1962/1966…
Théâtre des Arts
de Gaulle
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Maintenant le Théâtre des Arts était reconstruit. Valéry dit des monuments publics qu’ou bien ils ne parlent ni ne chantent, qu’ou bien ils parlent seulement, qu’ou bien ils parlent ou ils chantent.
Je ne sais si ne peux dire de cet édifice rouennais qu’il chante. En tout cas, il parle et il parle bien : il dit correctement sa fonction. Situé face à la Seine, là où elle coule largement, où ses remorqueurs défilent avec solennité, il est précédé d’un immense parvis où se dresse la statue du grand Corneille ; et sa façade est généreusement ouverte sur l’au-delà du fleuve : toute une partie de la rive gauche surplombée de tours modernes et dont on peut voir, du grand foyer, les soirs de spectacle, le panorama illuminé.
L’entrée, le foyer sont spacieux : le public s’y amasse sans être resserré. Les fauteuils, les rideaux sont rouges et un lustre énorme domine la salle, tel le nouveau symbole culturel de la ville -dont on craint cependant toujours quelque peu qu’il ne vous tombe sur la tête. Une salle, enfin, où presque partout la visibilité est bonne. Aussi, mon petit salon musical de la maison des Orange, trouvait-il un prolongement sacré avec ce lieu confortable où mes jambes n’allaient plus avoir à se souvenir de leur ankylose, dans le précédent Opéra-Cirque.
Je ne savais pas encore, cette année-là, que ce lieu allait me devenir consubstantiel -l’équivalent d’un être vivant associé à ma vie. Je ne savais pas que j’en connaîtrais à la longue tous les endroits, comme autant de parties différenciées aboutissant à créer son identité, sa bonne marche ; que je ferai l’expérience de leur intime (et chaude) participation à l’ensemble ; que la fosse, la scène, les coulisses, les salles de répétition, les archives, les ateliers, les bureaux n’auraient plus de secrets pour moi.
Maintenant qu’âgé et retiré de beaucoup d’activités, j’habite Bordeaux, il me semble avoir abandonné un être cher à Rouen. Il me manque, dans cet exil, au point que j’en rêve. Je vois ses pierres se défaire, devenir fluides, puis se reconstituer autour de moi, en une sorte de berceau où je me retrouve bébé, quand ce n’est pas en une sorte de cercueil où je me retrouve vieillard agonisant.
En 62, il rouvrait donc après une éclipse de vingt-deux ans…
Seuls les vieux Rouennais pouvaient évoquer avec chaleur son passé. Aussi est-ce par eux que j’en ai été informé, sans que j’aie eu besoin d’opérer des recherches. Mes amis Orange m’avaient aussi mis un peu au courant. Et puis il y avait aussi les photos jaunies de ce que l’on considère comme son âge d’or. Mais surtout, il y a eu mon ami André Junement, que j’ai rencontré dès que je me fus fait un peu connaître et que je tiens comme le véritable historien du lieu.
Tout commence donc peut-être avec ce jeu de Paume dit Les Deux Maures, où l’Académie de musique de Versailles donne l’opéra de Lully, Phaéton. Puis se poursuit, en 1750, par la transformation de l’édifice en un théâtre baptisé La Comédie : pièces comiques, ballets, petits opéras… Mais le 16 juillet 1774, François Guéroult pose la première pierre de ce qui va devenir Le Théâtre de Rouen, lequel, le 29 juin 1776, est inauguré avec Le Cid.
C’est une salle à l’italienne, en forme de fer à cheval, les pauvres étant relégués au poulailler et au parterre debout, les riches installés aux baignoires et au parterre assis. D’où ce mot de Tristan Bernard : « Qui est-ce qui vide les baignoires et remplit les lavabos ? C’est l’entracte ! » (Disons les riches !) On joue du Daleyrac, du Monsigny, du Gluck…
Lorsque, en 1789, la politique monte sur la scène. Alors on joue, entre autres choses : Le Despotisme renversé, Le Devin du Village de Jean-Jacques Rousseau, mais surtout la tragédie en cinq actes de Voltaire : Brutus. Et, quand ce vers est prononcé : « Dieux, donnez-moi la mort plutôt que l’esclavage ! » c’est une exultation au poulailler et au parterre debout et un effondrement aux baignoires et au parterre assis.
Mais, la Révolution se refroidissant, on songe à aller la réchauffer et l’endroit est rebaptisé Théâtre de la Montagne, le 28 Brumaire de l’An II (18 novembre 1793). On mange alors vraiment du curé, on entonne des chants incendiaires, on célèbre ces fêtes votives en l’honneur du Peuple, de la Vertu, du Travail, de la Liberté, de la Justice, de la Nature, de la Concorde, de la Jeunesse- toutes abstractions tirées des influences maçonniques et revigorées à grand renfort d’allégories vivantes -et peut-être même célèbre-t-on le culte de l’Etre Suprême. On écoute les ouvrages de Gossec, de Méhul, le Chant du Départ, la Marseillaise, la Carmagnole… L’on entend, entre autres pièces, L’Ami du Peuple (vie et mort de Marat) et Le Négociant vertueux. Et, quand sont prononcés les deux vers de cet ouvrage :
Sans lois, il n’y a pas de société
Sans mœurs, pas de République, c’est un délire, les Jacobins s’en prenant aux Ci-devants et les soi-disant Ci-devants renvoyant les Jacobins dans leurs foyers.
Mais ces fêtes ont un temps : le 26 décembre 1794, Robespierre est décapité, la terreur s’étiole et le Théâtre de la Montagne est baptisé Théâtre des Arts.
La vie musicale reprend son cours normal, sans qu’on se prive pour autant d’applaudir frénétiquement l’Empereur, puis le Roi puis encore l’Empereur. Hélas ! en 1876 (la République étant régnante), un incendie se produit pendant une représentation d’Hamlet.
Le Cirque-Théâtre et le Théâtre La Fayette, rive gauche, prennent le relais, mais Rouen reste six ans sans théâtre lyrique. Finalement, le 30 septembre 1882, le nouveau Théâtre-des-Arts est reconstruit. La façade donne rue Grand-Pont, l’un des côtés rue des charrettes et l’autre sur les quais, où se trouve le fameux café Victor ; l’arrière donne, lui, rue de la Champmeslé. Sauvageot en est le constructeur et il est inauguré par Armand Fallières. Ambroise Thomas et Garnier sont les personnalités invitées, et l’on joue Les Huguenots de Meyerbeer.
Tel est ce théâtre dont les pères de tous mes anciens amis rouennais ont dit avoir eu des souvenirs non seulement émouvants, mais frémissants. Car, à l’époque de ces derniers, poulailler et parterre debout sont encore fort remuants.
Toujours à cette époque, il y avait, en fin de saison, ce qu’on nomme la pratique des « débuts ». Les chanteurs, invités par le théâtre pour la saison à venir, devaient montrer au public leurs talents, à la faveur d’avis qu’ils étaient censés interpréter. Du poulailler et du parterre -debout fusent alors, en direction des chanteurs, toutes sortes de projectiles, jusqu’à des chaussettes -tandis que, dans les baignoires et au parterre assis, qui ne veulent pas être en reste, les acteurs ont beau s’époumoner, les bourgeois parlent affaires et argent, sans se pencher de côté.
Parfois les régisseurs, gantés de blanc, viennent sur scène s’excuser, dans le brouhaha, de ce qu’une voix n’a peut-être pas été à la hauteur. L’un d’eux, un jour, a oublié de mettre ses gants. On lui crie : « Les gants, les gants ! », il est obligé d’aller les remettre et de revenir s’expliquer. Un directeur, un chanteur se suicident… mais vient une époque plus douce : celle qu’a connue l’ami Junement. Une époque cependant travailleuse, dit-il. Où l’on joue trois cents jours par an ; où l’on donne le dimanche un opéra en matinée et un autre le soir. Avec cela, des événements : les huit représentations du Coq d’Or, Werther, Siegfried, Tristan (1914) ; la guerre finie : Les Troyens, Pelléas et Mélisande, la Tétralogie (1925-29), De Loose étant directeur et Adolphe Lebot dirigeant, Parsifal… ; puis tous les ouvrages sous la houlette de Paul Douai, dans les années 30.
A côté de tous ces événements, de grandes voix : Saint Eric (dont je voyais la reproduction d’un portrait peint dans le petit salon musical des mes amis Orange) arrivant, pour Lohengrin, sur un cygne blanc ; Lucienne Vifkain qui fait chavirer les cœurs dans Thaïs (et fréquentera, âgée, le théâtre version moderne, longue et mince dans une robe-fourreau noire ornée d’une plume blanche) ; Germaine Pape ; Ray Ventura, Bruno Walter ; Alfred Cortet ; Georges Till… Au total, le théâtre de province le plus côté…
Hélas ! Le 9 juin 1940, un obus allemand tombe sur le toit du Théâtre-des-Arts ; la scène est inutilisable. Le café Victor, lui, est épargné. Hélas encore, une autre attaque : les bombardements anglo-américains de 44 détruisent entièrement le café Victor et le théâtre.
Bruno Walter Alfred Cortot Germaine Pape
En ce dimanche 11 décembre 1962, pour sa réouverture (que quinze mille pétitionnaires ont réclamée à cors et à cris), on donnait Carmen. Etait-ce en écho de la Carmen, donnée par ma petite cité natale ? Le directeur était André Cabourg. Il y avait beaucoup d’invitations -dont Gaétan Picon représentant le gouvernement et Pierre Chaussade, accompagnés par le maire de Rouen, Bernard Tissot. Il pleuvait à seaux.
Les gens qui n’avaient pas pu avoir de place, regardaient, envieux et transis, passer tous les invités en habits de soirée. Francis Cébron dirigeait. Cora Canne-Meyer était Carmen, Adriana Maliponte Michaëla, Albert Lance don José et Bieter Gottlieb Escamillo. Béatrice Moséna, qui venait de la troupe du Marquis de Cuévas, était chargée du ballet. Et, déjà, même pour cet événement, les spectateurs avaient des avis partagés.
Quant à moi, dont toutes les Carmen m’ont toujours emballé, j’écoutais une fois de plus celle-là avec les oreilles et la passion de Nietzsche, férocement acquis à la musique et à l’esprit de cet ouvrage, où l’on voyait vivre dangereusement (non sans plaisir) une héroïne bravant tous les interdits et la mort même. Mais encore, je voyais dans la réouverture de ce théâtre et dans cette représentation -un événement symbole.
Il me semblait en effet qu’à cette époque, l’action la plus impérative était de lutter contre la monstrueuse hypertrophie parisienne, qui, depuis la Libération, n’avait fait que croître. L’Angleterre, l’Allemagne me paraissaient nous donner, à nous Français, un grand exemple : celui de nous mettre en garde contre la puissance d’absorption d’une ville unique, englobant à elle-seule le cinquième ou le sixième de la population et se réservant toutes les initiatives -en particulier culturelles.
Ainsi, chez nous, il y avait Paris d’un côté, et de l’autre la province. Paris, en pointe dans tous les domaines, y compris artistiques ; la province, suivante débile…Je trouvais exécrable l’orgueil intellectuel des élites parisiennes et son mépris pour tout ce qui se passait ailleurs. Je voyais là de la mégalomanie.
D’ailleurs le problème que je soulève ici, n’était, selon moi, qu’un cas particulier d’un problème plus vaste, qui touchait au développement urgent de la vie régionale, sur tous les plans. Avec cette Carmen rouennaise (et ce qu’elle annonçait), je voyais un coup de poing donné à ce jacobinisme bien français, à ce centralisme hérité de la Révolution Car, pour le dire net, je pensais qu’il fallait enfin que des communautés économiques, sociales, culturelles se glissent entre le pouvoir régalien de Paris et le citoyen isolé.
Mais je dirai encore plus : cette réouverture du Théâtre-des-Arts s’inscrivait pour moi dans un monde (ou plutôt venait sanctifier un monde) où je me sentais soudain à l’aise. La guerre d’Algérie finie, les accords d’Evian conclu ; nos rapports avec le Maroc et la Tunisie améliorés…
Avec l’affaire de Cuba, j’avais eu comme beaucoup, à un moment, à l’explosion d’une troisième catastrophe planétaire. Or voilà que sa résolution était inespérée. Kennedy avait joué de main de maître, Khrouchtchev, lui, cet ancien berger au sourire énigmatique, avait eu l’intelligence, le cœur et la grandeur d’âme de reculer. Ce faisant, j’avais le sentiment de la fin des prétentions hégémoniques de l’URSS, du vieillissement du système soviétique agressif qui la soutenait, de son ankylose -et l’assurance, désormais, d’un équilibre empirique entre l’Est et l’Ouest.
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Maintenant, mes grandes dates musicales étaient celles des représentations du Théâtre des Arts, les vendredis en soirée ou les dimanches en matinée.
