lundi 10 septembre 2012

1969/70
« Les chênes qu’on abat »

La crise financière
La participation
La fin

Le français moyen ne peut pas toujours imaginer ce qui se passe en haut lieu. Il n’a quelquefois ni les informations ni les compétences pour y parvenir, englué qu’il est dans ses propres problèmes ? C’est, là, à proprement parler, une des limites de toute démocratie, que le citoyen, sur qui tout repose légalement, est dépassé par l’immense complexité des problèmes et la fatalité inhérente au cours du monde.
Jean-Jacques Rousseau ne disait-il pas déjà qu’une vraie démocratie impliquait l’existence d’un peuple de dieux ? Aussi fus-je étonné (voire dépassé) comme beaucoup, quand j’appris que de Gaulle, sauvé par les élections de juin (les fameuses élections de la peur !), avait, en juillet, renvoyé Pompidou.
L’homme s’était pourtant assuré un franc succès avec les accords de Grenelle. Mais voilà : avait-il trop accordé aux syndicats ? Et la crise financière qui allait suivre ne serait-elle pas née de là ? Il y avait encore qu’il avait présenté sa démission, après que le président eut pris contact avec l’armée, sans l’avertir -le premier ministre étant responsable de la défense selon la constitution. Mais le président avait refusé la démission -non sans hauteur, on imagine. Pompidou ne s’en était pas moins impliqué dans la campagne électorale -ce qui ne l’avait pas empêché de donner à nouveau sa démission, que le chef de l’Etat avait une fois de plus refusée. Les élections remportées ne s’étant pas présenté devant les électeurs et Pierre Mendès France ayant été battu), Pompidou avait pour la troisième fois réitéré sa demande de démission. Trop de sujets l’opposaient maintenant au général, dont l’université et le projet de participation -bref l’ensemble des idées dites d’avenir de ce dernier, la seconde lui paraissant, même idéaliste, ainsi qu’à la plupart des députés de la majorité. De Gaulle avait encore fait mine de refuser. Mais, six jours plus tard, le général, sans le prévenir et donc sans nul souci de courtoisie, avait nommé à sa place Couve de Murville.
Si tout cela est grosso modo exact (beaucoup de choses ici restant floues), on peut penser qu’à côté des différends entre les deux hommes, était apparu chez le général cet instinct de l’autocrate qui veut qu’on se défait d’un maire du palais, trop bruyant et trop longtemps installé au pouvoir. D’autant que le nouveau venu était certes un excellent commis, mais qui manquait souverainement de chaleur, de charisme et du sens de l’intrigue : ce qui n’était sans doute pas pour déplaire au général.
Au terme de tout cet imbroglio, mes amis Orange m’avaient téléphoné, triomphants : « Voyez, monsieur Junca, avec de Gaulle, c’est le fait du prince ! »

J’ai toujours eu avec l’argent une relation particulière. Alors que mon père, ma sœur ont toujours connu l’importance d’un placement, la vertu d’une économie, bref : ont eu le sens des réalités financières, moi, non seulement je n’avais jamais cherché à l’acquérir, mais, chose plus grave, mon esprit y répugnait, voyant à quoi il avait à s’occuper expressément par ailleurs : ce qui fait que je ne fus jamais riche. J’ai même toujours pensé que plaie d’argent n’est pas mortelle, aussi bien pour une personne que pour un pays. La seule chose qui comptât pour une personne démunie est qu’elle continuât à avoir confiance en soi, et pour un pays en difficulté qu’il sût instaurer la confiance auprès de ses citoyens. De ce dont je devais avoir une illustration éclatante.
En effet, je comprenais, en cette rentrée d’octobre 69, que nous étions en pleine crise -alors que les Allemands, eux, se défendaient mieux que nous. Certains se demandaient si, finalement, Pompidou n’avait pas trop cédé. La hausse des salaires, la hausse du SMIG, l’ingérence accrue des syndicats dans l’entreprise étaient à l’origine d’une chute de la production, les patrons s’inquiétant déjà de l’idée de participation lancée par de Gaulle. Les capitaux partaient par milliards vers la Suisse ; et on laissait les capitaux américains nous envahir, la loi de la convertibilité étant suspendue, ce qui permettait à la spéculation d’aller bon train. Jacques Rueff, l’homme dont la frappe du dernier franc porte l’effigie, conseille un moment à de Gaulle de rétablir l’étalon or qui s’en trouverait en même temps réévalué. En vain. La position du franc est résolument malade et la Banque de France, à vouloir le soutenir, y perdait ses réserves métalliques, déjà bien entamées.
En novembre, la tempête bouscule les marchés financiers. Le ministre des finances, François Ortoli, jeune et brillant technocrate, prend contact avec les marchés internationaux. Inutilement. A son retour, découragé, il ne peut proposer qu’une dévaluation du franc, que personne d’ailleurs ne discute plus. C’est alors que de Gaulle, dans un sursaut de fierté, avec l’instinct du grand politique qui passe tous les raisonnements de spécialistes, se dresse contre l’idée, prend la conduite des opérations, ordonne des économies massives, limite les crédits militaires et demande aux Français la confiance. La partie est gagnée -du moins pour quelques mois. Ses ennemis l’accusent d’être un illusionniste, un prestidigitateur. Mais, comme dit Emery, ces accusations ne peuvent l’atteindre vraiment, si l’on se souvient que, pour le colonel de Gaulle, professeur à l’Ecole de Guerre, le moral des soldats est « un instrument dont il incombe au chef de faire bon usage en pénétrant leur conscience d’un influx qui est l’émanation de sa volonté. »

