernière, c’était là un problème immense. C’était là un monstre, au corps énorme et compliqué, d’où sortaient des grognements. Des réformes étaient bien tentées, mais les grognements n’arrêtaient pas : manque de locaux, surcharge des cours, pénurie des professeurs… Toutes choses que je comprenais. Mais les Français voulant à l’époque démocratiser l’enseignement à tous les échelons, sauver leurs enfants des tâches manuelles, devenues, sous l’effet d’un embourgeoisement de l’opinion, déshonorantes, faire d’eux tous des bacheliers, et de ceux-ci des élèves de faculté -si bien qu’il ne serait resté à la limite personne pour subvenir aux demandes de l’industrie et alimenter la manne des ouvriers qualifiés et des ouvriers tout court. C’était kafkaïen ! Et comment faire, dès lors, sans supprimer les murs des établissements universitaires ou mourir étouffés sous la masse ? disais-je à mes amis Orange. Mais ils demeuraient sans réponse. Etant alors instituteur en CM2 et préparant les élèves à l’examen d’obtention des bourses (qui existait encore mais dont on demandait la suppression) j’étais juge de cette demande toute humaine.
A quoi je voyais finalement que le régime était fragilisé ; qu’il était comme une de ces maisons encore superbes, mais où l’on voyait ici et là apparaître des lézardes.
Je ne pensais pas pour autant qu’il était irrémédiablement condamné dans l’immédiat. Je n’imaginais pas aux élections de mars une victoire totale de l’opposition. La masse de ceux qui votaient de Gaulle ne pouvait s’évanouir comme par enchantement. J’imaginais au contraire une victoire relative de cette dernière, comme beaucoup de Français, et ce fut ce qui se passa.
Les champions de la majorité étaient déçus, mais enfin, ils conservaient le pouvoir en gagnant de quelques voix. L’opposition, malgré le vacarme suscité par l’événement, avait encore de quoi, elle, rester modeste. Mais je constatai deux choses : que la politique extérieure française avait tenu peu de place dans la polémique, ce qu’Emery ne trouvait pas à l’honneur de la démocratie, et que personne, en dépit des récriminations passées contre le pouvoir personnel, ne l’avait remis vraiment en cause. Ce qui avait intéressé les Français avant tout, c’étaient les revendications sociales.
L’état de la société française me paraissait, sans nul doute, faire problème. Personnellement, j’arrivais tout juste à joindre les deux bouts.
A l’époque, j’avais l’habitude de faire un grand voyage par an, lors des vacances d’été ; et je devais vivre tout le mois de juillet gratis chez papa et maman, pour pouvoir ajouter ce mois de traitement à celui du mois d’août et m’offrir ainsi le voyage de mes rêves. Sur quoi, ma grand-mère maternelle, qui était de la génération où l’on économisait sou par sou, ne comprenait pas que je dépense autant en voyage, au lieu d’économiser pour m’acheter un appartement et me sortir, comme elle disait, « de chez les autres ».
En regard, je voyais, sans jalousie d’ailleurs (les problèmes d’argent n’ayant jamais été le souci de ma vie), l’étalement du luxe de quelques ploutocrates et l’embourgeoisement indéniable d’un nombre immense de parvenus ; et cela face au nombre reste considérable des pauvres, qui rendait scandaleux le luxe des premiers. J’en dis deux mots à Emery. Il se trouva bientôt développer ce problème dans ses cahiers politiques. Ce qui le frappait, lui aussi, c’était un embourgeoisement général et continu, au service duquel s’était créé, de façon sans précédent dans l’Histoire, une société de loisirs et de distractions, face au nombre impressionnant des démunis. Mais il était loin d’atteindre puérilement pour eux « un miracle instantané », et il me demanda de prendre la peine de méditer la fameuse formule de Simone Weil : la Révolution, c’est l’opium du peuple.
Je ne puis pas moins qu’évoquer ici le numéro de ses Cahiers Libres, qui traite de la période de ces votes de mars et s’avère : l’un des plus intéressants de la collection. S’agissant des pauvres dans l’Hexagone, il dit, en sa sagesse, que la lutte nationale contre l’infortune est freinée par l’égoïsme général, le manque de charité vraie, la résistance à la fiscalité -et un ensemble de conditions générales difficilement rédimables, elles. Mais nos pays voisins, ajoute-t-il, ne sont pas, de ce côté-là, mieux que nous : le chômage y est plus important et le refus de l’inflation maintenu aussi avec rigueur… S’agissant des élections proprement dites, il développe une remarque très forte. Le trait le plus net de l’économie étant alors (en réaction de défense au Marché Commun) une concentration intense des entreprises et donc une américanisation industrielle, il en résulte une révolution technique sans précédent.
Une révolution qui se passe des lois et des partis et engendre une intense fébrilité sociale, qui retentit sur la structure même du pays. La nouveauté la plus frappante apparaîtrait au niveau de ces nouvelles élections, où il voit l’esquisse d’un mouvement en direction du bipartisme ; ce qui nous rapprocherait des démocraties anglo-saxonnes qui, pour lui, ont su rendre le système parlementaire compatible avec « un substantiel travail législatif ». Ainsi le gaullisme, par-delà les épreuves de la décolonisation, nous aurait amené à cette avancée capitale, correspondant à la fin du règne excessif des partis multiples, responsables du déclin français. Et Emery de souffrir que de Gaulle, par un phénomène d’ingratitude, ait vu réduire les assises de sa majorité et saper du même coup le prestige dont il jouit à l’étranger, lui rendant désormais la partie difficile sur l’échiquier international.
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Comme beaucoup, j’étais alors habité par une idée : celle de faire l’Europe. C’était même la seule idée dont je fusse vraiment convaincu. Les autres, dont je me garderai bien de dresser un inventaire, gardaient toujours quelque chose d’aléatoire ; surtout à cette époque de ma vie. Ainsi mon admiration pour de Gaulle ne faisait de moi, pensais-je, un homme de droite, avec ses certitudes. Ne m’engageait pas, lui mort. Je me sentais politiquement libre de mes choix à venir.
L’idée d’Europe, elle, me tenait aux tripes. Je rêvais de conférences où j’aurais montré, démontré, que la réalisation d’une entité européenne était en germe dans toute notre histoire occidentale. Dans le tracé des routes romaines, dans l’implantation des monastères, dans le souffle de la réforme, dans la vague révolutionnaire des Lumières, dans les guerres napoléoniennes…
Chacun de ces moments avait témoigné de cette identité et les derniers grands conflits me la faisaient ardemment souhaiter. Je me représentais l’Europe un peu comme une personne qui aurait finalement pris conscience d’elle-même, dans la mesure où elle avait eu à se défendre contre ce qui n’était pas vraiment elle : l’érémitisme asiatique, l’Islam…
Deux forces qui la menaçaient incessamment dans son être… Aussi était-elle pour moi l’illustration éclatante de cette pensée de Maine de Brian, qui veut qu’on se pose en s’opposant. Il faut dire aussi que la pensée de Spengler n’avait pas été étrangère à la représentation que je m’en faisais. Pour lui, les grandes civilisations se posèrent en se différenciant des précédentes et il comparait chacune dans son évolution à un être végétal qui passe chaque fois par les étapes obligées de la racine, de la tige, des feuilles, des fleurs et des fruits ; au bout de quoi elle meurt -ou plutôt se survit à elle-même tel un arbre desséché.
Mais je trouvai par trop déterminisme cette conception et je gardai surtout Spengler sa riche érudition et son génie de comparatiste.
Finalement, moi je n’attendais pas le déclin de l’Occident (C’est le titre du livre de Spengler), mais, avec la réalisation d’une entité européenne, un gage de pérennité, un appel lancé à l’avenir. Or, cet avenir, en mars 1967, était déjà en partie là avec l’Europe des Six. Elle avait dû pour naître s’imposer, vaincre bien des appréhensions, des peurs invétérées, si bien qu’elle était reconnue par beaucoup de ses anciens détracteurs. Mes amis Orange en discutaient, à présent mais ne s’y opposaient plus. Je me rappelle cependant leur avoir évoqué, au cours d’un de nos thés, cet espace qui va du Benelux à la Sicile, en passant par l’Alsace, la Vallée du Rhin et la plaine du Pô, uni dans une même entité économique. Et j’ajoutais :
- C’est l’ancienne Lotharingie !
- Oui, me répondit Orange, mais, perpendiculairement à cet axe de prospérité, il y a l’axe horizontal des pays méditerranéens plus pauvres !
- En somme, l’Europe vaticane ! fis-je.
Je fréquentais, depuis des années, le club de gymnastique de la rue N…
Notre animatrice, une grande jeune femme, mince, musclée et volubile, avec un visage osseux mais avenant, et portant -très symboliquement-le même serre-tête que Simone de Beauvoir, était inscrite au Parti Communiste et croyait devoir émailler son cours de commentaires sur l’actualité.
Grosso modo, elle haïssait le Général et, encore plus, son ministre Malraux, dont elle se demandait comment, après s’être battu et avoir presque entraîné les gens sur tous les fronts révolutionnaires, il avait pu rejoindre le gouvernement où il était. En fait, je ne la connaissais pas bien, je ne savais pas quelles études elle avait fait et je ne cherchais pas à le savoir.
Ce que je voyais, c’est qu’elle mettait le grappin sur un jeune ingénieur timide qu’elle dominait de son verbe et dont elle avait envie de faire (disait-elle) le géniteur de ses enfants.
Mais, ce que nous ne comprenions pas, dans notre groupe, c’était la tolérance de ses employeurs, qui ne devait pas être sans savoir qu’elle tentait de nous endoctriner pendant les cours. Souvent même, elle les arrêtait complètement, et nous attendions patiemment qu’elle reprit, car, comme il arrive souvent à ce genre de personne, elle finissait, avec son culot, par nous en imposer, et nous nous contentions de sourire à la dérobée en nous regardant.
Quand elle partait dans ses développements, il lui arrivait même de nous oublier et de fixer quelque chose au-delà des fenêtres : sans doute quelque allégorie peinte de la société à venir… Une fois, quelqu’un s’était raclé fortement la gorge : « Ah ! fit-elle, sans être le moins du monde gênée, revenons à nos moutons ». Elle ajouta pour nous faire rire : « puisque moutons il y a et que ce sont eux qui nous font vivre ! » Une autre fois, elle était restée immobilisée, les jambes écartées face à nous, le torse tourné vers les fenêtres, les bras soutenant en l’ait le bâton avec lequel elle nous faisait travailler, sa tête de militante concentrée, encadrée comme une icôn par le trapèze des épaules, du bâton et des deux bras tendus…
Depuis longtemps, elle m’attaquait en dehors des cours. Elle avait, ce faisant, un rictus de femme supérieure, qui démolissait, de proche en proche, le masque très régulier de son visage et finissait par faire frémir ses oreilles, très découvertes du fait de sa coiffure.