De tous les ouvrages qu’on y donna, au cours des six années dont je parle qui ont suivi la réouverture du Théâtre, j’ai le souvenir, entre autres, d’un Don Juan avec Montserra-Caballo et Gabriel Bacquier. Mais, on se doute, je guettais impatiemment l’annonce des représentations de Wagner. C’est ainsi que j’ai pu voir alors un Vaisseau Fantôme, version française, un Tannhäuser avec Régine Crespin, Les Maîtres (Otto Edelmann était Hans Sachs et Blacké Nen Beckmesser), un Tristan avec Clara Watson.
Je ressortais chaque fois de ces spectacles prisonniers de ce que j’avais entendu, incapable des heures durant de me réadapter au monde. C’est que, lecture faite et refaite de l’ouvrage d’Emery, j’avais de plus l’impression d’être un vrai wagnérien, de ressentir plus que quiconque la musique du maître, même si j’étais loin d’être un spécialiste. Je pensais, en l’occurrence, que la passion est préférable à ce que serait seulement une érudition tatillonne et sèche.
Quant à la scène de Rouen, elle s’imposait déjà comme une grande scène wagnérienne. Pour les matinées consacrées à Wagner, des cars venaient d’un peu partout ; de Paris surtout les associations wagnériennes ; les membres de l’une d’elle représentant l’Ordre de Malte avaient leur insigne sur leurs vêtements : où je voyais combien Wagner avait tendance à susciter l’existence des communautés fermées -pour ne pas dire quelque peu sectaires…
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Cependant, toutes ces années, la politique aussi allait bon train. De Gaulle y abattait ses cartes, les unes après les autres. Il était évident que la politique étrangère était maintenant ce qui le retenait. Oui : ce maurrassien à la sensibilité chatouilleuse et parfois agressive en matière d’indépendance nationale, pénétrée de l’idée que rien de durable ne peut se faire en dehors d’un contexte ethnique et intuitif, était, en même temps, une sensibilité ouverte aux grands courants modernes, perméable aux forces engageant l’avenir. Ce qui dérangeait ou enthousiasmait, suivant le cas ; ce qui, surtout, déconcertait souvent autant la droite que la gauche et qui, pour ce qui me regardait, ne cessa, on s’en doute, d’alimenter les discussions entre mes amis Orange et moi, avant ou après nos séances musicales.
Petit instituteur d’une école de banlieue, je n’en regardais pas moins, médusé, ce grand spectacle gaullien -un peu comme je regardais et écoutais, médusé, les grands ouvrages de Wagner et je ne voyais d’équivalent à cet homme -auquel je savais gré d’avoir posé la première pierre, en 1958, d’une entente franco-allemande -qu’un Richelieu ou un Mazarin.
La première de ses cartes, c’était celle concernant son attitude au sein de l’Alliance atlantique. Retors, il restait dedans ; car il ne pouvait se désolidariser des Etats-Unis ; mais il n’en rompait pas moins avec l’OTAN, qui est l’expression militaire de l’alliance. Aussi, est-il le premier à soutenir Kennedy lors de l’affaire des missiles de Cuba, mais il ne s’en prend pas moins aux structures de l’OTAN, qu’il trouve intolérables.
Dans la mesure où elles impliquent une subordination totale des alliés à un général américain, voire au Président des Etats-Unis. Pour de Gaulle, il dépend en effet de ce dernier de nous jeter dans la guerre à sa convenance, faisant de la France une cible pour les missiles russes. En vain, il réclame une réforme de l’alliance, une direction vraiment collégiale. L’Amérique reste muette. Il en prend acte : il retire nos navires des flottes armées, quitte officiellement l’OTAN et enjoint aux Américains d’abandonner leurs bases en France. A Washington, on est irrité : l’équivalent de l’irritation de Roosevelt contre le de Gaulle de Londres ; à Moscou, on sourit et nos communistes hexagonaux sourient d’aise également. Mes amis Orange, eux, restent sceptiques :
-Vous comprenez, Monsieur Junca, me disait Madame Orange : que va-t-on devenir sans les Etats-Unis ? La France ? Un tout petit pays -dont de Gaulle s’imagine que c’est un continent ! Et puis, il ne faut tout de même pas être ingrat : les Américains, ils nous ont aidés !
La deuxième carte du général, c’était la résolution -suite à cette attitude de fermeté -d’accélérer notre armement nucléaire. C’était là, selon lui, la condition essentielle de notre indépendance. Les Anglais possédaient leur bombe, mais en collaboration avec les Etats-unis. De Gaulle voyait très bien le déclin de l’Angleterre comme puissance mondiale. Malraux ne devait pas être sans lui rappeler, qu’à l’étranger, un Nehru par exemple, était frappé par le déclin d’Albion, qui avait été la première puissance du monde. Maintenant, elle n’était qu’un satellite des Etats-Unis ! Certes Mendès France avait secrètement avancé les travaux préparatoires à la fabrication de la bombe. Mais de Gaulle les claironne et en transporte la base d’expérience du Sahara (où on nous chasse) en Polynésie. Les critiques pleuvent :
-Vous comprenez, Monsieur Junca, fait Madame Orange : cette bombe ? Mais ce ne sera jamais qu’une « bombinette » ! Et qui de plus, va nous occasionner des dépenses énormes…
De Gaulle passe outre aux critiques des Français -de même qu’à celle de l’opposition au Parlement, où le budget militaire est voté avec beaucoup de difficultés. Mais voilà que l’opinion va bientôt s’émerveiller de ce que « l’équilibre de la terreur » soit finalement le seul barrage contre une guerre apocalyptique…
La troisième carte abattue par de Gaulle, c’était celle de l’extrême-orient, zone interdite depuis longtemps à l’Occident. Les troupes délétères et condamnées par la corruption de Tchang Kaï Chek avaient dû céder le terrain aux troupes communistes de Mao et étaient reléguées à Formose.
Le Bloc Rouge s’étendait désormais du cœur de l’Europe au Sud-Est asiatique, tel l’empire le plus puissant que l’Histoire ait jamais produit. Mais -et en particulier pour Dulles- cette structure agrandie à l’échelle planétaire était éphémère. Les Américains gardaient le souvenir émus de la femme de Tchang Kei Check venue solliciter, pour la sauvegarde de la liberté du monde, l’aide du Congrès contre les Japonais envahissant son pays. Tchang Kei Chek, les Japonais partis, leur avait donné l’aval, pour s’installer économiquement parlant dans le pays libéré. Mais tout cela, avec les communistes (soutenus par l’URSS), avait trouvé sa fin ; et celui que l’Amérique considérait toujours comme l’égal d’un empereur chinois n’était plus que le maître de Formose ! Washington barrait à Mao l’entrée à l’ONU, en attendant la reconquête des nationalistes. J’étais, pour la part, de ceux qui n’y croyaient pas. Mais, par cette complaisance ou fidélité pour les Etats-Unis, on se gardait généralement, en haut-lieu, d’afficher un quelconque pessimisme.
- Vous avez sans doute raison, me disait Orange. Je sais que ma femme aime beaucoup les Américains. Il faut convenir cependant qu’ils ont exagéré en Chine. Ils donnent toujours l’impression d’occuper les pays qu’ils aident. On peut donc regretter leur échec, mais souhaiter…
Orange avait les bras croisés. Comme à son habitude, quand il était devant une difficulté, il regardait au loin, au travers de ses baies vitrées, le ciel où les nuages de l’incertitude et des transformations incessantes dérivaient…
Bon socialiste qu’il était, sa politique de l’entre-deux (ni trop à droite, ni trop à gauche) était, selon lui, le seul garant d’un véritable humanisme. Aussi devait-il pratiquer la méthode de la balance : la recherche du bon équilibre.
Communiste, il n’était pas, ni gaulliste non plus et a fortiori extrême-droite. Il n’espérait qu’en François Mitterrand et craignait déjà de mourir sans revoir un jour les socialistes au pouvoir. (Et c’est un fait qu’il mourra avant).
Il m’était arrivé de lui rapporter ce que certains analystes disaient : que le parti socialiste, en dépit de son souci des avancées sociales qu’il souhaitait constamment mettre en œuvre, n’était pas véritablement un parti de gouvernement ; qu’il était fait pour les situations acquises ; qu’il ne savait pas vraiment répondre aux crises, qu’il laissait à d’autres le soin de régler. Et que, tout accord qu’il cherchait sur sa gauche pour arriver au pouvoir, avait quelque chose de bancal ; qu’enfin son imaginaire identité le paralysait. Ce faisant, lui ayant dit cela, je lui avais fait très mal et j’étais rentré chez moi culpabilisé, pensant que je n’avais pas à blesser un homme à qui je devais tant…
- Souhaiter quoi ? fis-je.
Il ne répondit pas. A la place, il se leva, ouvrit la baie vitrée, comme pour faire entrer un air revigorant, et ce fut une odeur mêlée de fleurs et de végétation qui nous parvint, à la fois enivrante et indéfinissable.
Quelque temps après, la bombe éclata : de Gaulle annonçait tranquillement au monde qu’il reconnaissait la Chine communiste, autrement dit la république de Pékin, et qu’il envisageait un échange d’ambassadeurs.
- A parler franc, me dit alors Orange, je ne vois pas que le marché chinois soit vraiment intéressant pour nous, comme on l’affirme à Paris. La Chine ne va pas peser bien lourd dans notre économie.
A quoi je rétorquai que c’était surtout une façon pour de Gaulle de manifester l’indépendance de la France, vis à vis de la politique manichéenne des deux blocs, qu’il voulait entamer pour rendre le monde plus polyvalent et donc moins dangereux.
La quatrième carte abattue, (qui, celle-là, m’impressionnait par ce que j’appellerai le culot du général) concernait le Vietnam. Il ne faisait aucun doute que, relativement à ce problème, nous n’avions de leçon à donner à personne.
De Gaulle parti, notre politique en Indochine avait été désastreuse, tant au niveau diplomatique que militaire ; militairement aveugle, cruelle, inopérante… Il m’arrive de penser que Ho Chi Minh, qui semblait en premier lieu souhaiter un compromis avec la France, avait dû regretter le départ de de Gaulle et que, le au pouvoir, les choses se seraient passées autrement.
Moi-même, écœuré à cette époque, influencé par l’engagement communiste de mon père, mais surtout par l’extraordinaire mouvement d’opinion contre la « sale guerre » que nous menions là-bas, je rejoignis nombre d’intellectuels et d’artistes, et participai à la lutte pour la libération du jeune Henri Martin, emprisonné pour avoir dit simplement ce qui se passait sur le terrain, et j’envoyai au Sud-Ouest et à La Dépêche un article accompagné de centaines de signatures de protestation.
Maintenant, de Gaulle voyait les Américains s’enliser où nous l’avions été, subir l’humiliation où nous l’avions subie -eux qui, pour arriver à leur fin, avaient en vain installé la délictueuse famille Diem à Saigon, pour finir par l’abandonner ; voire contribuer à la faire assassiner ! Il les voyait, obstinés à créer au Vietnam une situation pire que la nôtre, donnant au monde le spectacle d’un Goliath aux moyens gigantesques contre des pygmées auquel la jungle offrait mille refuges -armés certes par les Russes et les Chinois.
De Gaulle aurait pu rester neutre. Il ne craint pas, au contraire, de blâmer publiquement leur folle entreprise, de leur signifier du même coup implicitement qu’ils ne font pas mieux que nous. D’autant qu’il gardait en mémoire leur refus de nous aider, lorsque, tout au début de notre intervention, il leur avait demandé des avions pour soutenir l’action du maréchal de Lattre -qui mourut désespéré, sur place. Tout simplement, ils étaient restés muets. Et, par le discours retentissant de Pnom Penh, de Gaulle presse, supplie les Etats-Unis d’opter pour la solution courageuse et noble du retrait de leurs troupes, impliquant le respect de l’autodétermination…
Quand mes amis Orange vinrent à me parler de cela, leur fibre patriotique se trouvant peut-être flattée et l’horreur du massacre américain les consternant, ils approuvèrent ici le général.
La carte des invitations et voyages présidentiels à présent… Les invitations : Kennedy, Khroutchev, les chefs africains… Mais, surtout, les grands voyages retentissants où de Gaulle harangue en espagnol, en allemand, en russe, des foules médusées dont il serre chaleureusement les mains.