Je suis là, sur la crête escarpée et frémissante, lieu par excellence de la grande pensée utopique, qui va de Thomas More aux phalanstères de Saint Simon, via Campanella, Fourier et quelques autres. A cette liste, j’associe Giordano Bruno, bien qu’il ne soit pas vraiment lui, ce qu’on nomme un utopiste. Tous ces hommes ont eu en commun de nous proposer un autre monde que le nôtre d’où la violence était exclue. Hélas ! la violence retomba sur les premiers, le monde n’acceptant pas leurs rêves d’une autre réalité ou la fermeté d’une pensée autre. Aussi ai-je souvent fait une halte de mémoire et de recueillement devant ce qui fut l’atroce vérité de leur vie, alors qu’ils n’eurent d’armes que celle de la persuasion…Un Thomas more, après avoir tenté de peindre un monde idéal, condamné à être pendu, traîné, éviscéré puis finalement décapité pour n’avoir pas voulu reconnaître son roi comme une autorité religieuse ; un Giordano Bruno, errant au travers l’Europe, puis nu, la langue entravée afin de ne pas crier, et, tel une autre Jeanne d’Arc, brûlé vif en place publique au moment du Jubilé pour avoir, lui, proposé à ses contemporains, entre autres choses, un univers que toute la physique et l’astronomie modernes reconnaissent exacts ; un Campanella, torturé à Naples puis emprisonné au moins trente ans -en partie pour déranger ses geôliers par la vision d’une république idéale bâtie sur la raison, l’amour de Dieu et un véritable communisme…
Pourquoi, je me demande à présent, avais-je donc à l’esprit l’ensemble de ces considérations, alors que je venais d’entendre, le 29 juin 1968, ces propos radiophoniques diffusés du général : « Il s’agit d’accomplir la vaste mutation sociale qui, seule, peut nous mettre en l’état d’équilibre humain et qu’appelle d’instinct notre jeunesse. Il s’agit que l’homme, bien qu’il soit pris dans les engrenages de la société mécanique, voit sa condition assurée, qu’il garde sa dignité, qu’il exerce sa responsabilité. Il s’agit que, dans chacune de nos activités, par exemple celle d’une entreprise ou d’une université, chacun de ceux qui en font partie soit directement associé à la façon dont elle marche, aux résultats qu’elle obtient, aux services qu’elle rend à l’ensemble national. Il s’agit que la participation devienne la règle et le ressort d’une France renouvelée.
Sans doute parce que je voyais inscrit ici, dans le style ternaire des grands orateurs, quelque chose qui me rappelait l’esprit d’utopie et s’avérait finalement n’être pas aussi éloigné que je le pensais de sa capacité à modifier le monde. D’autant que l’inspiration en venait du personnage le plus officiel du pays -voire d’un général !
Le projet me sembla tout de suite révolutionnaire, et réalisable dans la paix sociale. Pouvait-on trouver souvent une telle conjonction ? J’eus par la suite tout le temps de comprendre qu’il était appendu à trois grandes transformations : celle des régions, du Sénat et de la vie des Français. Et les foudres ne pouvaient pas venir de l’institution, puisque l’institution elle-même le proposait. Aucun cardinal ne brûlerait ici le président, comme il l’avait fait de Giordano Bruno.
Cependant, j’étais naïf, car j’entendis vite circuler l’idée que cette décentralisation et cette participation de citoyens intéressés, où le général voyait le grand remède pour rédimer la crise, était de sa part une fuite. Elle aurait correspondu à une sorte de lassitude, à une attirance toute romantique de la chute, alors que j’y voyais -puisqu’on avait affaire à un général- un mouvement audacieux de stratège, pour contourner la gauche et réduire les excès de la droite.