Cette année-là, pour donner un exemple, j’étais rentré d’Israël pour la deuxième fois. J’y avais chaque fois travaillé dans un kibboutz et fais, le soir, des conférences à l’adresse des Français qui y travaillaient comme moi. Elles portaient surtout sur l’Histoire de ce nouveau pays, sur l’extraordinaire énergie de tous ces hommes qui tentaient de retrouver un enracinement après les séculaires pogroms et les récents génocides nazis dont ils avaient été les victimes.
Après toute cette haine proférée par certains intellectuels -dont ce Merlerie, qui n’est autre que Céline, disant, le 7 septembre 1941, à l’Institut allemand, rue Sainte Dominique, devant Ernst Junger lui-même, être stupéfait que les Allemands ne fusillent pas, ne pendent pas, n’exterminent pas tous les Juifs et ajoutant : « Si les bolcheviks étaient à Paris, ils vous feraient voir comment on s’y prend ! »
Dans ces conférences, j’étais assurément lyrique. Je sortais d’une légère dépression, consécutive à trop d’étude solitaire dans ma chambre et j’avais le sentiment de m’impliquer enfin dans le cours du monde. On était en septembre et mon animatrice me demanda où j’avais passé mes vacances. Plus je l’informais, plus je lui parlais de mon action là-bas, plus je la voyais irritée.
Elle ne supportait pas ce genre d’engagement. Devant la pureté de mes intentions, elle n’osait pas pour autant me reprocher quoi que ce soit explicitement. Mais la fois d’après, n’y tenant plus, elle me dit : « Dans toutes ces histoires d’Israël, qu’est-ce qui vous attire, au fond ? » Je lui répondis qu’outre ce que je lui avais exposé précédemment, il y avait en moi ce sentiment, que m’avait donné l’étude des mythes, que tout commencement est beau, que tout commencement portait en soi la marque d’une fraîcheur morale (après quoi, certes, tout se dégradait souvent) et que j’avais eu envie de vivre un peu tout cela au travers d’Israël.
- Tout cela est fort beau, fit-elle, mais il y a les autres ?
- Quels autres ? fis-je.
- Les Arabes !
Et ici, je lui avais répondu fermement qu’il y avait, sur cette terre, de la place pour tout le monde.
- Oui, conclue-t-elle, mais grâce aux bombes !
J’aurais voulu d’abord en rester là, mais n’avais pu m’empêcher de lui dire que tout le monde finirait par y trouver son compte.
- Ah ! vous croyez, me fit-elle.
Et j’avais cru voir ses oreilles frémir de dépit…
Mais, cette fois, elle m’attaquait sur le problème du moment : celui de l’Europe des Six. Quelques jours auparavant, je dois dire, je lui avais déclaré mon optimisme là-dessus. Je lui avais dit qu’une limite intelligente apportée par de Gaulle à son nationalisme était sa participation au Marché Commun. Il en découlait de très difficiles négociations avec les Etats Unis, avais-je continué ; mais je trouvais que c’était là une œuvre immense, réalisée en un minimum de temps, et qui, seule, pouvait exorciser les démons toujours présents de la violence en notre Occident et en assurer l’union. Une suite, si l’on voulait, de ce qu’avait été le Zollverein en Allemagne, au siècle dernier. Elle avait fait valoir, ici, les restrictions aux libertés des entrepreneurs et des agriculteurs français, versant au dossier une information sur laquelle ils avaient sans doute réfléchi dans son groupe de recherches. J’avais répondu que tous les pays associés devraient opérer un certain nombre de conversions dans l’entreprise aussi bien que dans l’agriculture, d’autant qu’on assistait, dans le monde, à une certaine récession.
De plus en plus irritée, elle avait fait : « Et, bien évidemment, l’Allemagne sera une fois de plus la grande gagnante ; elle sera le cerveau de tout ça ! Ou bien alors vous imaginez un gouvernement supranational ? Je vois très bien contre qui il sera dirigé ! »
Je n’avais pas relevé ces derniers mots, la bagarre en aurait résulté. J’étais plutôt revenu sur l’idée de supranationalité. Je lui dis que tous les processus empiriques ne pouvaient être couronnés pour le moment par l’instauration d’un gouvernement supranational ; qu’il fallait laisser le temps faire son œuvre et qu’il était patent qu’aucun pays des Six, pas même le Luxembourg, n’était prêt à se fondre dans une supra nation. D’aucun se posait le problème de l’adhésion anglaise, qui prendrait des mois, les Travaillistes eux-mêmes étant habités par les fantasmes d’un nationalisme insulaire.
Elle était rouge de colère.
« Mais, avait-elle dit alors, quels sont les amis qui vous influencent ? Vous ne voyez donc pas que vous faites à nouveau le lit de l’Allemagne ? Qu’elle tirera de là tous les marrons du feu ? »
Comme j’avais envie de la titiller là-dessus, je n’hésitai pas à lui développer tout un problème passionnant de réal politique. Je lui dis, non sans quelque battement de cœur (sachant sa réaction), que la situation de l’Allemagne était tout à fait intéressante à évoquer. « Jusque-là, fis-je, elle naviguait docilement dans le sillage des Etats-Unis (C’était une expression que j’empruntai à Léon Emery), l’armement de l’Europe étant exclusivement l’affaire de l’alliance atlantique. C’est pourquoi les Russes se prenaient à parler des revanchards de Bonn et multipliaient les interdits touchant leur accès à l’arme atomique. Mais voilà que, maintenant, on assistait à une situation incroyable, voire réjouissante, ajoutai-je. On osait envisager une Europe politique qui, à longue échéance, assurait elle-même sa défense nucléaire, au bénéfice de tous les pays membres et donc de l’Allemagne. Et on ne voyait pas comment celle-ci serait éternellement écartée de ce bénéfice ! Surtout que, lasse d’attendre la réunification, lasse d’être un satellite atlantique obéissant, imitant en cela la France, elle pratiquait, à son tour, une ouverture vers l’Est : d’où les tractations entre Bonn et la Roumanie ou la Hongrie. Ce qui ne laissait pas d’inquiéter l’URSS, qui imaginait mal pour le moment une Europe politique où l’Allemagne serait aussi déterminante ; et l’on pouvait craindre que ne revivent les temps forts de la Guerre froide, à laquelle de Gaulle s’employait à mettre un frein. Mais vous savez, avais-je fait ici en la regardant fixement, c’est dans cette direction que, pour moi, va l’Histoire, en dépit des Russes...
Elle avait été consternée. Elle était partie en me claquant les talons, alors qu’elle avait toujours à ses pieds ses chaussures souples de sport. Je l’avais vraiment déstabilisée.
Mais, aujourd’hui, le cours achevé, sans entrée en matière, à la cantonade, elle me jeta au visage : « Vous savez, votre Europe, c’est l’Europe des capitalistes -donc des pires gens. C’est étonnant, pour un instituteur, que vous soyez de ce bord ! Vous êtes un cas atypique ! »
« Chacun choisit son camp, au mieux de ce qu’il pense », fis-je.
La semaine d’après, je devais m’apercevoir que le patron du club, en me recevant, n’était pas du tout aimable. Je compris qu’il me tenait rigueur de mes opinions qui lui avaient été rapportées par l’animatrice, avec laquelle il était donc en phase. Grand, mince, de visage osseux, des yeux perçants à reflets gris et métalliques au fond de leurs trous, il m’avait toujours paru hostile. Je m’en apercevais aux réflexions désobligeantes qu’il ne cessait de m’envoyer. Par exemple, que j’avais tendance à laisser mes affaires traîner dans la salle de déshabillage ; à quoi je ne répondais jamais. Ce qui ne l’empêchait pas, lui, paraissait-il, de se plaire à couiner (souvent malgré leur attente) les femmes qu’il massait, tel un despote oriental…
Or, ce même soir, une de mes amies, Mme Mersch, une femme adorable, bouddhiste dans l’âme, avec qui je me délectais à parler des choses de l’Inde, me confia, pendant le cours : « Il faut que je vous informe, Jacques. C’est fou ce qu’ils ont dit de vous, avant hier, au cours où vous n’assistez pas ! Ils vous reprochent vos séjours et vos activités en Israël. Je les ai même entendus vous taxer de fasciste ! »
C’en était trop. Avant de partir, j’allai voir le patron. Je lui dis ce qu’on m’avait rapporté, qui d’ailleurs ne m’étonnait pas ; et qu’il n’avait pas le droit de transformer son club en une arène politique où l’intolérance régnait en maître. Si capitaliste j’étais, je n’en avais pas les signes de richesse ; je ne faisais pas sans cesse allusion, moi, à quelque grand bateau que j’aurais dans la baie d’Arcachon ! Et, si fasciste j’étais, j’en connaissais qui avaient, eux, un esprit totalitaire. J’ai cru qu’il allait me bousculer mais il se réfréna. Il se rendit compte que c’eût été un peu gros et il se calma.
La semaine qui suivit, je partis m’inscrire dans le club de la rue Fontenelle.
Si, à mon petit niveau, j’avais le sentiment de me battre pour l’Europe, j’avais par contre celui d’être seulement le spectateur impuissant du reste du monde. Et dans cette vue, j’englobais trois choses : les rapports USA-URSS, l’émergence de la Chine et les difficultés du Tiers-Monde.
Sur les rapports des deux Grands, j’étais d’un pessimisme incroyable. Je voyais presque la guerre éclater d’un jour à l’autre, tant le comportement des deux géants me paraissait énigmatique. Peut-être aussi m’enchantai-je, non sans quelque délectation morose, de vivre une époque aussi chaotique que celle qu’avait connue Saint Augustin, encore que lui arrimait son espérance en la Cité de Dieu à venir.
Moi, je n’avais pas, pour compenser cela, de projet eschatologique aussi intense. Je ne cessais de me représenter toute une civilisation occidentale au bord du gouffre. Mais, parfois, trouvant impensable ce cauchemar, je me disais que les forces maléfiques n’iraient pas jusque-là, qu’en face du Mal qui divise le Bien unifie et qu’un semblant de raison mobiliserait les grands chefs des deux camps, les hissant à des considérations planétaires ; et j’imaginais entre Washington et Moscou la course enfiévrée de quelque nouveau Sénèque. Alors je retrouvais le moral pour un certain temps.