A Mexico, face à une marée humaine. A Montréal, face à une marée identique, où il lance un appel au Québec libre (« vous avouerez, me fait Madame Orange, que ce n’était pas à lui de soulever ce problème au Canada ! Imaginez, dit ensuite Orange, qu’un chef d’Etat étranger vienne en France inviter la Bretagne à reprendre son indépendance ou pousser le Pays Basque français à reprendre le Pays Basque espagnol. »)
Au Chili, au Cambodge, en URSS, où il invite la Russie à se pencher vers l’occident, comme au temps de Pierre le Grand, lançant la formule d’une Europe de l’Atlantique à l’Oural…« Je ne comprends pas bien, fait Orange : une URSS dont il n’ignore pas le caractère totalitaire, les goulags, les visées impérialistes… et il veut la faire pencher, sous l’impulsion de sa partie russe, vers l’Europe occidentale ? Oui, mais il ne faut pas prendre la chose à la lettre tout de suite, dis-je, il faut plutôt voir là une vue d’avenir, touchant des républiques enfin évoluées, démocratisées… Mieux : le général, continuai-je, a surtout en vue, je crois, la dissolution du bloc soviétique dont il sent, comme beaucoup, les signes avant-coureurs. »
La France est à la ravie de voir le coq gaulois partout à l’honneur et épouvantée de tant d’audace. Mais l’on a le sentiment, déjà, qu’un décalage s’opère entre un de Gaulle vivant un mythe planétaire, entrant dans la légende, et un de Gaulle président de la République française, dont l’aura subit quelque usure. Je sentais cette dernière aux allusions de mes collègues, socialistes pour la plupart, et ne supportant pas en cet homme une grandeur qui les impatientait -où je vérifiai une fois de plus la justesse de cette remarque de Baudelaire que la France n’a de grands hommes que malgré elle.
Une autre carte gaullienne abattue me semblait être le coup porté à l’Angleterre, touchant le problème européen, dont le souci d’indépendance nationale ne le distrayait pas de sa ligne : où je voyais la marque par excellence d’une politique réaliste, digne du Prince de Machiavel.
Son astuce, quand il va à Moscou, est de passer sous silence le mur de Berlin (et donc la division de l’Allemagne et le régime totalitaire de la RDA). Pour le moment, il fait ami ami. C’est le seul moyen, lui semble-t-il, de rapprocher de l’Occident le bloc soviétique. Aussi se contente-t-il de déclarations d’amitié, de contrats commerciaux envisageables, sans aller plus loin. Car il n’est pas envisageable de rompre avec la tutelle américaine, pour se jeter dans la gueule du loup -et subir, conséquemment, la pression d’un état encore totalitaire et répressif, malgré les bonnes intentions qu’il affiche, ne serait-ce quel sourire fin et rusé de son lourd président. L’essentiel, pour de Gaulle, était, me paraissait-il, ce jeu de bascule pour échapper à la tenaille des deux blocs -et, plus précisément, refreiner les appétits américains.
Mais pour quelle Europe ? Pour une Europe des Etats et des nations et pas du tout fédéraliste. Une Europe sans gouvernement supranational. De Gaulle ne se méfiait-il pas, comme il disait, des technocrates apatrides de Bruxelles ? C’est pourquoi, quand il passe en Pologne, il exhorte les Polonais à se soucier de leur passé pour aller de l’avant. On retrouve ici son aversion pour l’abstrait, son attachement à la réalité charnelle des peuples, de Gaulle ce n’est pas l’aventure.
Mais il n’en développe pas moins le marché commun. Au point de se soumettre à dos les paysans français, hostiles d’abord à l’ogre européen. Or voilà que cette Europe, l’Angleterre la voit avec hargne. Churchill, les travaillistes, les conservateurs, tous fidèles en cela à leur opinion populaire, n’ont de visée que pour le large du Commonwealth et de souci que pour la préservation de l’indépendance insulaire de leur pays.
Aussi, en riposte, Albion organise-t-elle (comme on sait) une Union Douanière parallèle à celle du Marché Commun, une association dite européenne de libre échange. Mais, alors que la situation des Six va florissant, la situation de la Grande-Bretagne empire. Face à cette réalité, elle change son fusil d’épaule : elle demande l’entrée dans l’Europe des Six. Je trouve ici particulièrement excitant l’épisode que de Gaulle offre alors au monde.
A deux reprises, s’armant de son droit de veto, il lui en interdit l’entrée, alors que tout le monde est d’accord pour l’accepter -et dédaigne la tempête d’amertume que son refus suscite à Londres et ailleurs. Il évoque officiellement ses raisons. Mais, celle qu’il tait, est pour lui la plus décisive. Il ne veut pas d’un nouvel Yalta : il ne peut s’accommoder, en fait, de la conférence de Mac Millan aux Bahamas, où celui-ci a pratiquement reconnu aux Etats-Unis le droit de contrôle sur l’armement atomique de son pays -et donc sur la politique étrangère de ce dernier.
Présente en Europe, l’Angleterre ne manquerait pas de la subordonner à l’Amérique ; or de Gaulle veut, souhaite une politique européenne indépendante des deux grands. Emery disait que beaucoup de gens le comprenaient et l’approuvaient, mais lui laissaient endosser « le rôle ingrat de butor tacitement chargé de proférer dans une bonne compagnie les paroles inconvenantes dont on feint de s’effaroucher. »
- Tout cela est bien beau, disait par contre Orange. Je comprends qu’Emery et vous ayez des raisons de craindre les Soviétiques. Leurs chars ne sont qu’à deux heures de Strasbourg et leurs fusées encore plus près dans le temps. Mais je ne vois pas dans ce cas, de façon très réaliste, ce que nous pourrions faire sans les Américains. Sa femme était du même avis.
La dernière carte abattue du Général, et qui n’a pas été sans m’impressionner, fait partie de sa politique africaine. Il entendait que la France -et, à sa remorque, l’Europe- ait des rapports tout particuliers avec l’Afrique. La géographie était là pour fonder ce qu’on peut appeler une politique méditerranéenne -et, en particulier, arabe ; et ce, malgré les différends que nous venions d’avoir avec le Magreb et l’Egypte.
Le général, qui avait dit à un moment s’être envolé avec des idées simples vers l’Orient compliqué, se retrouvait à présent face à la confrontation de tout le Moyen-Orient contre Israël. Les Juifs, en effet, n’en finissent pas de trouver une solution avec les Palestiniens, maintenant dix fois plus nombreux qu’eux et entassés misérablement dans des camps de réfugiés, où ils cultivent une haine sans limite à l’endroit de ceux qui, selon eux, les ont dépossédés. Israël, lui, est en très bon terme avec les Etats-Unis dont son existence dépend et la France, à laquelle il achète des avions.
En 1956 il a pris une part active à l’expédition de Suez contre Nasser. Aussi se voit-il plus que jamais entouré de voisins ennemis -même si ces derniers se sont déjà fait rappeler à l’ordre militairement. En l’occurrence, ils manifestent, à son endroit, une violence hystérique, proférant des menaces à la fois contre lui et contre son commerce.
La suite on la connaît : cette guerre préventive contre l’encerclement, où, en six jours, manifestant un génie militaire qui a peu de précédent, il s’empare de Jérusalem, du Golan, de la Jordanie à l’ouest du fleuve et du Sinaï jusqu’au canal. Je regardais tout d’abord avec exaltation les scènes télévisées de ce conflit, notre tendance étant d’accompagner avec jubilation la cause des vainqueurs audacieux, rusés et intelligents -comme on fait chaque fois à la lecture du récit de bataille d’Austerlitz, indépendamment de la tragédie humaine qui est allée avec. Mais bien vite je retrouvai ma raison. Celle-là même qui (alors que j’avais pris l’habitude de me rendre l’été au début de ces années soixante dans des kibboutz où j’étais allé jusqu’à faire des conférences de soutien au jeune Etat d’Israël dont j’admirais le courage, la ténacité et l’idéal qui accompagnent toujours les commencements de toute grande fondation) m’avait fait décider, à un moment, de ne plus me rendre en Israël dès que j’avais senti le côté impérialiste prononcé de ses actions militaires.
Je voyais en effet à présent, ma fougue de spectateur passée, que, d’une part, cette éclatante victoire de six jours allait créer au Moyen-Orient un foyer d’infection où se concentreraient les rivalités de l’URSS et des Etats-Unis ; et que, de l’autre, elle contribuerait à accroître cette pression inhumaine d’Israël sur des peuples déshérités. Et voilà que de Gaulle, dont je ne pouvais certes sonder le cœur et les reins, prenait en tout cas l’initiative inouïe, contre une grande majorité de Français, de manifester sa neutralité dans le conflit, par un embargo sur les armes, touchant les seuls Israéliens. Une fois de plus, il s’attirait le ressentiment des Etats-Unis. Mais, sous l’angle de sa politique arabe, c’était un coup de maître qui nous a épargné, je crois, bien des soucis dans l’hexagone. Au magrehb, en Egypte, en Orient, le renom de la France était désormais accru et le grand projet méditerranéen relancé.
Mes amis Orange étaient pour le coup partagés. Lui, admirateur du peuple juif, de son apport à la culture mondiale, des grandes personnalités artistiques et autres qui l’ont illustré, mais aussi sensible à ses souffrances, ne parvenait pas à prendre position. Elle, plus ferme, disait pencher pour les victimes palestiniennes.
3
Mais les grandes discussions entre mes amis et moi, portèrent sur la loi Debré. Ils étaient tous deus pour une entière défense de la laïcité et vibrèrent quand les militants laïque, sous la houlette d’Albert Bayet, pélerinèrent jusqu’à Saint-Dié et jurèrent sur la tombe de Jules Ferry d’écraser une fois de plus l’infâme. Madame Orange, très croyante, elle, contrairement à son mari (disons : agnostique), se rappelait les prêches de son enfance et de son adolescence, où un curé ardennais faisait des instituteurs de l’école laïque des suppôts de Satan (alors, disait-elle, que certains ne croyaient même pas en Satan !) ; au point que, jeune normalienne à l’époque, elle avait un jour quitté l’église de son village à l’audition de tels propos.
Son mari et elle se résignaient très mal aux subsides que la loi était censée offrir aux établissements privés, sous obligation de quelques contrôles officiels. Pour moi, je dois dire que j’ai été d’abord de leur avis, persuadé que j’étais et que je serais sans doute jusqu’à ma mort qu’un enseignement religieux complètement institutionnalisé devient très vite l’âme d’une théocratie.
Mon ami Emery, venu faire sur le sujet une conférence à Rouen chez une de ses lectrices, avait fortement choqué les Orange qui avaient consenti à aller l’écouter. Ce dernier avait évoqué ces « dévots de la laïcité » qui refusaient de voir la caducité et l’hypocrisie du litige public-privé, le temps n’étant plus pour lui où l’école avait à craindre des infiltrations cléricales mais plutôt une « inondation marxiste ». Et il avait noté, à cet égard, qu’une partie de l’Eglise elle-même n’était pas favorable à ces aides. Elle craignait, la loi demandant, en échange, de réserver la religion aux activités éducatives, une perte de son indépendance en matière d’enseignement.
Pour ma part, la conférence d’Emery passée, et venant à lire sur la question la brochure 49 de sa revue Les Cahiers Libres de septembre 195, je reconsidérai le problème. D’une part, je n’étais toujours pas pour des subsides accordés à l’école privée, mais, d’autre part, je ne voyais pas de mal, tout au contraire, à ce que deux écoles subsistent ensemble, car j’étais sensible à cette idée d’Emery que la création d’un monopole d’Etat, en matière d’enseignement, serait une voie ouverte au totalitarisme.
Moi qui combattais toute idéologie fasciste, qu’elle fut de l’Ouest ou de l’Est, je trouvai juste en effet que l’Etat n’eût aucune vocation à être éducateur, qu’il n’avait aucunement mission d’enseigner une éthique quelconque, dépassant si peu que ce soit l’ordre des devoirs civiques, sans lesquels aucune vie sociale n’est possible. Aussi n’approuvai-je pas, quelques années plus tard, la loi Savary voulant instaurer un monopole d’Etat de l’enseignement. Et si, enseignant laïque, je ne défilai pas à côté du million de gens venus à Paris défendre l’école privée, je ne comprenais pas moins ce mouvement.
Il était évident que pour mes amis Orange, l’homme du régime qu’ils supportaient le moins était Debré. Intégriste du gaullisme, irascible, il avait, il faut le dire, limité au maximum, par sa constitution, les droits du Parlement, devenu un simple siège d’enregistrement des lois. La seule chose qui les touchât est qu’il avait souffert de la perte de l’Algérie. Aussi, quand il partit, ce fut un soulagement pour eux. Il leur sembla que ce Savonarole du régime avait cédé sa place à un homme plus amène, sensible à l’humour, pétri de culture, amoureux d’art et de poésie, et, paraissait-il, grand financier. Mais enfin, comme ils disaient : « Ce Georges Pompidou n’est pas un homme de chez nous ! »
Décidément, les grandes dates de la politique et de mon univers musical se correspondaient. C’est en 1962, en effet, l’année de la réouverture du Théâtre des Arts de Rouen qu’éclate une crise digne d’un roman feuilleton et pour laquelle, pour en traiter, il faudrait la plume de Saint-Simon.
Il allait de soi que nous vivions écartelés entre deux conceptions de la politique intérieure : deux visions contradictoires, qui apparaissent comme le nez sur la figure dans la constitution de Michel Debré, sans qu’il soit nécessaire d’être un bien grand spécialiste de ces questions. Un régime parlementaire, d’une part, dont l’expression la plus parfaite est le gouvernement d’assemblée, et un régime présidentiel, de l’autre, dont l’expression la plus parfaite est ici la dictature personnelle.