De plus, de Gaulle paraissait comprendre très bien, malgré le succès des législatives, que son aura serait entamée. Aussi y avait-il pour lui un grand coup à tenter, qui ne pouvait se trouver que dans un referendum, seul capable de lui redonner les pleins pouvoirs.
Ce qui m’impressionnait, c’est que les termes majeurs de cette révolution pacifique me paraissaient merveilleusement intégrés à un système puissant, à une vision solide, provenant d’une tête solide, quoique octogénaire. La région, à commencer par elle, me paraissait devoir correspondre toujours à quelque ancienne unité provinciale. Certes, comme tous les Français, j’étais attaché aux départements et j’aimais les frontières du mien au point de les croire naturelles. Mais ces cadres administratifs régionaux envisagés, ces élections locales programmées, me paraissaient pouvoir alléger le lourd appareil bureaucratique du pays, où les hommes n’étaient plus que des pions endormis. Et ce n’était pas là pour moi lacérer la nation -même si, de ce point de vue, j’ai toujours pensé qu’un jours les nations européennes puissantes et des entités régionales fortement réunifiées par-dessus les frontières ; mais pour le moment, nous n’en étions pas là.
Le Sénat, conséquemment, me paraissait devoir prendre une autre tournure. Comme je me posais toutefois des questions à son égard, que j’avais vécu dans le culte du bicamérisme existant, j’eus recours à Émery, dont je connaissais le savoir là-dessus. Il me rappela qu’aux débuts de la Troisième, le Sénat avait été un cadeau fait à la République par la droite bonapartiste et conservatrice pour endiguer « le flot rouge » ; et que Gambetta, se trouvant dans une situation de consentement, l’avait défini noblement Grand Conseil des Communes de France : ce qui était déjà reconnaître son lien à la vie des provinces.
Maintenant, pour de Gaulle, il était devenu un corps rabougri et inutile ; le moment était venu de le ranimer en faisant de lui le Grand Conseil des Régions -une sorte de Bundesrat -et en lui intégrant par surcroît l’actuel Conseil National Economique. Et Émery, consulté donc, me signalait ici que, finalement, ce corps qui avait toujours été hostile à de Gaulle, se voyait par lui chargé d’honneurs et de responsabilités.
Ces réformes en supposaient une autre plus générale, où elles s’emboîtaient : la reconsidération de la vie des Français, face à leurs entreprises. Participation des régions, participation du Sénat qui les représente, à la vie du pays ; participation des Français à la vie de leurs entreprises…
Il s’agissait là non d’une pierre philosophale subitement découverte dans un creuset, mais d’un ensemble d’idées empruntées (selon Émery) au « christianisme social » et au « syndicalisme constructif », susceptibles d’arracher les travailleurs « aux fatalités du capitalisme et du communisme, inhumain l’un et l’autre. Ainsi, un nouveau code du travail rassemblerait, prescrirait, sanctionnerait tous les décrets d’une législation associant les travailleurs à la marche de l’entreprise, tant au niveau de la direction que des bénéfices réalisés. En somme, un socialisme humain, non idéologique –dépassant le concept de lutte des classes.
La voie parlementaire étant exclue comme non pertinente, le referendum va alors faire voter les Français sur deux questions.
Vont-ils sentir la solidarité existant entre elles ? C’est beaucoup demander ! Aussi vaut-il mieux espérer d’eux un vote de confiance. Pour sa campagne, le général choisit le ministre Jeanneney, lequel l’a supplié de ne pas dévaluer le franc et qu’il veut par là remercier. Mais la voix aiguë et énergique du ministre ne pallie pas son manque de charisme. Une tournée de discours en Bretagne n’a pas l’air de donner grand chose. Il faut en finir, et la date du referendum est fixée pour le premier dimanche d’avril.