Mais je dois dire que la guerre indigeste que se livraient les deux Grands n’était pas réjouissante. L’URSS ne cessait de vitupérer l’agression américaine en Asie. Elle alimentait en arme les Vietnamiens, pour une guerre de plus en plus meurtrière, et elle avait intérêt à la prolonger ! De leur côté, les Américains engageaient dans la bataille une armée qui me semblait comparable à celle du débarquement en Normandie ! Une considération, cependant, me faisait atténuer la noirceur du tableau : celle de la faiblesse économique de l’URSS -et cela, malgré les concessions faites à la petite propriété paysanne et à l’économie de profit. Elle n’aurait pas longtemps les moyens de soutenir un train de dépenses militaires et elle était inquiète, relativement à la Chine et à l’Allemagne.
Une considération de faiblesse économique -voire morale- me semblait aussi devoir paralyser les Etats-Unis. Depuis la mort de Kennedy, une sorte de dictature militaire et policière les gangrenait, consécutive aux exigences de la guerre : le Pentagone et la CIA gouvernaient. De plus, les scandales afférents à la mort de Kennedy, les mouvements racistes afférent à celle de Martin Luther King, les mouvements castristes et pro-chinois enfin, plongeaient dans un climat délétère et leur situation monétaire n’était pas bonne.
Le moins qu’on puisse dire est que je me réjouissais de la situation difficile de ces deux pays -un mal étant souvent à l’origine d’un certain bien. Ce bien, je me le figurais comme un arrêt au moins temporaire de la course aux armements, qui faisait -malgré l’existence d’un conflit indirect, l’objet de négociations mi-officielles, mi-secrètes. Celles-ci ne m’en paraissaient pas moins byzantines. D’un côté, par le traité de Moscou, on se donnait comme but l’arrêt des expériences nucléaires dans l’atmosphère et la non-dissémination des armes, de l’autre, on ne s’interdisait pas les explosions expérimentales souterraines -alors que la convention n’avait été ratifiée ni par la France, ni par la Chine, qui, elle, s’armait fiévreusement et ne laissait pas transparaître ses intentions.
Mais le spectacle le plus curieux, le plus infantile, était la façon dont les deux Grands voulait s’excepter de l’anéantissement de toute vie sur terre. Pour un résultat problématique, et avec en supplément de dépenses s’ajoutant aux autres, ils établissaient, chacun chez soi, des zones de protection contre l’envoi de missiles. Les Russes disaient pouvoir supporter ces suppléments de dépenses et les Américains, eux, laissaient transparaître leur déception de ne pouvoir s’en exonérer.
Ces comportements grand-guignolesques et tragiques, qui signaient le sommet de la guerre froide, rencontraient afin heureusement, chez chaque belligérant, une même méfiance à l’égard de la Chine. Et l’on pouvait espérer que cette peur d’un même adversaire amortirait le choc des oppositions. Déjà, les Etats-Unis avaient l’air de tolérer le noyautage russe de pays comme l’Afrique ou l’Amérique du Sud. Un duumvirat allait-il s’imposer et la violence des blocs antagonistes cesser ? Leur règne avait-il vécu ? Le monde allait-il respirer ? La technocratie devenant le dénominateur commun de tous les régimes, un horizon de convergences allait-il s’imposer ?
Restait la Chine… Mao destitué pour ses erreurs, les technocrates de Liu Shaoqi avaient pris les choses en main. Mais le vieux leader, qui s’ennuyait sans doute dans sa retraite, coupait l’herbe maintenant sous les pieds des dirigeants. Il relançait la révolution. Les travailleurs lui semblant compromis par le système, il prêchait aux lycéens et aux étudiants la révolte. En 1966, déjà, des hordes de jeunes « Gardes Rouges » avaient dévalisé un peu partout la vieille société, brûlé les livres, incendié les musées, fracassé les statues et les objets de piété, cassé les vases et les meubles décorés à l’ancienne, demandé aux vieux et aux professeurs de revenir de leurs idées…
Comme dans l’Evangile, on voulait faire du neuf à la place du vieux ; on voulait parfaire, si je comprends bien, la dictature du prolétariat, éradiquer tout ce qui restait d’arrogance bourgeoise : bureaucrate, hiérarchie, académisme… Mais alors à quel prix ! Les moyens utilisés étaient ceux de la violence sans limite et sans l’ombre d’un remords, la joie assaisonnant même la cruauté : on rase les crânes, on coupe les cheveux longs des femmes, on tire sur les récalcitrants au repentir…
Des comités révolutionnaires doublent ou remplacent le parti jugé désuet ; des villes, des provinces entières faisaient sécession. Mais en 1967, où je me situe ici, on se rend compte qu’on s’est trop hâté de condamner la Chine à la guerre civile et à l’anarchie. Déjà, elle me semblait émerger de la crise. L’étoile de Lin Biao, ministre de la défense brandissant le Petit Livre Rouge, remplaçait celle de Liu Shaoqi et l’on avait le sentiment que le Parti et l’Armée, restée intacte, allaient instaurer un communiste qu’on distinguait mal du fascisme ou, tout au moins, d’une dictature militaire.
En tout cas, l’ordre était réinstallé à Shanghai, à Wuhan… et l’on mettra bientôt au pas les « Gardes Rouges », envoyés aux champs « pour revenir aux masses ». De ce dont l’agriculture avait besoin !
Je ne savais pas encore alors que ce soulèvement, dans lequel se retrouvaient aigreur, jalousie, mais aussi utopie sociale, vision grandiose et lyrique de l’avenir, refondation de l’individu voué à la collectivité -et qui s’attaquait au hiératisme kafkaïen des structures bureaucratiques chinoises (échelons par ici, échelons par là, provoquant paralysie et irresponsabilité décisionnaires), était l’avant coureur de ces mouvements que le monde devait bientôt connaître un peu partout et où les jeunes partiraient en guerre contre les vieux. Mais j’aurais alors à me poser la question, en 1968, de savoir si les réclamations étaient vraiment identiques : si l’abnégation totale de l’individu réclamée par Mao était au programme dans le reste du monde !
Ce qui rendait dangereuse pour le monde l’effervescence chinoise à partir de 1967, c’étaient ces changements d’un pays soudain coupé de l’extérieur, alliés à un désir de bombe H et d’expérimentations de satellites.
Restent les pays du Tiers-Monde. Je voyais bien, en particulier, que l’Afrique était mal partie. En pensant à elle et aux autres pays d’Amérique et d’Asie, je souhaitais, avec le Pape, dont la dernière encyclique venait de paraître, que s’estompait dans le monde les inégalités les plus révoltantes, que s’amplifie la lutte contre la misère et la faim. Le Pape, lui, dénonçait les mauvais riches où qu’ils soient, leur embourgeoisement, leur goût forcené des loisirs, leur désir d’une civilisation du divertissement, à l’origine de la recherche d’une industrie de luxe dispendieuse -alors que les deux-tiers de l’humanité étaient dans le besoin.
Certes j’adhérais à ces idées ; mais je faisais deux remarques. D’abord, qu’une réflexion sur la maîtrise du développement démographique se posât mondialement. Ensuite que la charité ne fût pas un acte naïf. Nietzsche disait qu’elle endormait les pauvres ; qu’elle avait un revers de passivité et de démoralisation. Souvent, une croisade contre la faim s’en tenait à de seules distributions de secours. Outre qu’elle était une goutte d’eau dans l’océan, elle favorisait les fraudes des répartiteurs -voire des politiques eux-mêmes, tous odieux profiteurs des situations tragiques.
Aussi, comme beaucoup, étais-je plutôt pour aider les peuples sous-développés (terminologie de cette époque) à assumer leur destin, en les poussant à mettre en valeur leur territoire, à s’aider eux-mêmes…
Emery, qui était à sa manière un ascète et un mystique, allait plus loin que moi, relativement à ces problèmes de société. Lui, condamnait sans ambages, dans notre civilisation moderne, toute la gamme des industries de loisir où s’investissaient des sommes énormes pouvant servir à aider les pays les plus démunis.
D’ailleurs, touchant nos sociétés bien nantis, il avait pour elles les foudres de Savonarole. Il était, certes, pour le progrès humain, pour la justice sociale mais il ne concevait pas qu’on pût imaginer une société voulant éliminer tout risque. C’était là pour lui une infantilité, une cause en tout cas de paresse et de mollesse. La recherche, systématique du confort, de l’aisance, de la sécurité, lui faisait redouter un abâtardissement des hommes. Or il voyait le phénomène se produire à une échelle inimaginable depuis la Seconde Guerre mondiale dans nos sociétés dites avancées et cultivées. Ce qui, pour lui, les vouait à la décadence et les exposait, tôt ou tard, à « l’irrésistible invasion des peuples plus rudes, plus faméliques et plus brutaux ! » Pour Emery, l’antithèse classique entre les hommes raffinés et le barbare méritait qu’on y réfléchit toujours. Aussi reprenait-il à ce sujet l’affirmation de Valéry, dans ses Cahiers, à savoir que la meilleure des politiques est celle qui fortifie.
Disons-le tout net : une politique qui ne se bornât pas à « l’augmentation des salaires, à la distribution de toutes sortes d’avantages matériels » -quoi qu’il eût suffisamment de cœur pour voir aider les hommes- mais une politique qui mît au centre de la question sociale l’exigence de les appeler à des responsabilités « pouvant comporter une part de dangers personnels et collectifs. »
On comprend, dès lors, que sa position était aussi ferme, dès qu’il s’agissait des pays du Tiers Monde : il était là aussi pour un soutien plus exigeant que celui qui consistait à une distribution de biens consommables « dont l’influence débilitante et démoralisante n’était pas niable. »
2
C’est dans un baraquement en bois nommé Toit Familial que, depuis mon retour d’Algérie, j’enseignais. Un baraquement sis dans la cité de Sotteville-les-Rouen, qui se dressait (il est maintenant détruit) dans le voisinage de l’hôpital psychiatrique de Quatre-Mares, où ce pauvre Antonin Artaud, qui revenait d’Irlande qu’il avait cru pouvoir évangéliser, fut un moment interné.