Mon ami Emery écrit à ce propos qu’on oscillait de la sorte entre la Convention et le second Bonaparte. Moins abruptement, le juriste Mathiot voyait dans la constitution un régime « hybride » ; deux constitutions en fait, pas tellement séparées l’une de l’autre : un régime parlementaire « assaini » et un régime « semi-présidentiel », comme si (disons) on eût bémolisé chacun d’eux pour les accommoder en une sauce composite. Quoi qu’il en fût, il ne pouvait en résulter qu’un scénario savoureux et cruel, digne finalement d’un Plutarque, plus que d’un Saint-Simon. Le régime d’assemblée s’appuyant sur la mécanique des partis et le régime présidentiel sur la consultation directe du peuple par le président.
Quand de Gaulle arrive au pouvoir, il est porté par les partis. Ainsi en 1945, encadré, porté par eux, il s’est vite dérobé. Quelle revanche, par contre, en 1958 ! Mais voilà : il est vite piégé. N’ayant pas la fibre fasciste, il ne peut vouloir que le parti qui le soutient devienne un parti unique et il tolère donc les partis renaissants s’opposant à lui. C’en est assez pour que ceux-ci en profitent et, finissant par se regrouper, le renverse en 1969. Telle est grosso modo l’humoristique histoire de son règne. Finalement, les partis l’auront eu. Mais, pour donner à la chose toute sa cocasserie, sans abolir pour autant l’usage du plébiscite qu’il a exigé contre eux pour l’élection du président et qui a fait l’objet de toute la crise de 1962 ! Ainsi va l’Histoire.
Le scénario que le conflit constitutionnel déclenche cette année-là, ne paraît pas moins croustillant.
A peine sortie du cauchemar algérien, et la France étant fourbue, de Gaulle remplace Debré par Pompidou. Celui-ci n’est ni un homme politique ni un parlementaire. On nous dit seulement qu’il a le sens des affaires, l’esprit clair, et qu’il met de la rigueur à tout ce qu’il entreprend.
Or, au parlement, beaucoup de députés de droite sont frustrés par la politique algérienne du général et d’autre (du MRP) par le rejet de toute idée d’une Europe supranationale. Il n’en faut pas plus à ceux-ci pour voter la motion de censure déposée contre le nouveau ministre, venu à Matignon comme sur un soliveau ! Ce dernier demeure imperturbable, le Général, tout aussi imperturbable, dissout l’Assemblée et annonce d’autres élections.
Comme si cela ne suffisait pas, de Gaulle s’engage dans une nouvelle bataille dont il n’a pas prévu l’issue malgré sa perspicacité ! Voulant rendre plus cohérente la constitution, voulant quelque part en finir avec la démocratie parlementaire, le régime des partis et des assemblées dont il pense qu’il est en voie de disparition dans le monde, qu’il appartient au passé, il exige de la France qu’elle approuve une révision de la constitution de Debré et remet au suffrage universel le soin d’élire désormais le Président de la République.
On a dit, à cette occasion, que Pompidou lui-même avait déconseillé cette audace au général. On a répété, au parlement, que c’était là une violation de la loi constitutionnelle. Alors qu’en fait ce qui est voté par le corps électoral ne peut tomber sous le coup de l’illégalité. On a enfin ressassé que de Gaulle voulait par-là s’assurer un nouveau mandat. Finalement, à l’exception de la mouvance gaulliste, tous les partis, de droite comme de gauche, réclament à cors et à cris le rejet de la réforme.
Le socialiste Le Troquer, revêche et de tempérament plutôt introverti, sort de ses gonds et va jusqu’à accuser de Gaulle de forfaiture. Ce qui n’est quand même pas rien ! Et Gaston Monnerville, président du Sénat, qui avait pourtant en 58 accueilli de Gaulle, vitupère à son tour. Désormais la rupture est consommée entre le Sénat et le Général, et ses ministres ne s’y rendront plus qu’en cachette.
Autant de Gaulle me paraissait à l’aise dans son grand jeu de politique extérieure, autant il me paraissait irrité à l’intérieur par les partis et leur « grenouillage », sur lesquels, dit Léon Emery, il laissait « tomber un regard de grand seigneur » vers le peuple coassant des marais. » Ceux-ci, bien entendu, conseillent un vote négatif, tant au niveau du referendum qu’à celui des législatives. Et, oh surprise ! l’esprit bonapartiste des Français se manifeste contre toute attente, et il y a douze millions de voix pour contre huit millions de voix contre lors du scrutin. C’est encore un triomphe pour le général aux élections des 18 et 25 novembre : l’UNR frôle la majorité absolue et l’obtient par l’apport des 35 députés républicains indépendants sous la houlette de Valery Giscard d’Estaing. Pour moi, qui hésitais longtemps, influencé par Emery, je votais pour ; mais je me rappelle bien ne pas l’avoir avoué à mes amis Orange. Comme dirait Marguerite Yourcenar : « Mensonges pieux », après tout.
Ce bras de fer entre de Gaulle et les partis m’évoquait une sorte d’opéra politique ; un opéra dont je ne voyais pas comment il pourrait entrer dans un texte, même si je ne cessais d’y songer, alors que, pour la musique, on pouvait en imaginer une. De Gaulle était là au comble de son triomphe.
Le spectacle d’une telle réussite est fort impressionnant, surtout quand il est vu par un français moyen qui vit cela par identification, même si celui-ci a voté pour avec hésitation. (mais n’est-ce pas là, dans le fond, le ressort caché et puissant qui relie les individus à ceux qui les représentent ?) Cependant, le triomphe de de Gaulle me paraissait contenir les germes d’une usure de son pouvoir, car une majorité de trois à deux laissait présager les futures lézardes de l’édifice. Et puis Shakespeare ne nous a-t-il pas déjà appris qu’il n’y a souvent jamais très loin du Capitole à la Roche Tarpéienne, les retournements de l’opinion étant monnaie courante ? Très près de nous Churchill nous en avait donné la preuve : lui qui, porté par un enthousiasme collectif, a été rejeté par les siens, la victoire passée.
Mais j'ai ici à dire quelque chose qui m’a interpellé sur l’étrangeté des mobiles qui animent souvent les hommes d’Etat. Ces mobiles, on les croit tels ou tels. On les rationalise, on les juge le fruit de l’expérience et de la réflexion ; et puis, on est tout étonné de découvrir en eux un élément émotionnel qui trouble l’analyse objective. On sait que de Gaulle a été, à plusieurs reprises (dix-sept fois, dit-on), l’objet d’attentats. Des ennemis de toutes sortes. Des déçus de sa politique algérienne, des membres de l’OAS, des gens n’acceptant pas les accords d’Evian.
Ce qui m’intéresse ici, c’est le dernier de ces attentats, celui du Petit Clamart, œuvre d’un jeune exalté, Jean-Marie Bastien-Thiry, apparemment normal, paraît-il, mais qui, très curieusement, aurait moins reproché à de Gaulle la perte de l’Algérie (comprenant à la limite que soixante-dix députés algériens pouvaient difficilement siéger à l’Assemblée) que le fait qu’il a menti aux citoyens, en leur promettant de conserver ce territoire, puis en l’abandonnant finalement.
Autant d’irréalisme chez ce jeune ingénieur bardé de diplômes et entouré de parents évolués, renverse. Autant d’ignorance de ce que la politique est essentiellement action, tâtonnement, et non pas une application d’une pensée ou d’un projet arrêtés, surprend. Comme quoi nos cadres et nos techniciens ont bien besoin, à côté de leur formation, d’un approfondissement des matières dites « humaines ».
Bref, ce jeune immature a failli tuer de Gaulle, et de Gaulle, sans doute du fait de cette immaturité même et des conséquences graves dans l’action de son agresseur, ne l’a pas gracié, alors qu’il a gracié ses complices.
Sortant de la voiture après l’attentat manqué, le général est resté, comme à son accoutumée, imperturbable. Madame de Gaulle, paraît-il, a voulu connaître aussitôt après, le sort de ses poulets confinés dans la malle et destinés à faire manger le lendemain aux Pompidou, invité à la Boisserie. Ce qui n’est pas sans rappeler Socrate avant sa mort songeant à régler la dette du coq qu’il avait offert à Esculape.
Mais, ce que j’ai à dire d’essentiel, est ici : de Gaulle, arrivé à la Boisserie, aurait dit à son gendre qui était avec lui dans la voiture, qu’il voyait non seulement dans cet attentat le bras des exaltés de l’OAS, mais aussi celui des partis politiques qui ne lui pardonnaient pas de les réfréner. Et, sous le choc de l’événement, il aurait décidé, mû par un réflexe très humain de protection, non pas tant d’instaurer, mais d’avancer la date du référendum visant à renforcer par le suffrage universel la personne et la force décisionnelle du Président de la République.
4
Non : je ne m’aventurerai pas sur les sables mouvants de la vie financière. Pour deux raisons. D’abord parce que ce n’est pas mon domaine ; ensuite parce que j’ai le sentiment qu’il n’y a là qu’apparente rigueur, que les concepts que les experts manipulent ici, sont indéfiniment fuyants, plastiques, interprétables… Mais aussi ai-je souvent pensé (peut-être à tort) qu’en dehors de la loi de l’offre et de la demande, tout le reste est incertain et que, finalement, rien ne pouvait être tenté et réussi financièrement parlant, qu’il n’ait d’abord le fait de la confiance. Mais la confiance est-elle un concept ?
François Mauriac était frappé de ce que de Gaulle eût appelé à gouverner deux hommes aussi éloignés l’un de l’autre que l’étaient Pinay et Malraux. Pinay, l’homme au petit feutre ! Quand Mauriac en fait l’éloge, je songe que son appréciation devait rester toute intuitive, car le n’imagine pas Mauriac, quelque estime que j’ai de lui par ailleurs, pas plus que moi, capable d’analyse financière. En tous cas, ce que je comprenais pour la part, c’est que Pinay, après deux ans de réussite reconnue, était devenu la cible de tous ceux qui lui reprochaient maintenant son immobilisme, sa prudence de ménagère, son manque d’imagination, en un mot sa lésine.
Le fait est que de Gaulle le remplaçait par le jeune Giscard d’Estaing. Où je voyais comme le commencement d’un crépuscule gaullien.
Oui : déjà les choses se détérioraient. Le climat du règne devenait trouble. La contestation gagnait du terrain. La stabilité recherchée n’était plus appréciée et l’on prônait, à la place, la fuite en avant. On en appelait à Keynes, à une inflation modérée, seule capable d’assurer le plein emploi par le développement de l’activité industrielle.
Les syndicats, qui s’étaient un moment assagis, laissant de Gaulle régler les immenses problèmes pour lesquels il avait été appelé, relevaient la tête.
Les partis renaissaient, dénonçaient la stagnation économique. Et deux hommes s’imposaient, occupant bruyamment la scène. D’un côté, le jeune, fringant et souriant Jean Lecanuet (dont le destin voudra que je vienne à bien le connaître) séduisait une partie de la France et créait, au centre, un large front d’opposition ; de l’autre, le perspicace et habile François Mitterrand, socialiste et dissimulant alors au pays un passé sinueux et quelque peu délétère, prenait, lui, avantageusement la relève du maire de Marseille, Gaston Deferre, socialiste aussi mais incapable de rallier le centre et démuni de talent oratoire.
François Mitterrand créait, autour de sa personne, le plus large rassemblement de gauche qui fût en s’alliant avec les communistes, tout en prétendant conserver sa liberté.
C’était là un moment fort intéressant, qui me poussait à négliger un peu l’opéra et la musique et à me jeter à corps perdu dans la lecture de tous les grands quotidiens ! Mon ami Emery, ce faisant, ne cessait d’aiguiser sa plume contre la renaissance des vieux partis, dont il n’attendait rien ; et mes amis Orange, qui pensaient que la démocratie vit d’avoir des conflits, mes amis Orange, eux, commençaient à respirer, espérant enfin assister avant leur mort, à la chute du Général.
Cependant les grèves renaissaient : mineurs, agriculteurs… S’ajoutaient à cela les critiques faites à de Gaulle, venant d’un peu partout, quelquefois des siens : l’Amérique, l’Angleterre, l’Europe fédéraliste seulement, le nucléaire trop dispendieux et, de surcroît, inutile…
Ministre des finances, le jeune Giscard d’Estaing, tente pourtant le tout pour le tout, avec la coquetterie intense de son. chuintement. Keynésien en sa manière, il s’attache à relancer l’emploi : finance les grands travaux, dont la construction des autoroutes et des habitations à loyers modérés (et l’on voit partout fleurir d’odieux HLM) ; travaille à l’expansion de l’industrie et tâche de freiner la hausse des prix et des salaires ; propose aux agriculteurs en colère contre l’Europe de se moderniser par le regroupement des parcelles et le développement d’une monoculture mécanisée. Mais les syndicats sont là qui les attisent. En bref, c’est une rumeur et une inquiétude générales.