Mes amis Orange, me voyant enthousiasmé malgré le climat, me firent observer que les Français tenaient aux valeurs de la Troisième République. Pour eux, le projet gaulliste était une atteinte au Sénat, garant depuis toujours de la constitution. Sa transformation en une entité économique ne leur souriait pas et ils pensaient que les patrons n’étaient pas prêt à partager leurs bénéfices.
-Vous verrez, Monsieur Junca, nous en reparlerons, me dit Madame Orange.
-Alors, fis-je, c’est le statu quo ?
Ils ne me répondirent pas.
La polémique électorale dure depuis des semaines et des mois, quand un incident se produit. Pompidou, qui a semblé prendre avec détachement le congé que lui a donné de Gaulle, fait des voyages. On le voit à Rome puis en Suisse. A deux reprises, il annonce son éventuelle candidature à l’élection présidentielle. Aussitôt, la joie maligne de tous ceux qui sont fatigués du géant au pouvoir se pare de l’éclat de couleurs chatoyantes et assimile ces paroles au fait qu’un remplaçant est là, tout prêt.
Irrité, de Gaulle fait alors paraître une note laconique où il annonce, lui, qu’il n’a pas l’intention de s’en aller et qu’il restera en place jusqu’à la fin de son mandat. Ce qui, de la part d’un homme si avisé, est une annonce bien impudente.
Plus on avance dans le temps, plus la confiance à l’air de n’être pas au rendez-vous. Des défections en haut lieu se produisent : celle de Pleven, de Giscard… On se demande si l’on a bien fait comprendre l’enjeu de la partie et l’opposition se déchaîne -elle qui, quand elle sera au pouvoir, ne remettra pas en cause ce qu’elle dénonce en tant qu’opposition ! Les dernières allocutions du général -comme si celui-ci était atteint d’une grande lassitude- sont étonnamment dénuées de toute combativité : à moins qu’il ne s’agisse soudain de détachement et de sérénité ?
Au matin du scrutin, de Gaulle quitte l’Elysée et part pour Colombey. Il a laissé, dans une enveloppe, sa lettre de démission : une ligne !
Quant aux électeurs, ils disent non.
La défaite à peine annoncée, on en cherchait déjà les raisons. Et dieu sait si elles ne manquaient pas. Une entre autres qui pouvait expliquer les quelque cinq cent mille voix ayant fait défaut, se trouvait sans doute dans la rancœur des Pieds-Noirs et des Juifs. Le reste du monde, lui, renonçait à nous comprendre : il se demandait si les Français savaient bien ce qu’ils voulaient. J’avais connaissance que certains, à l’étranger, pensaient tout simplement que la France, nonchalante, ne supportait plus d’être sans cesse talonnée par un tel homme. Émery, de ce côté-là, ne faisait pas dans la dentelle lui non plus : de Gaulle, selon lui, avait tenté en vain de réveiller le courage d’un peuple « qui n’aspirait qu’au repos et à la jouissance. » Le général avait même dit à un moment : « La question principale est de savoir si les Français veulent refaire la France où s’ils veulent se coucher. Je ne ferai pas la France sans eux[1]. » Eh bien ! Les Français avaient sans doute voulu se coucher. Tout le monde avait voulu se coucher : les patrons, qui se méfiaient de lui, effrayés de le voir associer le travail au capital, les travailleurs à la gestion des entreprises ; les syndicats, dont Émery pense « qu’ils se sont constamment dérobés, soit parce qu’ils préféraient ressasser les antiques balivernes sur la lutte des classes, soit parce que les routines de l’action revendicatrice leur paraissaient poser moins de problèmes qu’une cogestion partielle toujours délicate. L’invraisemblable prise de position de la FO dans la campagne du referendum montre bien que, même parmi les plus raisonnables, nul ne tenait à assumer des responsabilités nouvelles. »
Ainsi tout allait tourner désormais comme devant. Même les sénateurs, soulagés, reprendraient leur ronron.
En 1919, Clémenceau, le Père la Victoire, au fort de sa gloire, avait paru tout désigné pour la présidence, mais les politiciens lui avaient préféré un personnage moins embarrassant, qui eut une fin larmoyante. En 1945, Churchill, le père de la victoire contre les Nazis, lui aussi au fort de sa gloire, avait ordonné des élections qui semblaient devoir lui profiter ;or, comme il oeuvrait admirablement à la conférence alliée de Postdam, il apprit que son pays, sauvé par lui, lui préférait un banal chef travailliste. Ainsi va le monde, ce dont Shakespeare nous a depuis longtemps informés.
Certes, les effets de la participation se seraient fait attendre mais le reste était là, tangible. De Gaulle avait été l’homme de 40, celui qui avait redonné à la France sa dignité. Et si on ne parle pas après cela de la refonte de nos institutions, de la résolution du problème algérien, de l’achèvement de la décolonisation, de notre dissuasion nucléaire, si l’on vient seulement à la considération de sa politique extérieure, on voit que cette politique est l’oeuvre d’un homme hors du commun, tel que l’Histoire en produit rarement. Avec ses qualités obligées en la circonstance, mais aussi avec ses défauts : son caractère difficile, ombrageux, orgueilleux, de ce dont nos amis américains savent quelque chose -surtout Kennedy et Johnson ! Mais ce qui fut impuretés pour eux est ce qui fut pour nous à la source de grands biens : la récolte d’un stratège audacieux au service de son pays et de l’Occident. Au service de leur liberté. Il nous a affranchis des Etats-Unis, sans rompre avec l’Alliance Atlantique et a obtenu finalement qu’ils se rapprochent de nous, dans une relation non plus de maître à esclave, mais d’égal à égal ; il a pratiqué l’alliance à l’Est, sans flatter le communisme ; reconnu la Chine, sans faire l’éloge du régime ; récusé une Europe bureaucratique et technocratique, mais favorisé sa construction économique en lui donnant comme pivot l’accord franco-allemand ; travaillé enfin à développer une zone d’influence française, allant de l’Afrique francophone au Moyen-Orient et au Canada.
Je reconnais que c’était là une politique de la grandeur, vu notre population et notre puissance limitées, et qu’il faut toujours avoir la politique de ses moyens. Mais pouvais-je en faire grief à de Gaulle, comme certains de mes amis ? Doué d’une énergie napoléonienne, il avait été bien loin de nous conduire aux mêmes erreurs que l’empereur. Et il pouvait remercier le sort, selon mon ami Émery, de l’avoir dispensé, dans toutes ces années, de toute responsabilité guerrière et laissé travailler pour la paix -alors que peu avant lui, le socialiste Mollet, chose très croustillante, nous avait embarqué à Suez, à la remorque de l’Angleterre, dans une aventure catastrophique.
C’était l’homme qui, désavoué par les élections, avait été tenu de se retirer à Colombey -l’homme sans peur et sans reproche, qui avait une fois dit aux Français : « ai-je jamais attenté à aucune liberté ? » Orateur sobre, à l’inverse des tribuns d’antan, mais aussi écrivain racé, il allait poursuivre ses Mémoires, que certains, enthousiasmés, comparaient à celles de Chateaubriand, s’interrompant seulement pour deux voyages de tourisme. Et ce, installé dans un pays qui, par son austérité et sa démesure, par ses vallonnements obstinés, était à son image…