Je ne savais pas alors que je viendrais à avoir une connaissance assez approfondie de ce poète-philosophe, vu que quelqu’un de mes proches, Camille Dumoulié, mon seul neveu, en deviendrait l’un des plus grands spécialistes. Oui : dans ma vie, ou plutôt dans mon esprit, des gens les plus éloignés l’un de l’autre par les idées et par la sensibilité se côtoient, sans que cela fasse trop de tintamarre. Ils sont chez moi, dans un espace d’extrême tolérance : Saint Jean de la Croix et Darwin, Jésus et Sartre…
C’est sans doute la raison pour laquelle, en matière d’opéra, je viendrai à écrire sur un grand nombre de compositeurs, au risque de surprendre les directeurs de Théâtre qui me recevront. L’un d’eux se demandera, par exemple, comment une même personne peut à la fois écrire sur Wagner et sur Mozart…
C’est donc une dizaines d’années que je restai à enseigner dans ce baraquement de six classes, où, pendant les récréations, mes collègues et moi étions incessamment contemplés, non sans malaise, par les habitants des HLM voisins. C’était là comme une espèce d’œil de Moscou. Les gens qui passaient dans la rue s’arrêtaient, s’accoudaient à fermeture pour nous signaler des enfants qui se battaient et que nous ne voyions pas. Sous-entendu : parce que nous parlions entre nous, au lieu de bien surveiller !
L’hiver, les classes étaient chauffées par des godins que nous, les enseignants, alimentions en bûches, veillant à ce qu’aucune braise ne s’échappât du foyer dont nous interdisions constamment l’approche aux élèves. J’avais, comme je l’ai dit, la classe de CM2.
La réforme, cette année-là, concernant le primaire, supprimait le mythique Certificat d’Etudes. Désormais, tous les élèves, bons ou mauvais, entreraient au collège au CM2 pour y tenter leur chance. Et, bien sûr, l’examen des bourses était aussi supprimé. Non seulement il y aurait plusieurs niveaux de sixième, du plus fort au moins bon, mais encore, pour les élèves les plus démunis, ceux vraiment récalcitrants aux études, il y aurait une structure spéciale, appelée « classes de transitions ». Là, selon des méthodes appropriées, qui restaient à préciser, sauf qu’elles éviteraient tout enseignement traditionnel, on tenterait de récupérer ces derniers et, pour les meilleurs, de les faire accéder à des sixièmes normales. Les autres accèderaient à une cinquième de transition. Les instituteurs nommés à ces classes (ou se proposant) deviendraient maîtres de transition.
A dire vrai, peu d’enseignants étaient chauds pour tenter cette expérience. Les méthodes dites actives effrayaient les uns, ne convainquaient pas les autres. Les cours bien structurés, bien préparés, à partir de programmes bien suivis, étaient encore ce qui rassurait le plus.
Le problème qui se posait au Toit Familial était désormais le suivant : la classe du Certificat supprimée, le directeur, qui la faisait, allait devoir prendre le CM2. Conclusion : ou je demandais mon changement pour une autre école, ou je prenais un poste dans un collège. Et ce collège, me dit-on, était le collège Jean Zay, à deux pas du Toit Familial…
J’étais plongé dans mes hésitations, quand je vis arriver l’inspecteur. Il m’abreuva d’amabilité, me décerna toutes les couronnes. Je compris vite. Il me dit que j’étais fait pour ce travail et me voyais, par la suite, devenir professeur de collège. Mes amis Orange me poussèrent à accepter.
Quand je quittai le Toit Familial, le dernier jour de juin, je me retournai, ému, vers ce baraquement à godins ; et, la chose que je revis soudain, était le visage de ce grand du cours supérieur à qui je faisais l’étude, certains soirs, dans la classe du directeur. Il m’aimait comme un père, ou peut-être au-delà, je n’en sais rien. Le sien, je le savais, n’était pas à la hauteur.
La première chose que je fis en septembre, en allant me présenter au Principal, fut de lui dire que j’entrais chez lui pour arranger tout le monde chez moi ; que je me plaisais dans le primaire, que ce n’était pas moi qui avais demandé le poste et que, conséquemment, je n’avais pas envie de me retrouver, parmi les professeurs, comme un poulet chez des canards, ou un canard chez des poulets. A la moindre discrimination, je partirai. Pour le coup, je plus d’emblée à cet homme, qui était un méridional très ouvert. Et, comme il m’avait reconnu pour m’avoir rencontré à l’opéra dont il était fou, et où, me dit-il, il emmenait ses partitions sur lesquelles il jetait un œil de temps à autre, muni d’une lampe de poche, il me prit même tout de suite en sympathie.
A la Noël, j’étais devenu son autre lui-même. Il ne voyait que par moi, au point qu’il me demanda de faire le discours de fin d’année pour la distribution des prix, étant le dernier arrivé : « Oui, lui dis-je, mais pas le dernier arrivé des professeurs ! » Mes nouveaux collèges devinrent vite des amis ; et cela au sens fort, car les rapports entre les professeurs étaient moins cérémonieux que ceux existant entre les instituteurs.
2
Je ne regrettai rien de mon admiration pour de Gaulle, persuadé que je n’aimais pas tant l’autocrate en lui que la série des gestes immenses qu’il avait accomplis -et dont j’ai tenté de faire l’inventaire. A quoi on pourra me répondre que les choses sont liées. Aussi pensais-je à l’après-gaullisme. Quelle sera la suite d’un pouvoir personnel ? La démocratie parlementaire avait-elle fait son temps ? D’autres forces n’allaient-elles pas se manifester, qui exigeraient des ajustements ? J’en étais à me poser ce genre de questions (interrompues, je dois avouer, par la concentration apportée à mon nouveau travail et la fréquentation toujours plus assidue du Théâtre des Arts, où l’on donnait non seulement des opéras mais toutes les grandes pièces des auteurs dramatiques contemporains : Claudel, Ionesco, Brecht, Beckett…), quand je reçus une lettre d’Emery. Il me recommandait la lecture d’un ouvrage de Servan-Schreiber. Un livre fort pessimiste.
L’Europe, puis le monde, seraient inéluctablement conquis, dans les années à venir, par la puissance économique des Etats-Unis. Déjà, selon l’auteur, ils occupent de fortes positions en Occident. Toute notre activité sera bousculée, régie par les ordinateurs, leurs techniciens, leurs capitaux. Une véritable sujétion matérielle, idéologique. Emery m’écrivait n’en pas être étonné : de toutes les hypothèses envisageables relatives à l’après gaullisme, la plus vraisemblable serait, en effet, cette dépendance à cette hégémonie matérielle, à laquelle on ne pourra échapper.
Mais lui ne se disait pas aussi pessimiste que Servan-Schreiber. Le remède à cela était de créer au plus vite des contre-parties à cet impérialisme technocratique. Un premier était de se hâter de fortifier l’Europe. Mais pas n’importe laquelle. Une Europe où serait préservée la vie profonde et autonome des nations. Car, plus nous menacera la planification mondiale entraînant avec elle une masse considérable d’obstacles de toutes sortes (sociaux et autres), plus nous devrons enrichir et affiner ce qui échappe à l’automation et est spécifique de notre culture : à savoir nos biens intellectuels et spirituels. Et, bien sûr, comme je le connaissais, je n’étais pas surpris d’apprendre que la source de ces biens provenait surtout des deux grands organismes qui en sont traditionnellement chargés : l’Université et l’Eglise. Mais alors, non pas considérés comme « des boutiques concurrentes », mais dans une perspective de large collaboration…
Pour moi, la gestion de ces biens culturels et spirituels, sans aller jusqu’à exiger cette symbiose (où je voyais une vue prophétique de sa part, capable de faire éclore une société organique, à l’instar de celle du Moyen-Age) s’arrêtait, pour le moment, au souci plus immédiat et plus réaliste de différencier le tissu homogène de cette réalité prochaine, rationalisée et technocratique.
J’imaginais, pour cela, la stimulation de toutes les initiatives d’ordre social, culturel et artistique ; de toutes les initiatives de groupes à l’idéal humanitaire : la défense des droits de la femme, des hommes de couleur, des minorités fragiles… de toutes les initiatives (encore) en matière de créativités artistiques, porteuses, elles, de singularité ; la reconsidération, enfin, de tous les comportements d’esprit philosophique ou religieux -à la condition ici d’éviter le sectarisme.
C’était déjà là, selon moi, tout un vaste programme de défense de la liberté humaine, face au monstre planétaire évoqué. Je lui répondis dans ce sens.
Ces considérations à trois (Servan-Schreiber, Emery et moi) préfaçaient et rejoignaient, sans que je m’en doutasse, celles qui allaient bientôt embraser le monde.
Elections
Europe
Tournant personnel
En ce début de mars 1967, un point demeurait acquis pour moi : nous venions de vivre une décennie sans précédent. Cela, du fait de l’homme qui était toujours à son poste. Pompidou aussi était toujours au sien. Son parti, l’UNR, avait fait preuve de souplesse, de cohésion et décevait ceux qui, nombreux, en espéraient la dislocation.
La fille de mes amis Orange pouvait donc se consoler. Mais l’UNR devait compter avec les partis nouveaux : leurs chefs avaient déjà mis de Gaulle en ballottage. Le Centre de Jean Lecanuet n’avait certes pas de quoi inquiéter le régime : son auteur souhaitait -comme il le disait avec son éternel sourire- infléchir surtout la ligne, mais la Fédération de la Gauche Démocrate et Socialiste, alliée aux communistes, c’était-là une autre affaire.
Personnellement, je ne croyais pas (je ne croyais plus : le temps de ma jeunesse étant déjà loin) au parti communiste. Il n’était, selon moi, ni crédible ni souhaitable. D’abord, pour ses nombreux échecs en Russie, en Chine, dans le Tiers-Monde ; puis pour ses replis forcés dans l’Hexagone, inspirés de Moscou. S’il avait occasionnellement fait reculer la misère, il avait accompagné cela de trop d’exactions, de pogromes, de goulags, dont l’Europe à l’époque où je me situe, avait encore à découvrir la véritable dimension. A la limite, j’eusse été trotskyste ; le trotskisme, pour ne pas s’être exercé, n’avait pas à se désinfecter.
Le parti communiste français, contrairement au parti italien, me paraissait trop stalinien et, pour des raisons compréhensibles, il n’y avait pas de parti communiste allemand. Cependant, pour revenir à l’Hexagone, si le PC n’y était pas crédible, il y était stratégiquement important. Tous les grands artistes, tous les grands universitaires, tous les grands intellectuels ou presque, restés sensibles au souvenir des premières exaltations de la révolution russe, de son folklore, de son projet de justice sociale, étaient communistes ou sympathisants.