5
On approche de la fin du septennat. Les uns opinent pour un départ du général, une démission, les autres pour une réélection glorieuse qui donnera à son règne le profil d’un consulat à vie, car il a soixante-quinze ans.
En fait, de Gaulle n’a jamais été aussi seul, autant soulevé d’ennemis et, maintenant, à cause de l’extérieur et de l’intérieur ! Mais lui ne dit toujours rien ; encore qu’on peut bien s’imaginer l’impatience qu’il doit nourrir à l’endroit de François Mitterrand, lequel l’insupporte pour ses ambitions, ses stratagèmes, son parcours qui va de Pétain à Georges Marchais, et cela sans états d’âme -sinon son droit à l’évolution !
Mitterrand ? C’est, pour de Gaulle, toute la quincaillerie des partis ! A cela s’ajoutent les sondages qui prévoient le pire s’il se représente. Et voilà que cet homme, dont je pensai qu’il était très loin de moi et qui m’avait vaincu à sa manière, annonce l’incroyable au pays, fin 1965 : il se porte candidat !
J’ai toujours pensé que c’était en partie pour l’aversion qu’il portait à François Mitterrand. Mais on peut alors croire qu’il va être élu au premier tour. Quel étonnement quand on apprend qu’il est mis en ballottage ! Encore qu’il ait avalé d’autres couleuvres avec Churchill au début, puis avec Roosevelt ! Qu’à cela ne tienne, il se soumet à une humiliante campagne électorale. Le géant de l’Histoire est forcé de se plier au cours normal des choses ! Et, démontrant une fois de plus, sa souplesse et ses talents télévisuels, il l’emporte.
Douze millions de voix pour lui, dix pour son adversaire, tous les mécontents y compris les Pieds Noirs ayant voté sans hésiter pour ce dernier. Il n’empêche que le prestige du président est atteint.
Le samedi qui suit l’élection, j’étais invité à dîner chez mes amis Orange. Je ne les avais pas vus depuis le vote. Il y avait leur fille adoptive et son mari, sans leurs enfants.
Cette dernière avait été élevée avec sa sœur chez les Filles de la Légion d’Honneur, leur père capitaine étant mort au cours de la Blitzkrieg et leur mère étant décédée par la suite. Les deux fillettes, sous l’instigation d’un inspecteur primaire, avaient été recueillies, avec leur consentement, dans deux familles d’instituteurs, dont celle de mes amis Orange.
Elles avaient été ensuite, vers l’âge de dix-huit ans (et encore avec leur consentement) adoptées par chacune des familles d’accueil. Mademoiselle Orange avait été, on s’en doute, initiée au grec et au latin, encadrée, portée dans ses études par mon ami. Elle était, quand je l’ai connue, professeur de grec et de latin dans un établissement de la ville -et mariée à un professeur.
Ces deux personnes se montraient toujours aimables avec moi. Mais on peut bien s’imaginer que la fille ne partageait pas les points de vue de ses parents adoptifs. Elle leur reprochait presque d’être ce qu’ils étaient, tout en les estimant. Réaction courante chez les enfants trop tard adoptés.
Elle, elle était entichée d’armée, de grades, et nostalgique de son milieu militaire. Aussi avait-elle mythifié son vrai père et presque fini par croire qu’il était mort colonel ; et, par le biais de ce dernier, avait investi sur la personne du général, comme étant le Père par excellence : le Père des Pères… Elle vouait à de Gaulle non pas une admiration mais un culte, et voyait en Madame de Gaulle la quintessence de ce que doit être la femme d’un président : distinction, effacement, réserve naturelle…
Jamais mes amis ne s’étaient sentis aussi éloignés de leur fille que depuis l’arrivée du général au pouvoir. Aussi évitaient-ils toute discussion politique avec elle et en souffraient terriblement. Non pas tant parce qu’elle était acquise à de Gaulle : ils étaient assez tolérants pour l’accepter. Mais parce qu’elle devenait alors écarlate : « Je ne vous comprends pas…vous êtes pourtant intelligents… comment ne voyez-vous pas que ? … »
Finalement, ce dîner, que j’avais prévu sulfureux, le fut en effet. On commença par parler de choses et d’autres : métier, livres, musique… Elle me demanda alors où j’en étais avec Wagner. Et, sachant que ses parents ne vouaient pas au compositeur un grand amour, elle dit n’être pas surprise par mon choix, vu ce qu’elle pouvait connaître de moi.
Je ne réagis pas, ses parents ne réagirent pas non plus car ils la sentaient venir. Le repas s’était déjà aux trois-quarts écoulé, sans qu’il ne se soit encore rien passé. En fait, son mari, dès qu’il supputait qu’elle allait arriver à la chose, s’arrangeait à lancer la conversation sur ceci ou cela. Mais elle déjoua enfin ces stratagèmes et, s’aventurant, me demanda, sous couvert qu’on se voyait peu, elle et moi et qu’on devait avoir la même sensibilité politique, ce que je pensais des élections présidentielles.
J’étais dans une situation intenable, attendu que je n’avais pas avoué mes votes aux Orange, qui pouvaient penser que j’en étais resté à une attitude seulement compréhensive vis à vis de la politique de de Gaulle. Je m’en tirai en disant qu’effectivement ce n’était pas un succès pour le général.
Madame Orange déclara que j’avais raison, mais sans paraître se réjouir. Sa fille, alors, ne cherchant même plus à savoir ce qui en était de mon vote, se lança dans une diatribe interminable contre ceux qui ne comprenaient rien à la politique présidentielle, alignant toutes les incohérences de l’opposition. Elle parla, parla, se leva de table, allant et venant.
Son mari, avec son petit sourire habituel, se leva à son tour, la prenant par le bras et la priant au moins de s’asseoir. Mais elle résistait et poursuivait, en feignant pour le coup d’avoir à le convaincre, lui. Jusqu’à ce que, d’un geste non maîtrisé, elle heurta un vase qui se trouvait dans l’angle du buffet, tomba et se brisa en entraînant les fleurs qu’elle avait apportées à ses parents. Alors cette chute la réveilla, elle se rendit compte et, nous voyant tous gênés (sa mère seule allant l’embrasser pour la calmer), elle dit qu’elle allait se coucher. Ce qu’elle fit.
Théâtre des Arts
de Gaulle
1
Maintenant le Théâtre des Arts était reconstruit. Valéry dit des monuments publics qu’ou bien ils ne parlent ni ne chantent, qu’ou bien ils parlent seulement, qu’ou bien ils parlent ou ils chantent.
Je ne sais si ne peux dire de cet édifice rouennais qu’il chante. En tout cas, il parle et il parle bien : il dit correctement sa fonction. Situé face à la Seine, là où elle coule largement, où ses remorqueurs défilent avec solennité, il est précédé d’un immense parvis où se dresse la statue du grand Corneille ; et sa façade est généreusement ouverte sur l’au-delà du fleuve : toute une partie de la rive gauche surplombée de tours modernes et dont on peut voir, du grand foyer, les soirs de spectacle, le panorama illuminé.
L’entrée, le foyer sont spacieux : le public s’y amasse sans être resserré. Les fauteuils, les rideaux sont rouges et un lustre énorme domine la salle, tel le nouveau symbole culturel de la ville -dont on craint cependant toujours quelque peu qu’il ne vous tombe sur la tête. Une salle, enfin, où presque partout la visibilité est bonne. Aussi, mon petit salon musical de la maison des Orange, trouvait-il un prolongement sacré avec ce lieu confortable où mes jambes n’allaient plus avoir à se souvenir de leur ankylose, dans le précédent Opéra-Cirque.
Je ne savais pas encore, cette année-là, que ce lieu allait me devenir consubstantiel -l’équivalent d’un être vivant associé à ma vie. Je ne savais pas que j’en connaîtrais à la longue tous les endroits, comme autant de parties différenciées aboutissant à créer son identité, sa bonne marche ; que je ferai l’expérience de leur intime (et chaude) participation à l’ensemble ; que la fosse, la scène, les coulisses, les salles de répétition, les archives, les ateliers, les bureaux n’auraient plus de secrets pour moi.
Maintenant qu’âgé et retiré de beaucoup d’activités, j’habite Bordeaux, il me semble avoir abandonné un être cher à Rouen. Il me manque, dans cet exil, au point que j’en rêve. Je vois ses pierres se défaire, devenir fluides, puis se reconstituer autour de moi, en une sorte de berceau où je me retrouve bébé, quand ce n’est pas en une sorte de cercueil où je me retrouve vieillard agonisant.
En 62, il rouvrait donc après une éclipse de vingt-deux ans…
Seuls les vieux Rouennais pouvaient évoquer avec chaleur son passé. Aussi est-ce par eux que j’en ai été informé, sans que j’aie eu besoin d’opérer des recherches. Mes amis Orange m’avaient aussi mis un peu au courant. Et puis il y avait aussi les photos jaunies de ce que l’on considère comme son âge d’or. Mais surtout, il y a eu mon ami André Junement, que j’ai rencontré dès que je me fus fait un peu connaître et que je tiens comme le véritable historien du lieu.
Tout commence donc peut-être avec ce jeu de Paume dit Les Deux Maures, où l’Académie de musique de Versailles donne l’opéra de Lully, Phaéton. Puis se poursuit, en 1750, par la transformation de l’édifice en un théâtre baptisé La Comédie : pièces comiques, ballets, petits opéras… Mais le 16 juillet 1774, François Guéroult pose la première pierre de ce qui va devenir Le Théâtre de Rouen, lequel, le 29 juin 1776, est inauguré avec Le Cid.
C’est une salle à l’italienne, en forme de fer à cheval, les pauvres étant relégués au poulailler et au parterre debout, les riches installés aux baignoires et au parterre assis. D’où ce mot de Tristan Bernard : « Qui est-ce qui vide les baignoires et remplit les lavabos ? C’est l’entracte ! » (Disons les riches !) On joue du Daleyrac, du Monsigny, du Gluck…
Lorsque, en 1789, la politique monte sur la scène. Alors on joue, entre autres choses : Le Despotisme renversé, Le Devin du Village de Jean-Jacques Rousseau, mais surtout la tragédie en cinq actes de Voltaire : Brutus. Et, quand ce vers est prononcé : « Dieux, donnez-moi la mort plutôt que l’esclavage ! » c’est une exultation au poulailler et au parterre debout et un effondrement aux baignoires et au parterre assis.
Mais, la Révolution se refroidissant, on songe à aller la réchauffer et l’endroit est rebaptisé Théâtre de la Montagne, le 28 Brumaire de l’An II (18 novembre 1793). On mange alors vraiment du curé, on entonne des chants incendiaires, on célèbre ces fêtes votives en l’honneur du Peuple, de la Vertu, du Travail, de la Liberté, de la Justice, de la Nature, de la Concorde, de la Jeunesse- toutes abstractions tirées des influences maçonniques et revigorées à grand renfort d’allégories vivantes -et peut-être même célèbre-t-on le culte de l’Etre Suprême. On écoute les ouvrages de Gossec, de Méhul, le Chant du Départ, la Marseillaise, la Carmagnole… L’on entend, entre autres pièces, L’Ami du Peuple (vie et mort de Marat) et Le Négociant vertueux. Et, quand sont prononcés les deux vers de cet ouvrage :
Sans lois, il n’y a pas de société
Sans mœurs, pas de République, c’est un délire, les Jacobins s’en prenant aux Ci-devants et les soi-disant Ci-devants renvoyant les Jacobins dans leurs foyers.
Mais ces fêtes ont un temps : le 26 décembre 1794, Robespierre est décapité, la terreur s’étiole et le Théâtre de la Montagne est baptisé Théâtre des Arts.
La vie musicale reprend son cours normal, sans qu’on se prive pour autant d’applaudir frénétiquement l’Empereur, puis le Roi puis encore l’Empereur. Hélas ! en 1876 (la République étant régnante), un incendie se produit pendant une représentation d’Hamlet.
Le Cirque-Théâtre et le Théâtre La Fayette, rive gauche, prennent le relais, mais Rouen reste six ans sans théâtre lyrique. Finalement, le 30 septembre 1882, le nouveau Théâtre-des-Arts est reconstruit. La façade donne rue Grand-Pont, l’un des côtés rue des charrettes et l’autre sur les quais, où se trouve le fameux café Victor ; l’arrière donne, lui, rue de la Champmeslé. Sauvageot en est le constructeur et il est inauguré par Armand Fallières. Ambroise Thomas et Garnier sont les personnalités invitées, et l’on joue Les Huguenots de Meyerbeer.
Tel est ce théâtre dont les pères de tous mes anciens amis rouennais ont dit avoir eu des souvenirs non seulement émouvants, mais frémissants. Car, à l’époque de ces derniers, poulailler et parterre debout sont encore fort remuants.