Nous étions près du 11 novembre, le temps normand ce jour-là était un temps de deuil. Comme souvent, j’allais prendre mon café dans la matinée au petit bar de l’angle de la rue de Bammeville et de la rue de Lessard. Je trouvai tout le monde effondré, des gens simples du quartier qui, au demeurant, manifestaient une joie bruyante. Le patron me fit :
-Vous connaissez la nouvelle ?
Je n’avais pas écouté la radio ce matin-là.
-Non ! fis-je.
-Le général de Gaulle est mort !
Je ne pouvais le croire. Je me dis que les pharaons aussi étaient morts, qui pensaient être des dieux incarnés. Il avait été foudroyé, disait la presse, par une rupture d’anévrisme. Saisi par la mort en pleine retraite laborieuse comme Alexandre l’avait été en plein banquet. On ne voit pas chez les grands occidentaux -en dehors des mystiques- que la pure contemplation les consume. Ils sont emportés au cœur de l’action ou de la réflexion. Ce qui confère à leur vie des accents de la légende, la force du mythe.
Un trépas d’une telle brièveté n’avait même pas dû permettre à de Gaulle une ultime remise de soi à son Dieu (de Gaulle était croyant.)
-Et oui ! me dit le patron, comme il me voyait pétrifié, il n’était qu’un homme !

[1] Antimémoires

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