On ne concevait pas quelqu’un qui pensât ou qui créât, qui ne fût, pour le moins communiste ; à l’exception de quelques-uns, montrés du doigt, qu’on taxait alors de fascistes ! Et la bourgeoisie évoluée, qui ne voulait pas être en reste, suivait le mouvement, saupoudrant d’un zeste de marxisme les apports de la linguistique, du structuralisme, de la psychanalyse… Quant à la masse, elle suivait les consignes de l’état-major du parti, qui lui injectait, sans trop y croire (parce qu’il savait, lui !) les idéaux d’un soviétisme égalitaire, porteur de justice et d’améliorations sociales ; bref, créateur d’un paradis sur terre, par les moyens de l’industrie et de la technique. C’est pourquoi le mariage de raison entre socialistes et communistes, même s’il masquait de terribles malentendus, et surtout la faille interne au parti communiste, n’en représentait pas moins une efficace opportunité électorale.
Je voyais bien à tout cela (Même si n’appartenant pas au gaullisme, je me trouvais séduit par la personne et les actes du Général, quitte à me dégager du charme quand il faudrait) que les partis, eux, annonçaient déjà vraiment la couleur. Après avoir laissé exécuter au Général un travail qu’ils n’auraient pas voulu faire, et qui s’est avéré indispensable, ils s’arrangeaient maintenant à le pousser dehors.
Et ils avaient, ce faisant, sur quoi s’appuyer, pour y parvenir. En juin, au moment de la Guerre des Six Jours, il y avait eu l’effroi d’une partie de la population, quand il avait réagi par l’embargo vis à vis d’Israël. En juillet, au cours d’un voyage au Canada, il y avait eu une réaction générale des Français, quand il avait crié : « Vive le Québec libre ! », Valéry Giscard d’Estaing dénonçant alors « l’exercice solitaire du pouvoir ». Et puis, plus profondément, il y avait, à présent, le malaise national qui allait croissant : les grèves de train, le freinage des salaires, les difficultés paysannes, l’université… Avec cette dernière, c’était là un problème immense. C’était là un monstre, au corps énorme et compliqué, d’où sortaient des grognements. Des réformes étaient bien tentées, mais les grognements n’arrêtaient pas : manque de locaux, surcharge des cours, pénurie des professeurs… Toutes choses que je comprenais. Mais les Français voulant à l’époque démocratiser l’enseignement à tous les échelons, sauver leurs enfants des tâches manuelles, devenues, sous l’effet d’un embourgeoisement de l’opinion, déshonorantes, faire d’eux tous des bacheliers, et de ceux-ci des élèves de faculté -si bien qu’il ne serait resté à la limite personne pour subvenir aux demandes de l’industrie et alimenter la manne des ouvriers qualifiés et des ouvriers tout court. C’était kafkaïen ! Et comment faire, dès lors, sans supprimer les murs des établissements universitaires ou mourir étouffés sous la masse ? disais-je à mes amis Orange. Mais ils demeuraient sans réponse. Etant alors instituteur en CM2 et préparant les élèves à l’examen d’obtention des bourses (qui existait encore mais dont on demandait la suppression) j’étais juge de cette demande toute humaine.
A quoi je voyais finalement que le régime était fragilisé ; qu’il était comme une de ces maisons encore superbes, mais où l’on voyait ici et là apparaître des lézardes.
Je ne pensais pas pour autant qu’il était irrémédiablement condamné dans l’immédiat. Je n’imaginais pas aux élections de mars une victoire totale de l’opposition. La masse de ceux qui votaient de Gaulle ne pouvait s’évanouir comme par enchantement. J’imaginais au contraire une victoire relative de cette dernière, comme beaucoup de Français, et ce fut ce qui se passa.
Les champions de la majorité étaient déçus, mais enfin, ils conservaient le pouvoir en gagnant de quelques voix. L’opposition, malgré le vacarme suscité par l’événement, avait encore de quoi, elle, rester modeste. Mais je constatai deux choses : que la politique extérieure française avait tenu peu de place dans la polémique, ce qu’Emery ne trouvait pas à l’honneur de la démocratie, et que personne, en dépit des récriminations passées contre le pouvoir personnel, ne l’avait remis vraiment en cause. Ce qui avait intéressé les Français avant tout, c’étaient les revendications sociales.
L’état de la société française me paraissait, sans nul doute, faire problème. Personnellement, j’arrivais tout juste à joindre les deux bouts.
A l’époque, j’avais l’habitude de faire un grand voyage par an, lors des vacances d’été ; et je devais vivre tout le mois de juillet gratis chez papa et maman, pour pouvoir ajouter ce mois de traitement à celui du mois d’août et m’offrir ainsi le voyage de mes rêves. Sur quoi, ma grand-mère maternelle, qui était de la génération où l’on économisait sou par sou, ne comprenait pas que je dépense autant en voyage, au lieu d’économiser pour m’acheter un appartement et me sortir, comme elle disait, « de chez les autres ».
En regard, je voyais, sans jalousie d’ailleurs (les problèmes d’argent n’ayant jamais été le souci de ma vie), l’étalement du luxe de quelques ploutocrates et l’embourgeoisement indéniable d’un nombre immense de parvenus ; et cela face au nombre reste considérable des pauvres, qui rendait scandaleux le luxe des premiers. J’en dis deux mots à Emery. Il se trouva bientôt développer ce problème dans ses cahiers politiques. Ce qui le frappait, lui aussi, c’était un embourgeoisement général et continu, au service duquel s’était créé, de façon sans précédent dans l’Histoire, une société de loisirs et de distractions, face au nombre impressionnant des démunis. Mais il était loin d’atteindre puérilement pour eux « un miracle instantané », et il me demanda de prendre la peine de méditer la fameuse formule de Simone Weil : la Révolution, c’est l’opium du peuple.
Je ne puis pas moins qu’évoquer ici le numéro de ses Cahiers Libres, qui traite de la période de ces votes de mars et s’avère : l’un des plus intéressants de la collection. S’agissant des pauvres dans l’Hexagone, il dit, en sa sagesse, que la lutte nationale contre l’infortune est freinée par l’égoïsme général, le manque de charité vraie, la résistance à la fiscalité -et un ensemble de conditions générales difficilement rédimables, elles. Mais nos pays voisins, ajoute-t-il, ne sont pas, de ce côté-là, mieux que nous : le chômage y est plus important et le refus de l’inflation maintenu aussi avec rigueur… S’agissant des élections proprement dites, il développe une remarque très forte. Le trait le plus net de l’économie étant alors (en réaction de défense au Marché Commun) une concentration intense des entreprises et donc une américanisation industrielle, il en résulte une révolution technique sans précédent.
Une révolution qui se passe des lois et des partis et engendre une intense fébrilité sociale, qui retentit sur la structure même du pays. La nouveauté la plus frappante apparaîtrait au niveau de ces nouvelles élections, où il voit l’esquisse d’un mouvement en direction du bipartisme ; ce qui nous rapprocherait des démocraties anglo-saxonnes qui, pour lui, ont su rendre le système parlementaire compatible avec « un substantiel travail législatif ». Ainsi le gaullisme, par-delà les épreuves de la décolonisation, nous aurait amené à cette avancée capitale, correspondant à la fin du règne excessif des partis multiples, responsables du déclin français. Et Emery de souffrir que de Gaulle, par un phénomène d’ingratitude, ait vu réduire les assises de sa majorité et saper du même coup le prestige dont il jouit à l’étranger, lui rendant désormais la partie difficile sur l’échiquier international.
2
Comme beaucoup, j’étais alors habité par une idée : celle de faire l’Europe. C’était même la seule idée dont je fusse vraiment convaincu. Les autres, dont je me garderai bien de dresser un inventaire, gardaient toujours quelque chose d’aléatoire ; surtout à cette époque de ma vie. Ainsi mon admiration pour de Gaulle ne faisait de moi, pensais-je, un homme de droite, avec ses certitudes. Ne m’engageait pas, lui mort. Je me sentais politiquement libre de mes choix à venir.
L’idée d’Europe, elle, me tenait aux tripes. Je rêvais de conférences où j’aurais montré, démontré, que la réalisation d’une entité européenne était en germe dans toute notre histoire occidentale. Dans le tracé des routes romaines, dans l’implantation des monastères, dans le souffle de la réforme, dans la vague révolutionnaire des Lumières, dans les guerres napoléoniennes…
Chacun de ces moments avait témoigné de cette identité et les derniers grands conflits me la faisaient ardemment souhaiter. Je me représentais l’Europe un peu comme une personne qui aurait finalement pris conscience d’elle-même, dans la mesure où elle avait eu à se défendre contre ce qui n’était pas vraiment elle : l’érémitisme asiatique, l’Islam…
Deux forces qui la menaçaient incessamment dans son être… Aussi était-elle pour moi l’illustration éclatante de cette pensée de Maine de Brian, qui veut qu’on se pose en s’opposant. Il faut dire aussi que la pensée de Spengler n’avait pas été étrangère à la représentation que je m’en faisais. Pour lui, les grandes civilisations se posèrent en se différenciant des précédentes et il comparait chacune dans son évolution à un être végétal qui passe chaque fois par les étapes obligées de la racine, de la tige, des feuilles, des fleurs et des fruits ; au bout de quoi elle meurt -ou plutôt se survit à elle-même tel un arbre desséché.
Mais je trouvai par trop déterminisme cette conception et je gardai surtout Spengler sa riche érudition et son génie de comparatiste.
Finalement, moi je n’attendais pas le déclin de l’Occident (C’est le titre du livre de Spengler), mais, avec la réalisation d’une entité européenne, un gage de pérennité, un appel lancé à l’avenir. Or, cet avenir, en mars 1967, était déjà en partie là avec l’Europe des Six. Elle avait dû pour naître s’imposer, vaincre bien des appréhensions, des peurs invétérées, si bien qu’elle était reconnue par beaucoup de ses anciens détracteurs. Mes amis Orange en discutaient, à présent mais ne s’y opposaient plus. Je me rappelle cependant leur avoir évoqué, au cours d’un de nos thés, cet espace qui va du Benelux à la Sicile, en passant par l’Alsace, la Vallée du Rhin et la plaine du Pô, uni dans une même entité économique. Et j’ajoutais :
- C’est l’ancienne Lotharingie !
- Oui, me répondit Orange, mais, perpendiculairement à cet axe de prospérité, il y a l’axe horizontal des pays méditerranéens plus pauvres !