Toujours à cette époque, il y avait, en fin de saison, ce qu’on nomme la pratique des « débuts ». Les chanteurs, invités par le théâtre pour la saison à venir, devaient montrer au public leurs talents, à la faveur d’avis qu’ils étaient censés interpréter. Du poulailler et du parterre -debout fusent alors, en direction des chanteurs, toutes sortes de projectiles, jusqu’à des chaussettes -tandis que, dans les baignoires et au parterre assis, qui ne veulent pas être en reste, les acteurs ont beau s’époumoner, les bourgeois parlent affaires et argent, sans se pencher de côté.
Parfois les régisseurs, gantés de blanc, viennent sur scène s’excuser, dans le brouhaha, de ce qu’une voix n’a peut-être pas été à la hauteur. L’un d’eux, un jour, a oublié de mettre ses gants. On lui crie : « Les gants, les gants ! », il est obligé d’aller les remettre et de revenir s’expliquer. Un directeur, un chanteur se suicident… mais vient une époque plus douce : celle qu’a connue l’ami Junement. Une époque cependant travailleuse, dit-il. Où l’on joue trois cents jours par an ; où l’on donne le dimanche un opéra en matinée et un autre le soir. Avec cela, des événements : les huit représentations du Coq d’Or, Werther, Siegfried, Tristan (1914) ; la guerre finie : Les Troyens, Pelléas et Mélisande, la Tétralogie (1925-29), De Loose étant directeur et Adolphe Lebot dirigeant, Parsifal… ; puis tous les ouvrages sous la houlette de Paul Douai, dans les années 30.
A côté de tous ces événements, de grandes voix : Saint Eric (dont je voyais la reproduction d’un portrait peint dans le petit salon musical des mes amis Orange) arrivant, pour Lohengrin, sur un cygne blanc ; Lucienne Vifkain qui fait chavirer les cœurs dans Thaïs (et fréquentera, âgée, le théâtre version moderne, longue et mince dans une robe-fourreau noire ornée d’une plume blanche) ; Germaine Pape ; Ray Ventura, Bruno Walter ; Alfred Cortet ; Georges Till… Au total, le théâtre de province le plus côté…
Hélas ! Le 9 juin 1940, un obus allemand tombe sur le toit du Théâtre-des-Arts ; la scène est inutilisable. Le café Victor, lui, est épargné. Hélas encore, une autre attaque : les bombardements anglo-américains de 44 détruisent entièrement le café Victor et le théâtre.
Bruno Walter Alfred Cortot Germaine Pape
En ce dimanche 11 décembre 1962, pour sa réouverture (que quinze mille pétitionnaires ont réclamée à cors et à cris), on donnait Carmen. Etait-ce en écho de la Carmen, donnée par ma petite cité natale ? Le directeur était André Cabourg. Il y avait beaucoup d’invitations -dont Gaétan Picon représentant le gouvernement et Pierre Chaussade, accompagnés par le maire de Rouen, Bernard Tissot. Il pleuvait à seaux.
Les gens qui n’avaient pas pu avoir de place, regardaient, envieux et transis, passer tous les invités en habits de soirée. Francis Cébron dirigeait. Cora Canne-Meyer était Carmen, Adriana Maliponte Michaëla, Albert Lance don José et Bieter Gottlieb Escamillo. Béatrice Moséna, qui venait de la troupe du Marquis de Cuévas, était chargée du ballet. Et, déjà, même pour cet événement, les spectateurs avaient des avis partagés.
Quant à moi, dont toutes les Carmen m’ont toujours emballé, j’écoutais une fois de plus celle-là avec les oreilles et la passion de Nietzsche, férocement acquis à la musique et à l’esprit de cet ouvrage, où l’on voyait vivre dangereusement (non sans plaisir) une héroïne bravant tous les interdits et la mort même. Mais encore, je voyais dans la réouverture de ce théâtre et dans cette représentation -un événement symbole.
Il me semblait en effet qu’à cette époque, l’action la plus impérative était de lutter contre la monstrueuse hypertrophie parisienne, qui, depuis la Libération, n’avait fait que croître. L’Angleterre, l’Allemagne me paraissaient nous donner, à nous Français, un grand exemple : celui de nous mettre en garde contre la puissance d’absorption d’une ville unique, englobant à elle-seule le cinquième ou le sixième de la population et se réservant toutes les initiatives -en particulier culturelles.
Ainsi, chez nous, il y avait Paris d’un côté, et de l’autre la province. Paris, en pointe dans tous les domaines, y compris artistiques ; la province, suivante débile…Je trouvais exécrable l’orgueil intellectuel des élites parisiennes et son mépris pour tout ce qui se passait ailleurs. Je voyais là de la mégalomanie.
D’ailleurs le problème que je soulève ici, n’était, selon moi, qu’un cas particulier d’un problème plus vaste, qui touchait au développement urgent de la vie régionale, sur tous les plans. Avec cette Carmen rouennaise (et ce qu’elle annonçait), je voyais un coup de poing donné à ce jacobinisme bien français, à ce centralisme hérité de la Révolution Car, pour le dire net, je pensais qu’il fallait enfin que des communautés économiques, sociales, culturelles se glissent entre le pouvoir régalien de Paris et le citoyen isolé.
Mais je dirai encore plus : cette réouverture du Théâtre-des-Arts s’inscrivait pour moi dans un monde (ou plutôt venait sanctifier un monde) où je me sentais soudain à l’aise. La guerre d’Algérie finie, les accords d’Evian conclu ; nos rapports avec le Maroc et la Tunisie améliorés…
Avec l’affaire de Cuba, j’avais eu comme beaucoup, à un moment, à l’explosion d’une troisième catastrophe planétaire. Or voilà que sa résolution était inespérée. Kennedy avait joué de main de maître, Khrouchtchev, lui, cet ancien berger au sourire énigmatique, avait eu l’intelligence, le cœur et la grandeur d’âme de reculer. Ce faisant, j’avais le sentiment de la fin des prétentions hégémoniques de l’URSS, du vieillissement du système soviétique agressif qui la soutenait, de son ankylose -et l’assurance, désormais, d’un équilibre empirique entre l’Est et l’Ouest.
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Maintenant, mes grandes dates musicales étaient celles des représentations du Théâtre des Arts, les vendredis en soirée ou les dimanches en matinée.
De tous les ouvrages qu’on y donna, au cours des six années dont je parle qui ont suivi la réouverture du Théâtre, j’ai le souvenir, entre autres, d’un Don Juan avec Montserra-Caballo et Gabriel Bacquier. Mais, on se doute, je guettais impatiemment l’annonce des représentations de Wagner. C’est ainsi que j’ai pu voir alors un Vaisseau Fantôme, version française, un Tannhäuser avec Régine Crespin, Les Maîtres (Otto Edelmann était Hans Sachs et Blacké Nen Beckmesser), un Tristan avec Clara Watson.
Je ressortais chaque fois de ces spectacles prisonniers de ce que j’avais entendu, incapable des heures durant de me réadapter au monde. C’est que, lecture faite et refaite de l’ouvrage d’Emery, j’avais de plus l’impression d’être un vrai wagnérien, de ressentir plus que quiconque la musique du maître, même si j’étais loin d’être un spécialiste. Je pensais, en l’occurrence, que la passion est préférable à ce que serait seulement une érudition tatillonne et sèche.
Quant à la scène de Rouen, elle s’imposait déjà comme une grande scène wagnérienne. Pour les matinées consacrées à Wagner, des cars venaient d’un peu partout ; de Paris surtout les associations wagnériennes ; les membres de l’une d’elle représentant l’Ordre de Malte avaient leur insigne sur leurs vêtements : où je voyais combien Wagner avait tendance à susciter l’existence des communautés fermées -pour ne pas dire quelque peu sectaires…
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Cependant, toutes ces années, la politique aussi allait bon train. De Gaulle y abattait ses cartes, les unes après les autres. Il était évident que la politique étrangère était maintenant ce qui le retenait. Oui : ce maurrassien à la sensibilité chatouilleuse et parfois agressive en matière d’indépendance nationale, pénétrée de l’idée que rien de durable ne peut se faire en dehors d’un contexte ethnique et intuitif, était, en même temps, une sensibilité ouverte aux grands courants modernes, perméable aux forces engageant l’avenir. Ce qui dérangeait ou enthousiasmait, suivant le cas ; ce qui, surtout, déconcertait souvent autant la droite que la gauche et qui, pour ce qui me regardait, ne cessa, on s’en doute, d’alimenter les discussions entre mes amis Orange et moi, avant ou après nos séances musicales.
Petit instituteur d’une école de banlieue, je n’en regardais pas moins, médusé, ce grand spectacle gaullien -un peu comme je regardais et écoutais, médusé, les grands ouvrages de Wagner et je ne voyais d’équivalent à cet homme -auquel je savais gré d’avoir posé la première pierre, en 1958, d’une entente franco-allemande -qu’un Richelieu ou un Mazarin.
La première de ses cartes, c’était celle concernant son attitude au sein de l’Alliance atlantique. Retors, il restait dedans ; car il ne pouvait se désolidariser des Etats-Unis ; mais il n’en rompait pas moins avec l’OTAN, qui est l’expression militaire de l’alliance. Aussi, est-il le premier à soutenir Kennedy lors de l’affaire des missiles de Cuba, mais il ne s’en prend pas moins aux structures de l’OTAN, qu’il trouve intolérables.
Dans la mesure où elles impliquent une subordination totale des alliés à un général américain, voire au Président des Etats-Unis. Pour de Gaulle, il dépend en effet de ce dernier de nous jeter dans la guerre à sa convenance, faisant de la France une cible pour les missiles russes. En vain, il réclame une réforme de l’alliance, une direction vraiment collégiale. L’Amérique reste muette. Il en prend acte : il retire nos navires des flottes armées, quitte officiellement l’OTAN et enjoint aux Américains d’abandonner leurs bases en France. A Washington, on est irrité : l’équivalent de l’irritation de Roosevelt contre le de Gaulle de Londres ; à Moscou, on sourit et nos communistes hexagonaux sourient d’aise également. Mes amis Orange, eux, restent sceptiques :
-Vous comprenez, Monsieur Junca, me disait Madame Orange : que va-t-on devenir sans les Etats-Unis ? La France ? Un tout petit pays -dont de Gaulle s’imagine que c’est un continent ! Et puis, il ne faut tout de même pas être ingrat : les Américains, ils nous ont aidés !
La deuxième carte du général, c’était la résolution -suite à cette attitude de fermeté -d’accélérer notre armement nucléaire. C’était là, selon lui, la condition essentielle de notre indépendance. Les Anglais possédaient leur bombe, mais en collaboration avec les Etats-unis. De Gaulle voyait très bien le déclin de l’Angleterre comme puissance mondiale. Malraux ne devait pas être sans lui rappeler, qu’à l’étranger, un Nehru par exemple, était frappé par le déclin d’Albion, qui avait été la première puissance du monde. Maintenant, elle n’était qu’un satellite des Etats-Unis ! Certes Mendès France avait secrètement avancé les travaux préparatoires à la fabrication de la bombe. Mais de Gaulle les claironne et en transporte la base d’expérience du Sahara (où on nous chasse) en Polynésie. Les critiques pleuvent :
-Vous comprenez, Monsieur Junca, fait Madame Orange : cette bombe ? Mais ce ne sera jamais qu’une « bombinette » ! Et qui de plus, va nous occasionner des dépenses énormes…
De Gaulle passe outre aux critiques des Français -de même qu’à celle de l’opposition au Parlement, où le budget militaire est voté avec beaucoup de difficultés. Mais voilà que l’opinion va bientôt s’émerveiller de ce que « l’équilibre de la terreur » soit finalement le seul barrage contre une guerre apocalyptique…
La troisième carte abattue par de Gaulle, c’était celle de l’extrême-orient, zone interdite depuis longtemps à l’Occident. Les troupes délétères et condamnées par la corruption de Tchang Kaï Chek avaient dû céder le terrain aux troupes communistes de Mao et étaient reléguées à Formose.
Le Bloc Rouge s’étendait désormais du cœur de l’Europe au Sud-Est asiatique, tel l’empire le plus puissant que l’Histoire ait jamais produit. Mais -et en particulier pour Dulles- cette structure agrandie à l’échelle planétaire était éphémère. Les Américains gardaient le souvenir émus de la femme de Tchang Kei Check venue solliciter, pour la sauvegarde de la liberté du monde, l’aide du Congrès contre les Japonais envahissant son pays. Tchang Kei Chek, les Japonais partis, leur avait donné l’aval, pour s’installer économiquement parlant dans le pays libéré. Mais tout cela, avec les communistes (soutenus par l’URSS), avait trouvé sa fin ; et celui que l’Amérique considérait toujours comme l’égal d’un empereur chinois n’était plus que le maître de Formose ! Washington barrait à Mao l’entrée à l’ONU, en attendant la reconquête des nationalistes. J’étais, pour la part, de ceux qui n’y croyaient pas. Mais, par cette complaisance ou fidélité pour les Etats-Unis, on se gardait généralement, en haut-lieu, d’afficher un quelconque pessimisme.