- En somme, l’Europe vaticane ! fis-je.
Je fréquentais, depuis des années, le club de gymnastique de la rue N…
Notre animatrice, une grande jeune femme, mince, musclée et volubile, avec un visage osseux mais avenant, et portant -très symboliquement-le même serre-tête que Simone de Beauvoir, était inscrite au Parti Communiste et croyait devoir émailler son cours de commentaires sur l’actualité.
Grosso modo, elle haïssait le Général et, encore plus, son ministre Malraux, dont elle se demandait comment, après s’être battu et avoir presque entraîné les gens sur tous les fronts révolutionnaires, il avait pu rejoindre le gouvernement où il était. En fait, je ne la connaissais pas bien, je ne savais pas quelles études elle avait fait et je ne cherchais pas à le savoir.
Ce que je voyais, c’est qu’elle mettait le grappin sur un jeune ingénieur timide qu’elle dominait de son verbe et dont elle avait envie de faire (disait-elle) le géniteur de ses enfants.
Mais, ce que nous ne comprenions pas, dans notre groupe, c’était la tolérance de ses employeurs, qui ne devait pas être sans savoir qu’elle tentait de nous endoctriner pendant les cours. Souvent même, elle les arrêtait complètement, et nous attendions patiemment qu’elle reprit, car, comme il arrive souvent à ce genre de personne, elle finissait, avec son culot, par nous en imposer, et nous nous contentions de sourire à la dérobée en nous regardant.
Quand elle partait dans ses développements, il lui arrivait même de nous oublier et de fixer quelque chose au-delà des fenêtres : sans doute quelque allégorie peinte de la société à venir… Une fois, quelqu’un s’était raclé fortement la gorge : « Ah ! fit-elle, sans être le moins du monde gênée, revenons à nos moutons ». Elle ajouta pour nous faire rire : « puisque moutons il y a et que ce sont eux qui nous font vivre ! » Une autre fois, elle était restée immobilisée, les jambes écartées face à nous, le torse tourné vers les fenêtres, les bras soutenant en l’ait le bâton avec lequel elle nous faisait travailler, sa tête de militante concentrée, encadrée comme une icôn par le trapèze des épaules, du bâton et des deux bras tendus…
Depuis longtemps, elle m’attaquait en dehors des cours. Elle avait, ce faisant, un rictus de femme supérieure, qui démolissait, de proche en proche, le masque très régulier de son visage et finissait par faire frémir ses oreilles, très découvertes du fait de sa coiffure.
Cette année-là, pour donner un exemple, j’étais rentré d’Israël pour la deuxième fois. J’y avais chaque fois travaillé dans un kibboutz et fais, le soir, des conférences à l’adresse des Français qui y travaillaient comme moi. Elles portaient surtout sur l’Histoire de ce nouveau pays, sur l’extraordinaire énergie de tous ces hommes qui tentaient de retrouver un enracinement après les séculaires pogroms et les récents génocides nazis dont ils avaient été les victimes.
Après toute cette haine proférée par certains intellectuels -dont ce Merlerie, qui n’est autre que Céline, disant, le 7 septembre 1941, à l’Institut allemand, rue Sainte Dominique, devant Ernst Junger lui-même, être stupéfait que les Allemands ne fusillent pas, ne pendent pas, n’exterminent pas tous les Juifs et ajoutant : « Si les bolcheviks étaient à Paris, ils vous feraient voir comment on s’y prend ! »
Dans ces conférences, j’étais assurément lyrique. Je sortais d’une légère dépression, consécutive à trop d’étude solitaire dans ma chambre et j’avais le sentiment de m’impliquer enfin dans le cours du monde. On était en septembre et mon animatrice me demanda où j’avais passé mes vacances. Plus je l’informais, plus je lui parlais de mon action là-bas, plus je la voyais irritée.
Elle ne supportait pas ce genre d’engagement. Devant la pureté de mes intentions, elle n’osait pas pour autant me reprocher quoi que ce soit explicitement. Mais la fois d’après, n’y tenant plus, elle me dit : « Dans toutes ces histoires d’Israël, qu’est-ce qui vous attire, au fond ? » Je lui répondis qu’outre ce que je lui avais exposé précédemment, il y avait en moi ce sentiment, que m’avait donné l’étude des mythes, que tout commencement est beau, que tout commencement portait en soi la marque d’une fraîcheur morale (après quoi, certes, tout se dégradait souvent) et que j’avais eu envie de vivre un peu tout cela au travers d’Israël.
- Tout cela est fort beau, fit-elle, mais il y a les autres ?
- Quels autres ? fis-je.
- Les Arabes !
Et ici, je lui avais répondu fermement qu’il y avait, sur cette terre, de la place pour tout le monde.
- Oui, conclue-t-elle, mais grâce aux bombes !
J’aurais voulu d’abord en rester là, mais n’avais pu m’empêcher de lui dire que tout le monde finirait par y trouver son compte.
- Ah ! vous croyez, me fit-elle.
Et j’avais cru voir ses oreilles frémir de dépit…
Mais, cette fois, elle m’attaquait sur le problème du moment : celui de l’Europe des Six. Quelques jours auparavant, je dois dire, je lui avais déclaré mon optimisme là-dessus. Je lui avais dit qu’une limite intelligente apportée par de Gaulle à son nationalisme était sa participation au Marché Commun. Il en découlait de très difficiles négociations avec les Etats Unis, avais-je continué ; mais je trouvais que c’était là une œuvre immense, réalisée en un minimum de temps, et qui, seule, pouvait exorciser les démons toujours présents de la violence en notre Occident et en assurer l’union. Une suite, si l’on voulait, de ce qu’avait été le Zollverein en Allemagne, au siècle dernier. Elle avait fait valoir, ici, les restrictions aux libertés des entrepreneurs et des agriculteurs français, versant au dossier une information sur laquelle ils avaient sans doute réfléchi dans son groupe de recherches. J’avais répondu que tous les pays associés devraient opérer un certain nombre de conversions dans l’entreprise aussi bien que dans l’agriculture, d’autant qu’on assistait, dans le monde, à une certaine récession.
De plus en plus irritée, elle avait fait : « Et, bien évidemment, l’Allemagne sera une fois de plus la grande gagnante ; elle sera le cerveau de tout ça ! Ou bien alors vous imaginez un gouvernement supranational ? Je vois très bien contre qui il sera dirigé ! »
Je n’avais pas relevé ces derniers mots, la bagarre en aurait résulté. J’étais plutôt revenu sur l’idée de supranationalité. Je lui dis que tous les processus empiriques ne pouvaient être couronnés pour le moment par l’instauration d’un gouvernement supranational ; qu’il fallait laisser le temps faire son œuvre et qu’il était patent qu’aucun pays des Six, pas même le Luxembourg, n’était prêt à se fondre dans une supra nation. D’aucun se posait le problème de l’adhésion anglaise, qui prendrait des mois, les Travaillistes eux-mêmes étant habités par les fantasmes d’un nationalisme insulaire.
Elle était rouge de colère.
« Mais, avait-elle dit alors, quels sont les amis qui vous influencent ? Vous ne voyez donc pas que vous faites à nouveau le lit de l’Allemagne ? Qu’elle tirera de là tous les marrons du feu ? »
Comme j’avais envie de la titiller là-dessus, je n’hésitai pas à lui développer tout un problème passionnant de réal politique. Je lui dis, non sans quelque battement de cœur (sachant sa réaction), que la situation de l’Allemagne était tout à fait intéressante à évoquer. « Jusque-là, fis-je, elle naviguait docilement dans le sillage des Etats-Unis (C’était une expression que j’empruntai à Léon Emery), l’armement de l’Europe étant exclusivement l’affaire de l’alliance atlantique. C’est pourquoi les Russes se prenaient à parler des revanchards de Bonn et multipliaient les interdits touchant leur accès à l’arme atomique. Mais voilà que, maintenant, on assistait à une situation incroyable, voire réjouissante, ajoutai-je. On osait envisager une Europe politique qui, à longue échéance, assurait elle-même sa défense nucléaire, au bénéfice de tous les pays membres et donc de l’Allemagne. Et on ne voyait pas comment celle-ci serait éternellement écartée de ce bénéfice ! Surtout que, lasse d’attendre la réunification, lasse d’être un satellite atlantique obéissant, imitant en cela la France, elle pratiquait, à son tour, une ouverture vers l’Est : d’où les tractations entre Bonn et la Roumanie ou la Hongrie. Ce qui ne laissait pas d’inquiéter l’URSS, qui imaginait mal pour le moment une Europe politique où l’Allemagne serait aussi déterminante ; et l’on pouvait craindre que ne revivent les temps forts de la Guerre froide, à laquelle de Gaulle s’employait à mettre un frein. Mais vous savez, avais-je fait ici en la regardant fixement, c’est dans cette direction que, pour moi, va l’Histoire, en dépit des Russes...
Elle avait été consternée. Elle était partie en me claquant les talons, alors qu’elle avait toujours à ses pieds ses chaussures souples de sport. Je l’avais vraiment déstabilisée.
Mais, aujourd’hui, le cours achevé, sans entrée en matière, à la cantonade, elle me jeta au visage : « Vous savez, votre Europe, c’est l’Europe des capitalistes -donc des pires gens. C’est étonnant, pour un instituteur, que vous soyez de ce bord ! Vous êtes un cas atypique ! »
« Chacun choisit son camp, au mieux de ce qu’il pense », fis-je.
La semaine d’après, je devais m’apercevoir que le patron du club, en me recevant, n’était pas du tout aimable. Je compris qu’il me tenait rigueur de mes opinions qui lui avaient été rapportées par l’animatrice, avec laquelle il était donc en phase. Grand, mince, de visage osseux, des yeux perçants à reflets gris et métalliques au fond de leurs trous, il m’avait toujours paru hostile. Je m’en apercevais aux réflexions désobligeantes qu’il ne cessait de m’envoyer. Par exemple, que j’avais tendance à laisser mes affaires traîner dans la salle de déshabillage ; à quoi je ne répondais jamais. Ce qui ne l’empêchait pas, lui, paraissait-il, de se plaire à couiner (souvent malgré leur attente) les femmes qu’il massait, tel un despote oriental…
Or, ce même soir, une de mes amies, Mme Mersch, une femme adorable, bouddhiste dans l’âme, avec qui je me délectais à parler des choses de l’Inde, me confia, pendant le cours : « Il faut que je vous informe, Jacques. C’est fou ce qu’ils ont dit de vous, avant hier, au cours où vous n’assistez pas ! Ils vous reprochent vos séjours et vos activités en Israël. Je les ai même entendus vous taxer de fasciste ! »
C’en était trop. Avant de partir, j’allai voir le patron. Je lui dis ce qu’on m’avait rapporté, qui d’ailleurs ne m’étonnait pas ; et qu’il n’avait pas le droit de transformer son club en une arène politique où l’intolérance régnait en maître. Si capitaliste j’étais, je n’en avais pas les signes de richesse ; je ne faisais pas sans cesse allusion, moi, à quelque grand bateau que j’aurais dans la baie d’Arcachon ! Et, si fasciste j’étais, j’en connaissais qui avaient, eux, un esprit totalitaire. J’ai cru qu’il allait me bousculer mais il se réfréna. Il se rendit compte que c’eût été un peu gros et il se calma.
La semaine qui suivit, je partis m’inscrire dans le club de la rue Fontenelle.
Si, à mon petit niveau, j’avais le sentiment de me battre pour l’Europe, j’avais par contre celui d’être seulement le spectateur impuissant du reste du monde. Et dans cette vue, j’englobais trois choses : les rapports USA-URSS, l’émergence de la Chine et les difficultés du Tiers-Monde.
Sur les rapports des deux Grands, j’étais d’un pessimisme incroyable. Je voyais presque la guerre éclater d’un jour à l’autre, tant le comportement des deux géants me paraissait énigmatique. Peut-être aussi m’enchantai-je, non sans quelque délectation morose, de vivre une époque aussi chaotique que celle qu’avait connue Saint Augustin, encore que lui arrimait son espérance en la Cité de Dieu à venir.
Moi, je n’avais pas, pour compenser cela, de projet eschatologique aussi intense. Je ne cessais de me représenter toute une civilisation occidentale au bord du gouffre. Mais, parfois, trouvant impensable ce cauchemar, je me disais que les forces maléfiques n’iraient pas jusque-là, qu’en face du Mal qui divise le Bien unifie et qu’un semblant de raison mobiliserait les grands chefs des deux camps, les hissant à des considérations planétaires ; et j’imaginais entre Washington et Moscou la course enfiévrée de quelque nouveau Sénèque. Alors je retrouvais le moral pour un certain temps.
Mais je dois dire que la guerre indigeste que se livraient les deux Grands n’était pas réjouissante. L’URSS ne cessait de vitupérer l’agression américaine en Asie. Elle alimentait en arme les Vietnamiens, pour une guerre de plus en plus meurtrière, et elle avait intérêt à la prolonger ! De leur côté, les Américains engageaient dans la bataille une armée qui me semblait comparable à celle du débarquement en Normandie ! Une considération, cependant, me faisait atténuer la noirceur du tableau : celle de la faiblesse économique de l’URSS -et cela, malgré les concessions faites à la petite propriété paysanne et à l’économie de profit. Elle n’aurait pas longtemps les moyens de soutenir un train de dépenses militaires et elle était inquiète, relativement à la Chine et à l’Allemagne.
Une considération de faiblesse économique -voire morale- me semblait aussi devoir paralyser les Etats-Unis. Depuis la mort de Kennedy, une sorte de dictature militaire et policière les gangrenait, consécutive aux exigences de la guerre : le Pentagone et la CIA gouvernaient. De plus, les scandales afférents à la mort de Kennedy, les mouvements racistes afférent à celle de Martin Luther King, les mouvements castristes et pro-chinois enfin, plongeaient dans un climat délétère et leur situation monétaire n’était pas bonne.
Le moins qu’on puisse dire est que je me réjouissais de la situation difficile de ces deux pays -un mal étant souvent à l’origine d’un certain bien. Ce bien, je me le figurais comme un arrêt au moins temporaire de la course aux armements, qui faisait -malgré l’existence d’un conflit indirect, l’objet de négociations mi-officielles, mi-secrètes. Celles-ci ne m’en paraissaient pas moins byzantines. D’un côté, par le traité de Moscou, on se donnait comme but l’arrêt des expériences nucléaires dans l’atmosphère et la non-dissémination des armes, de l’autre, on ne s’interdisait pas les explosions expérimentales souterraines -alors que la convention n’avait été ratifiée ni par la France, ni par la Chine, qui, elle, s’armait fiévreusement et ne laissait pas transparaître ses intentions.
Mais le spectacle le plus curieux, le plus infantile, était la façon dont les deux Grands voulait s’excepter de l’anéantissement de toute vie sur terre. Pour un résultat problématique, et avec en supplément de dépenses s’ajoutant aux autres, ils établissaient, chacun chez soi, des zones de protection contre l’envoi de missiles. Les Russes disaient pouvoir supporter ces suppléments de dépenses et les Américains, eux, laissaient transparaître leur déception de ne pouvoir s’en exonérer.
Ces comportements grand-guignolesques et tragiques, qui signaient le sommet de la guerre froide, rencontraient afin heureusement, chez chaque belligérant, une même méfiance à l’égard de la Chine. Et l’on pouvait espérer que cette peur d’un même adversaire amortirait le choc des oppositions. Déjà, les Etats-Unis avaient l’air de tolérer le noyautage russe de pays comme l’Afrique ou l’Amérique du Sud. Un duumvirat allait-il s’imposer et la violence des blocs antagonistes cesser ? Leur règne avait-il vécu ? Le monde allait-il respirer ? La technocratie devenant le dénominateur commun de tous les régimes, un horizon de convergences allait-il s’imposer ?
Restait la Chine… Mao destitué pour ses erreurs, les technocrates de Liu Shaoqi avaient pris les choses en main. Mais le vieux leader, qui s’ennuyait sans doute dans sa retraite, coupait l’herbe maintenant sous les pieds des dirigeants. Il relançait la révolution. Les travailleurs lui semblant compromis par le système, il prêchait aux lycéens et aux étudiants la révolte. En 1966, déjà, des hordes de jeunes « Gardes Rouges » avaient dévalisé un peu partout la vieille société, brûlé les livres, incendié les musées, fracassé les statues et les objets de piété, cassé les vases et les meubles décorés à l’ancienne, demandé aux vieux et aux professeurs de revenir de leurs idées…
Comme dans l’Evangile, on voulait faire du neuf à la place du vieux ; on voulait parfaire, si je comprends bien, la dictature du prolétariat, éradiquer tout ce qui restait d’arrogance bourgeoise : bureaucrate, hiérarchie, académisme… Mais alors à quel prix ! Les moyens utilisés étaient ceux de la violence sans limite et sans l’ombre d’un remords, la joie assaisonnant même la cruauté : on rase les crânes, on coupe les cheveux longs des femmes, on tire sur les récalcitrants au repentir…
Des comités révolutionnaires doublent ou remplacent le parti jugé désuet ; des villes, des provinces entières faisaient sécession. Mais en 1967, où je me situe ici, on se rend compte qu’on s’est trop hâté de condamner la Chine à la guerre civile et à l’anarchie. Déjà, elle me semblait émerger de la crise. L’étoile de Lin Biao, ministre de la défense brandissant le Petit Livre Rouge, remplaçait celle de Liu Shaoqi et l’on avait le sentiment que le Parti et l’Armée, restée intacte, allaient instaurer un communiste qu’on distinguait mal du fascisme ou, tout au moins, d’une dictature militaire.
En tout cas, l’ordre était réinstallé à Shanghai, à Wuhan… et l’on mettra bientôt au pas les « Gardes Rouges », envoyés aux champs « pour revenir aux masses ». De ce dont l’agriculture avait besoin !
Je ne savais pas encore alors que ce soulèvement, dans lequel se retrouvaient aigreur, jalousie, mais aussi utopie sociale, vision grandiose et lyrique de l’avenir, refondation de l’individu voué à la collectivité -et qui s’attaquait au hiératisme kafkaïen des structures bureaucratiques chinoises (échelons par ici, échelons par là, provoquant paralysie et irresponsabilité décisionnaires), était l’avant coureur de ces mouvements que le monde devait bientôt connaître un peu partout et où les jeunes partiraient en guerre contre les vieux. Mais j’aurais alors à me poser la question, en 1968, de savoir si les réclamations étaient vraiment identiques : si l’abnégation totale de l’individu réclamée par Mao était au programme dans le reste du monde !
Ce qui rendait dangereuse pour le monde l’effervescence chinoise à partir de 1967, c’étaient ces changements d’un pays soudain coupé de l’extérieur, alliés à un désir de bombe H et d’expérimentations de satellites.
Restent les pays du Tiers-Monde. Je voyais bien, en particulier, que l’Afrique était mal partie. En pensant à elle et aux autres pays d’Amérique et d’Asie, je souhaitais, avec le Pape, dont la dernière encyclique venait de paraître, que s’estompait dans le monde les inégalités les plus révoltantes, que s’amplifie la lutte contre la misère et la faim. Le Pape, lui, dénonçait les mauvais riches où qu’ils soient, leur embourgeoisement, leur goût forcené des loisirs, leur désir d’une civilisation du divertissement, à l’origine de la recherche d’une industrie de luxe dispendieuse -alors que les deux-tiers de l’humanité étaient dans le besoin.
Certes j’adhérais à ces idées ; mais je faisais deux remarques. D’abord, qu’une réflexion sur la maîtrise du développement démographique se posât mondialement. Ensuite que la charité ne fût pas un acte naïf. Nietzsche disait qu’elle endormait les pauvres ; qu’elle avait un revers de passivité et de démoralisation. Souvent, une croisade contre la faim s’en tenait à de seules distributions de secours. Outre qu’elle était une goutte d’eau dans l’océan, elle favorisait les fraudes des répartiteurs -voire des politiques eux-mêmes, tous odieux profiteurs des situations tragiques.
Aussi, comme beaucoup, étais-je plutôt pour aider les peuples sous-développés (terminologie de cette époque) à assumer leur destin, en les poussant à mettre en valeur leur territoire, à s’aider eux-mêmes…
Emery, qui était à sa manière un ascète et un mystique, allait plus loin que moi, relativement à ces problèmes de société. Lui, condamnait sans ambages, dans notre civilisation moderne, toute la gamme des industries de loisir où s’investissaient des sommes énormes pouvant servir à aider les pays les plus démunis.