- Vous avez sans doute raison, me disait Orange. Je sais que ma femme aime beaucoup les Américains. Il faut convenir cependant qu’ils ont exagéré en Chine. Ils donnent toujours l’impression d’occuper les pays qu’ils aident. On peut donc regretter leur échec, mais souhaiter…
Orange avait les bras croisés. Comme à son habitude, quand il était devant une difficulté, il regardait au loin, au travers de ses baies vitrées, le ciel où les nuages de l’incertitude et des transformations incessantes dérivaient…
Bon socialiste qu’il était, sa politique de l’entre-deux (ni trop à droite, ni trop à gauche) était, selon lui, le seul garant d’un véritable humanisme. Aussi devait-il pratiquer la méthode de la balance : la recherche du bon équilibre.
Communiste, il n’était pas, ni gaulliste non plus et a fortiori extrême-droite. Il n’espérait qu’en François Mitterrand et craignait déjà de mourir sans revoir un jour les socialistes au pouvoir. (Et c’est un fait qu’il mourra avant).
Il m’était arrivé de lui rapporter ce que certains analystes disaient : que le parti socialiste, en dépit de son souci des avancées sociales qu’il souhaitait constamment mettre en œuvre, n’était pas véritablement un parti de gouvernement ; qu’il était fait pour les situations acquises ; qu’il ne savait pas vraiment répondre aux crises, qu’il laissait à d’autres le soin de régler. Et que, tout accord qu’il cherchait sur sa gauche pour arriver au pouvoir, avait quelque chose de bancal ; qu’enfin son imaginaire identité le paralysait. Ce faisant, lui ayant dit cela, je lui avais fait très mal et j’étais rentré chez moi culpabilisé, pensant que je n’avais pas à blesser un homme à qui je devais tant…
- Souhaiter quoi ? fis-je.
Il ne répondit pas. A la place, il se leva, ouvrit la baie vitrée, comme pour faire entrer un air revigorant, et ce fut une odeur mêlée de fleurs et de végétation qui nous parvint, à la fois enivrante et indéfinissable.
Quelque temps après, la bombe éclata : de Gaulle annonçait tranquillement au monde qu’il reconnaissait la Chine communiste, autrement dit la république de Pékin, et qu’il envisageait un échange d’ambassadeurs.
- A parler franc, me dit alors Orange, je ne vois pas que le marché chinois soit vraiment intéressant pour nous, comme on l’affirme à Paris. La Chine ne va pas peser bien lourd dans notre économie.
A quoi je rétorquai que c’était surtout une façon pour de Gaulle de manifester l’indépendance de la France, vis à vis de la politique manichéenne des deux blocs, qu’il voulait entamer pour rendre le monde plus polyvalent et donc moins dangereux.
La quatrième carte abattue, (qui, celle-là, m’impressionnait par ce que j’appellerai le culot du général) concernait le Vietnam. Il ne faisait aucun doute que, relativement à ce problème, nous n’avions de leçon à donner à personne.
De Gaulle parti, notre politique en Indochine avait été désastreuse, tant au niveau diplomatique que militaire ; militairement aveugle, cruelle, inopérante… Il m’arrive de penser que Ho Chi Minh, qui semblait en premier lieu souhaiter un compromis avec la France, avait dû regretter le départ de de Gaulle et que, le au pouvoir, les choses se seraient passées autrement.
Moi-même, écœuré à cette époque, influencé par l’engagement communiste de mon père, mais surtout par l’extraordinaire mouvement d’opinion contre la « sale guerre » que nous menions là-bas, je rejoignis nombre d’intellectuels et d’artistes, et participai à la lutte pour la libération du jeune Henri Martin, emprisonné pour avoir dit simplement ce qui se passait sur le terrain, et j’envoyai au Sud-Ouest et à La Dépêche un article accompagné de centaines de signatures de protestation.
Maintenant, de Gaulle voyait les Américains s’enliser où nous l’avions été, subir l’humiliation où nous l’avions subie -eux qui, pour arriver à leur fin, avaient en vain installé la délictueuse famille Diem à Saigon, pour finir par l’abandonner ; voire contribuer à la faire assassiner ! Il les voyait, obstinés à créer au Vietnam une situation pire que la nôtre, donnant au monde le spectacle d’un Goliath aux moyens gigantesques contre des pygmées auquel la jungle offrait mille refuges -armés certes par les Russes et les Chinois.
De Gaulle aurait pu rester neutre. Il ne craint pas, au contraire, de blâmer publiquement leur folle entreprise, de leur signifier du même coup implicitement qu’ils ne font pas mieux que nous. D’autant qu’il gardait en mémoire leur refus de nous aider, lorsque, tout au début de notre intervention, il leur avait demandé des avions pour soutenir l’action du maréchal de Lattre -qui mourut désespéré, sur place. Tout simplement, ils étaient restés muets. Et, par le discours retentissant de Pnom Penh, de Gaulle presse, supplie les Etats-Unis d’opter pour la solution courageuse et noble du retrait de leurs troupes, impliquant le respect de l’autodétermination…
Quand mes amis Orange vinrent à me parler de cela, leur fibre patriotique se trouvant peut-être flattée et l’horreur du massacre américain les consternant, ils approuvèrent ici le général.
La carte des invitations et voyages présidentiels à présent… Les invitations : Kennedy, Khroutchev, les chefs africains… Mais, surtout, les grands voyages retentissants où de Gaulle harangue en espagnol, en allemand, en russe, des foules médusées dont il serre chaleureusement les mains.
A Mexico, face à une marée humaine. A Montréal, face à une marée identique, où il lance un appel au Québec libre (« vous avouerez, me fait Madame Orange, que ce n’était pas à lui de soulever ce problème au Canada ! Imaginez, dit ensuite Orange, qu’un chef d’Etat étranger vienne en France inviter la Bretagne à reprendre son indépendance ou pousser le Pays Basque français à reprendre le Pays Basque espagnol. »)
Au Chili, au Cambodge, en URSS, où il invite la Russie à se pencher vers l’occident, comme au temps de Pierre le Grand, lançant la formule d’une Europe de l’Atlantique à l’Oural…« Je ne comprends pas bien, fait Orange : une URSS dont il n’ignore pas le caractère totalitaire, les goulags, les visées impérialistes… et il veut la faire pencher, sous l’impulsion de sa partie russe, vers l’Europe occidentale ? Oui, mais il ne faut pas prendre la chose à la lettre tout de suite, dis-je, il faut plutôt voir là une vue d’avenir, touchant des républiques enfin évoluées, démocratisées… Mieux : le général, continuai-je, a surtout en vue, je crois, la dissolution du bloc soviétique dont il sent, comme beaucoup, les signes avant-coureurs. »
La France est à la ravie de voir le coq gaulois partout à l’honneur et épouvantée de tant d’audace. Mais l’on a le sentiment, déjà, qu’un décalage s’opère entre un de Gaulle vivant un mythe planétaire, entrant dans la légende, et un de Gaulle président de la République française, dont l’aura subit quelque usure. Je sentais cette dernière aux allusions de mes collègues, socialistes pour la plupart, et ne supportant pas en cet homme une grandeur qui les impatientait -où je vérifiai une fois de plus la justesse de cette remarque de Baudelaire que la France n’a de grands hommes que malgré elle.
Une autre carte gaullienne abattue me semblait être le coup porté à l’Angleterre, touchant le problème européen, dont le souci d’indépendance nationale ne le distrayait pas de sa ligne : où je voyais la marque par excellence d’une politique réaliste, digne du Prince de Machiavel.
Son astuce, quand il va à Moscou, est de passer sous silence le mur de Berlin (et donc la division de l’Allemagne et le régime totalitaire de la RDA). Pour le moment, il fait ami ami. C’est le seul moyen, lui semble-t-il, de rapprocher de l’Occident le bloc soviétique. Aussi se contente-t-il de déclarations d’amitié, de contrats commerciaux envisageables, sans aller plus loin. Car il n’est pas envisageable de rompre avec la tutelle américaine, pour se jeter dans la gueule du loup -et subir, conséquemment, la pression d’un état encore totalitaire et répressif, malgré les bonnes intentions qu’il affiche, ne serait-ce quel sourire fin et rusé de son lourd président. L’essentiel, pour de Gaulle, était, me paraissait-il, ce jeu de bascule pour échapper à la tenaille des deux blocs -et, plus précisément, refreiner les appétits américains.
Mais pour quelle Europe ? Pour une Europe des Etats et des nations et pas du tout fédéraliste. Une Europe sans gouvernement supranational. De Gaulle ne se méfiait-il pas, comme il disait, des technocrates apatrides de Bruxelles ? C’est pourquoi, quand il passe en Pologne, il exhorte les Polonais à se soucier de leur passé pour aller de l’avant. On retrouve ici son aversion pour l’abstrait, son attachement à la réalité charnelle des peuples, de Gaulle ce n’est pas l’aventure.
Mais il n’en développe pas moins le marché commun. Au point de se soumettre à dos les paysans français, hostiles d’abord à l’ogre européen. Or voilà que cette Europe, l’Angleterre la voit avec hargne. Churchill, les travaillistes, les conservateurs, tous fidèles en cela à leur opinion populaire, n’ont de visée que pour le large du Commonwealth et de souci que pour la préservation de l’indépendance insulaire de leur pays.
Aussi, en riposte, Albion organise-t-elle (comme on sait) une Union Douanière parallèle à celle du Marché Commun, une association dite européenne de libre échange. Mais, alors que la situation des Six va florissant, la situation de la Grande-Bretagne empire. Face à cette réalité, elle change son fusil d’épaule : elle demande l’entrée dans l’Europe des Six. Je trouve ici particulièrement excitant l’épisode que de Gaulle offre alors au monde.
A deux reprises, s’armant de son droit de veto, il lui en interdit l’entrée, alors que tout le monde est d’accord pour l’accepter -et dédaigne la tempête d’amertume que son refus suscite à Londres et ailleurs. Il évoque officiellement ses raisons. Mais, celle qu’il tait, est pour lui la plus décisive. Il ne veut pas d’un nouvel Yalta : il ne peut s’accommoder, en fait, de la conférence de Mac Millan aux Bahamas, où celui-ci a pratiquement reconnu aux Etats-Unis le droit de contrôle sur l’armement atomique de son pays -et donc sur la politique étrangère de ce dernier.
Présente en Europe, l’Angleterre ne manquerait pas de la subordonner à l’Amérique ; or de Gaulle veut, souhaite une politique européenne indépendante des deux grands. Emery disait que beaucoup de gens le comprenaient et l’approuvaient, mais lui laissaient endosser « le rôle ingrat de butor tacitement chargé de proférer dans une bonne compagnie les paroles inconvenantes dont on feint de s’effaroucher. »
- Tout cela est bien beau, disait par contre Orange. Je comprends qu’Emery et vous ayez des raisons de craindre les Soviétiques. Leurs chars ne sont qu’à deux heures de Strasbourg et leurs fusées encore plus près dans le temps. Mais je ne vois pas dans ce cas, de façon très réaliste, ce que nous pourrions faire sans les Américains. Sa femme était du même avis.
La dernière carte abattue du Général, et qui n’a pas été sans m’impressionner, fait partie de sa politique africaine. Il entendait que la France -et, à sa remorque, l’Europe- ait des rapports tout particuliers avec l’Afrique. La géographie était là pour fonder ce qu’on peut appeler une politique méditerranéenne -et, en particulier, arabe ; et ce, malgré les différends que nous venions d’avoir avec le Magreb et l’Egypte.
Le général, qui avait dit à un moment s’être envolé avec des idées simples vers l’Orient compliqué, se retrouvait à présent face à la confrontation de tout le Moyen-Orient contre Israël. Les Juifs, en effet, n’en finissent pas de trouver une solution avec les Palestiniens, maintenant dix fois plus nombreux qu’eux et entassés misérablement dans des camps de réfugiés, où ils cultivent une haine sans limite à l’endroit de ceux qui, selon eux, les ont dépossédés. Israël, lui, est en très bon terme avec les Etats-Unis dont son existence dépend et la France, à laquelle il achète des avions.
En 1956 il a pris une part active à l’expédition de Suez contre Nasser. Aussi se voit-il plus que jamais entouré de voisins ennemis -même si ces derniers se sont déjà fait rappeler à l’ordre militairement. En l’occurrence, ils manifestent, à son endroit, une violence hystérique, proférant des menaces à la fois contre lui et contre son commerce.