D’ailleurs, touchant nos sociétés bien nantis, il avait pour elles les foudres de Savonarole. Il était, certes, pour le progrès humain, pour la justice sociale mais il ne concevait pas qu’on pût imaginer une société voulant éliminer tout risque. C’était là pour lui une infantilité, une cause en tout cas de paresse et de mollesse. La recherche, systématique du confort, de l’aisance, de la sécurité, lui faisait redouter un abâtardissement des hommes. Or il voyait le phénomène se produire à une échelle inimaginable depuis la Seconde Guerre mondiale dans nos sociétés dites avancées et cultivées. Ce qui, pour lui, les vouait à la décadence et les exposait, tôt ou tard, à « l’irrésistible invasion des peuples plus rudes, plus faméliques et plus brutaux ! » Pour Emery, l’antithèse classique entre les hommes raffinés et le barbare méritait qu’on y réfléchit toujours. Aussi reprenait-il à ce sujet l’affirmation de Valéry, dans ses Cahiers, à savoir que la meilleure des politiques est celle qui fortifie.
Disons-le tout net : une politique qui ne se bornât pas à « l’augmentation des salaires, à la distribution de toutes sortes d’avantages matériels » -quoi qu’il eût suffisamment de cœur pour voir aider les hommes- mais une politique qui mît au centre de la question sociale l’exigence de les appeler à des responsabilités « pouvant comporter une part de dangers personnels et collectifs. »
On comprend, dès lors, que sa position était aussi ferme, dès qu’il s’agissait des pays du Tiers Monde : il était là aussi pour un soutien plus exigeant que celui qui consistait à une distribution de biens consommables « dont l’influence débilitante et démoralisante n’était pas niable. »
2
C’est dans un baraquement en bois nommé Toit Familial que, depuis mon retour d’Algérie, j’enseignais. Un baraquement sis dans la cité de Sotteville-les-Rouen, qui se dressait (il est maintenant détruit) dans le voisinage de l’hôpital psychiatrique de Quatre-Mares, où ce pauvre Antonin Artaud, qui revenait d’Irlande qu’il avait cru pouvoir évangéliser, fut un moment interné.
Je ne savais pas alors que je viendrais à avoir une connaissance assez approfondie de ce poète-philosophe, vu que quelqu’un de mes proches, Camille Dumoulié, mon seul neveu, en deviendrait l’un des plus grands spécialistes. Oui : dans ma vie, ou plutôt dans mon esprit, des gens les plus éloignés l’un de l’autre par les idées et par la sensibilité se côtoient, sans que cela fasse trop de tintamarre. Ils sont chez moi, dans un espace d’extrême tolérance : Saint Jean de la Croix et Darwin, Jésus et Sartre…
C’est sans doute la raison pour laquelle, en matière d’opéra, je viendrai à écrire sur un grand nombre de compositeurs, au risque de surprendre les directeurs de Théâtre qui me recevront. L’un d’eux se demandera, par exemple, comment une même personne peut à la fois écrire sur Wagner et sur Mozart…
C’est donc une dizaines d’années que je restai à enseigner dans ce baraquement de six classes, où, pendant les récréations, mes collègues et moi étions incessamment contemplés, non sans malaise, par les habitants des HLM voisins. C’était là comme une espèce d’œil de Moscou. Les gens qui passaient dans la rue s’arrêtaient, s’accoudaient à fermeture pour nous signaler des enfants qui se battaient et que nous ne voyions pas. Sous-entendu : parce que nous parlions entre nous, au lieu de bien surveiller !
L’hiver, les classes étaient chauffées par des godins que nous, les enseignants, alimentions en bûches, veillant à ce qu’aucune braise ne s’échappât du foyer dont nous interdisions constamment l’approche aux élèves. J’avais, comme je l’ai dit, la classe de CM2.
La réforme, cette année-là, concernant le primaire, supprimait le mythique Certificat d’Etudes. Désormais, tous les élèves, bons ou mauvais, entreraient au collège au CM2 pour y tenter leur chance. Et, bien sûr, l’examen des bourses était aussi supprimé. Non seulement il y aurait plusieurs niveaux de sixième, du plus fort au moins bon, mais encore, pour les élèves les plus démunis, ceux vraiment récalcitrants aux études, il y aurait une structure spéciale, appelée « classes de transitions ». Là, selon des méthodes appropriées, qui restaient à préciser, sauf qu’elles éviteraient tout enseignement traditionnel, on tenterait de récupérer ces derniers et, pour les meilleurs, de les faire accéder à des sixièmes normales. Les autres accèderaient à une cinquième de transition. Les instituteurs nommés à ces classes (ou se proposant) deviendraient maîtres de transition.
A dire vrai, peu d’enseignants étaient chauds pour tenter cette expérience. Les méthodes dites actives effrayaient les uns, ne convainquaient pas les autres. Les cours bien structurés, bien préparés, à partir de programmes bien suivis, étaient encore ce qui rassurait le plus.
Le problème qui se posait au Toit Familial était désormais le suivant : la classe du Certificat supprimée, le directeur, qui la faisait, allait devoir prendre le CM2. Conclusion : ou je demandais mon changement pour une autre école, ou je prenais un poste dans un collège. Et ce collège, me dit-on, était le collège Jean Zay, à deux pas du Toit Familial…
J’étais plongé dans mes hésitations, quand je vis arriver l’inspecteur. Il m’abreuva d’amabilité, me décerna toutes les couronnes. Je compris vite. Il me dit que j’étais fait pour ce travail et me voyais, par la suite, devenir professeur de collège. Mes amis Orange me poussèrent à accepter.
Quand je quittai le Toit Familial, le dernier jour de juin, je me retournai, ému, vers ce baraquement à godins ; et, la chose que je revis soudain, était le visage de ce grand du cours supérieur à qui je faisais l’étude, certains soirs, dans la classe du directeur. Il m’aimait comme un père, ou peut-être au-delà, je n’en sais rien. Le sien, je le savais, n’était pas à la hauteur.
La première chose que je fis en septembre, en allant me présenter au Principal, fut de lui dire que j’entrais chez lui pour arranger tout le monde chez moi ; que je me plaisais dans le primaire, que ce n’était pas moi qui avais demandé le poste et que, conséquemment, je n’avais pas envie de me retrouver, parmi les professeurs, comme un poulet chez des canards, ou un canard chez des poulets. A la moindre discrimination, je partirai. Pour le coup, je plus d’emblée à cet homme, qui était un méridional très ouvert. Et, comme il m’avait reconnu pour m’avoir rencontré à l’opéra dont il était fou, et où, me dit-il, il emmenait ses partitions sur lesquelles il jetait un œil de temps à autre, muni d’une lampe de poche, il me prit même tout de suite en sympathie.
A la Noël, j’étais devenu son autre lui-même. Il ne voyait que par moi, au point qu’il me demanda de faire le discours de fin d’année pour la distribution des prix, étant le dernier arrivé : « Oui, lui dis-je, mais pas le dernier arrivé des professeurs ! » Mes nouveaux collèges devinrent vite des amis ; et cela au sens fort, car les rapports entre les professeurs étaient moins cérémonieux que ceux existant entre les instituteurs.
2
Je ne regrettai rien de mon admiration pour de Gaulle, persuadé que je n’aimais pas tant l’autocrate en lui que la série des gestes immenses qu’il avait accomplis -et dont j’ai tenté de faire l’inventaire. A quoi on pourra me répondre que les choses sont liées. Aussi pensais-je à l’après-gaullisme. Quelle sera la suite d’un pouvoir personnel ? La démocratie parlementaire avait-elle fait son temps ? D’autres forces n’allaient-elles pas se manifester, qui exigeraient des ajustements ? J’en étais à me poser ce genre de questions (interrompues, je dois avouer, par la concentration apportée à mon nouveau travail et la fréquentation toujours plus assidue du Théâtre des Arts, où l’on donnait non seulement des opéras mais toutes les grandes pièces des auteurs dramatiques contemporains : Claudel, Ionesco, Brecht, Beckett…), quand je reçus une lettre d’Emery. Il me recommandait la lecture d’un ouvrage de Servan-Schreiber. Un livre fort pessimiste.
L’Europe, puis le monde, seraient inéluctablement conquis, dans les années à venir, par la puissance économique des Etats-Unis. Déjà, selon l’auteur, ils occupent de fortes positions en Occident. Toute notre activité sera bousculée, régie par les ordinateurs, leurs techniciens, leurs capitaux. Une véritable sujétion matérielle, idéologique. Emery m’écrivait n’en pas être étonné : de toutes les hypothèses envisageables relatives à l’après gaullisme, la plus vraisemblable serait, en effet, cette dépendance à cette hégémonie matérielle, à laquelle on ne pourra échapper.
Mais lui ne se disait pas aussi pessimiste que Servan-Schreiber. Le remède à cela était de créer au plus vite des contre-parties à cet impérialisme technocratique. Un premier était de se hâter de fortifier l’Europe. Mais pas n’importe laquelle. Une Europe où serait préservée la vie profonde et autonome des nations. Car, plus nous menacera la planification mondiale entraînant avec elle une masse considérable d’obstacles de toutes sortes (sociaux et autres), plus nous devrons enrichir et affiner ce qui échappe à l’automation et est spécifique de notre culture : à savoir nos biens intellectuels et spirituels. Et, bien sûr, comme je le connaissais, je n’étais pas surpris d’apprendre que la source de ces biens provenait surtout des deux grands organismes qui en sont traditionnellement chargés : l’Université et l’Eglise. Mais alors, non pas considérés comme « des boutiques concurrentes », mais dans une perspective de large collaboration…
Pour moi, la gestion de ces biens culturels et spirituels, sans aller jusqu’à exiger cette symbiose (où je voyais une vue prophétique de sa part, capable de faire éclore une société organique, à l’instar de celle du Moyen-Age) s’arrêtait, pour le moment, au souci plus immédiat et plus réaliste de différencier le tissu homogène de cette réalité prochaine, rationalisée et technocratique.
J’imaginais, pour cela, la stimulation de toutes les initiatives d’ordre social, culturel et artistique ; de toutes les initiatives de groupes à l’idéal humanitaire : la défense des droits de la femme, des hommes de couleur, des minorités fragiles… de toutes les initiatives (encore) en matière de créativités artistiques, porteuses, elles, de singularité ; la reconsidération, enfin, de tous les comportements d’esprit philosophique ou religieux -à la condition ici d’éviter le sectarisme.
C’était déjà là, selon moi, tout un vaste programme de défense de la liberté humaine, face au monstre planétaire évoqué. Je lui répondis dans ce sens.
Ces considérations à trois (Servan-Schreiber, Emery et moi) préfaçaient et rejoignaient, sans que je m’en doutasse, celles qui allaient bientôt embraser le monde.
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