La suite on la connaît : cette guerre préventive contre l’encerclement, où, en six jours, manifestant un génie militaire qui a peu de précédent, il s’empare de Jérusalem, du Golan, de la Jordanie à l’ouest du fleuve et du Sinaï jusqu’au canal. Je regardais tout d’abord avec exaltation les scènes télévisées de ce conflit, notre tendance étant d’accompagner avec jubilation la cause des vainqueurs audacieux, rusés et intelligents -comme on fait chaque fois à la lecture du récit de bataille d’Austerlitz, indépendamment de la tragédie humaine qui est allée avec. Mais bien vite je retrouvai ma raison. Celle-là même qui (alors que j’avais pris l’habitude de me rendre l’été au début de ces années soixante dans des kibboutz où j’étais allé jusqu’à faire des conférences de soutien au jeune Etat d’Israël dont j’admirais le courage, la ténacité et l’idéal qui accompagnent toujours les commencements de toute grande fondation) m’avait fait décider, à un moment, de ne plus me rendre en Israël dès que j’avais senti le côté impérialiste prononcé de ses actions militaires.
Je voyais en effet à présent, ma fougue de spectateur passée, que, d’une part, cette éclatante victoire de six jours allait créer au Moyen-Orient un foyer d’infection où se concentreraient les rivalités de l’URSS et des Etats-Unis ; et que, de l’autre, elle contribuerait à accroître cette pression inhumaine d’Israël sur des peuples déshérités. Et voilà que de Gaulle, dont je ne pouvais certes sonder le cœur et les reins, prenait en tout cas l’initiative inouïe, contre une grande majorité de Français, de manifester sa neutralité dans le conflit, par un embargo sur les armes, touchant les seuls Israéliens. Une fois de plus, il s’attirait le ressentiment des Etats-Unis. Mais, sous l’angle de sa politique arabe, c’était un coup de maître qui nous a épargné, je crois, bien des soucis dans l’hexagone. Au magrehb, en Egypte, en Orient, le renom de la France était désormais accru et le grand projet méditerranéen relancé.
Mes amis Orange étaient pour le coup partagés. Lui, admirateur du peuple juif, de son apport à la culture mondiale, des grandes personnalités artistiques et autres qui l’ont illustré, mais aussi sensible à ses souffrances, ne parvenait pas à prendre position. Elle, plus ferme, disait pencher pour les victimes palestiniennes.
3
Mais les grandes discussions entre mes amis et moi, portèrent sur la loi Debré. Ils étaient tous deus pour une entière défense de la laïcité et vibrèrent quand les militants laïque, sous la houlette d’Albert Bayet, pélerinèrent jusqu’à Saint-Dié et jurèrent sur la tombe de Jules Ferry d’écraser une fois de plus l’infâme. Madame Orange, très croyante, elle, contrairement à son mari (disons : agnostique), se rappelait les prêches de son enfance et de son adolescence, où un curé ardennais faisait des instituteurs de l’école laïque des suppôts de Satan (alors, disait-elle, que certains ne croyaient même pas en Satan !) ; au point que, jeune normalienne à l’époque, elle avait un jour quitté l’église de son village à l’audition de tels propos.
Son mari et elle se résignaient très mal aux subsides que la loi était censée offrir aux établissements privés, sous obligation de quelques contrôles officiels. Pour moi, je dois dire que j’ai été d’abord de leur avis, persuadé que j’étais et que je serais sans doute jusqu’à ma mort qu’un enseignement religieux complètement institutionnalisé devient très vite l’âme d’une théocratie.
Mon ami Emery, venu faire sur le sujet une conférence à Rouen chez une de ses lectrices, avait fortement choqué les Orange qui avaient consenti à aller l’écouter. Ce dernier avait évoqué ces « dévots de la laïcité » qui refusaient de voir la caducité et l’hypocrisie du litige public-privé, le temps n’étant plus pour lui où l’école avait à craindre des infiltrations cléricales mais plutôt une « inondation marxiste ». Et il avait noté, à cet égard, qu’une partie de l’Eglise elle-même n’était pas favorable à ces aides. Elle craignait, la loi demandant, en échange, de réserver la religion aux activités éducatives, une perte de son indépendance en matière d’enseignement.
Pour ma part, la conférence d’Emery passée, et venant à lire sur la question la brochure 49 de sa revue Les Cahiers Libres de septembre 195, je reconsidérai le problème. D’une part, je n’étais toujours pas pour des subsides accordés à l’école privée, mais, d’autre part, je ne voyais pas de mal, tout au contraire, à ce que deux écoles subsistent ensemble, car j’étais sensible à cette idée d’Emery que la création d’un monopole d’Etat, en matière d’enseignement, serait une voie ouverte au totalitarisme.
Moi qui combattais toute idéologie fasciste, qu’elle fut de l’Ouest ou de l’Est, je trouvai juste en effet que l’Etat n’eût aucune vocation à être éducateur, qu’il n’avait aucunement mission d’enseigner une éthique quelconque, dépassant si peu que ce soit l’ordre des devoirs civiques, sans lesquels aucune vie sociale n’est possible. Aussi n’approuvai-je pas, quelques années plus tard, la loi Savary voulant instaurer un monopole d’Etat de l’enseignement. Et si, enseignant laïque, je ne défilai pas à côté du million de gens venus à Paris défendre l’école privée, je ne comprenais pas moins ce mouvement.
Il était évident que pour mes amis Orange, l’homme du régime qu’ils supportaient le moins était Debré. Intégriste du gaullisme, irascible, il avait, il faut le dire, limité au maximum, par sa constitution, les droits du Parlement, devenu un simple siège d’enregistrement des lois. La seule chose qui les touchât est qu’il avait souffert de la perte de l’Algérie. Aussi, quand il partit, ce fut un soulagement pour eux. Il leur sembla que ce Savonarole du régime avait cédé sa place à un homme plus amène, sensible à l’humour, pétri de culture, amoureux d’art et de poésie, et, paraissait-il, grand financier. Mais enfin, comme ils disaient : « Ce Georges Pompidou n’est pas un homme de chez nous ! »
Décidément, les grandes dates de la politique et de mon univers musical se correspondaient. C’est en 1962, en effet, l’année de la réouverture du Théâtre des Arts de Rouen qu’éclate une crise digne d’un roman feuilleton et pour laquelle, pour en traiter, il faudrait la plume de Saint-Simon.
Il allait de soi que nous vivions écartelés entre deux conceptions de la politique intérieure : deux visions contradictoires, qui apparaissent comme le nez sur la figure dans la constitution de Michel Debré, sans qu’il soit nécessaire d’être un bien grand spécialiste de ces questions. Un régime parlementaire, d’une part, dont l’expression la plus parfaite est le gouvernement d’assemblée, et un régime présidentiel, de l’autre, dont l’expression la plus parfaite est ici la dictature personnelle.
Mon ami Emery écrit à ce propos qu’on oscillait de la sorte entre la Convention et le second Bonaparte. Moins abruptement, le juriste Mathiot voyait dans la constitution un régime « hybride » ; deux constitutions en fait, pas tellement séparées l’une de l’autre : un régime parlementaire « assaini » et un régime « semi-présidentiel », comme si (disons) on eût bémolisé chacun d’eux pour les accommoder en une sauce composite. Quoi qu’il en fût, il ne pouvait en résulter qu’un scénario savoureux et cruel, digne finalement d’un Plutarque, plus que d’un Saint-Simon. Le régime d’assemblée s’appuyant sur la mécanique des partis et le régime présidentiel sur la consultation directe du peuple par le président.
Quand de Gaulle arrive au pouvoir, il est porté par les partis. Ainsi en 1945, encadré, porté par eux, il s’est vite dérobé. Quelle revanche, par contre, en 1958 ! Mais voilà : il est vite piégé. N’ayant pas la fibre fasciste, il ne peut vouloir que le parti qui le soutient devienne un parti unique et il tolère donc les partis renaissants s’opposant à lui. C’en est assez pour que ceux-ci en profitent et, finissant par se regrouper, le renverse en 1969. Telle est grosso modo l’humoristique histoire de son règne. Finalement, les partis l’auront eu. Mais, pour donner à la chose toute sa cocasserie, sans abolir pour autant l’usage du plébiscite qu’il a exigé contre eux pour l’élection du président et qui a fait l’objet de toute la crise de 1962 ! Ainsi va l’Histoire.
Le scénario que le conflit constitutionnel déclenche cette année-là, ne paraît pas moins croustillant.
A peine sortie du cauchemar algérien, et la France étant fourbue, de Gaulle remplace Debré par Pompidou. Celui-ci n’est ni un homme politique ni un parlementaire. On nous dit seulement qu’il a le sens des affaires, l’esprit clair, et qu’il met de la rigueur à tout ce qu’il entreprend.
Or, au parlement, beaucoup de députés de droite sont frustrés par la politique algérienne du général et d’autre (du MRP) par le rejet de toute idée d’une Europe supranationale. Il n’en faut pas plus à ceux-ci pour voter la motion de censure déposée contre le nouveau ministre, venu à Matignon comme sur un soliveau ! Ce dernier demeure imperturbable, le Général, tout aussi imperturbable, dissout l’Assemblée et annonce d’autres élections.
Comme si cela ne suffisait pas, de Gaulle s’engage dans une nouvelle bataille dont il n’a pas prévu l’issue malgré sa perspicacité ! Voulant rendre plus cohérente la constitution, voulant quelque part en finir avec la démocratie parlementaire, le régime des partis et des assemblées dont il pense qu’il est en voie de disparition dans le monde, qu’il appartient au passé, il exige de la France qu’elle approuve une révision de la constitution de Debré et remet au suffrage universel le soin d’élire désormais le Président de la République.
On a dit, à cette occasion, que Pompidou lui-même avait déconseillé cette audace au général. On a répété, au parlement, que c’était là une violation de la loi constitutionnelle. Alors qu’en fait ce qui est voté par le corps électoral ne peut tomber sous le coup de l’illégalité. On a enfin ressassé que de Gaulle voulait par-là s’assurer un nouveau mandat. Finalement, à l’exception de la mouvance gaulliste, tous les partis, de droite comme de gauche, réclament à cors et à cris le rejet de la réforme.
Le socialiste Le Troquer, revêche et de tempérament plutôt introverti, sort de ses gonds et va jusqu’à accuser de Gaulle de forfaiture. Ce qui n’est quand même pas rien ! Et Gaston Monnerville, président du Sénat, qui avait pourtant en 58 accueilli de Gaulle, vitupère à son tour. Désormais la rupture est consommée entre le Sénat et le Général, et ses ministres ne s’y rendront plus qu’en cachette.
Autant de Gaulle me paraissait à l’aise dans son grand jeu de politique extérieure, autant il me paraissait irrité à l’intérieur par les partis et leur « grenouillage », sur lesquels, dit Léon Emery, il laissait « tomber un regard de grand seigneur » vers le peuple coassant des marais. » Ceux-ci, bien entendu, conseillent un vote négatif, tant au niveau du referendum qu’à celui des législatives. Et, oh surprise ! l’esprit bonapartiste des Français se manifeste contre toute attente, et il y a douze millions de voix pour contre huit millions de voix contre lors du scrutin. C’est encore un triomphe pour le général aux élections des 18 et 25 novembre : l’UNR frôle la majorité absolue et l’obtient par l’apport des 35 députés républicains indépendants sous la houlette de Valery Giscard d’Estaing. Pour moi, qui hésitais longtemps, influencé par Emery, je votais pour ; mais je me rappelle bien ne pas l’avoir avoué à mes amis Orange. Comme dirait Marguerite Yourcenar : « Mensonges pieux », après tout.
Ce bras de fer entre de Gaulle et les partis m’évoquait une sorte d’opéra politique ; un opéra dont je ne voyais pas comment il pourrait entrer dans un texte, même si je ne cessais d’y songer, alors que, pour la musique, on pouvait en imaginer une. De Gaulle était là au comble de son triomphe.
Le spectacle d’une telle réussite est fort impressionnant, surtout quand il est vu par un français moyen qui vit cela par identification, même si celui-ci a voté pour avec hésitation. (mais n’est-ce pas là, dans le fond, le ressort caché et puissant qui relie les individus à ceux qui les représentent ?) Cependant, le triomphe de de Gaulle me paraissait contenir les germes d’une usure de son pouvoir, car une majorité de trois à deux laissait présager les futures lézardes de l’édifice. Et puis Shakespeare ne nous a-t-il pas déjà appris qu’il n’y a souvent jamais très loin du Capitole à la Roche Tarpéienne, les retournements de l’opinion étant monnaie courante ? Très près de nous Churchill nous en avait donné la preuve : lui qui, porté par un enthousiasme collectif, a été rejeté par les siens, la victoire passée.
Mais j'ai ici à dire quelque chose qui m’a interpellé sur l’étrangeté des mobiles qui animent souvent les hommes d’Etat. Ces mobiles, on les croit tels ou tels. On les rationalise, on les juge le fruit de l’expérience et de la réflexion ; et puis, on est tout étonné de découvrir en eux un élément émotionnel qui trouble l’analyse objective. On sait que de Gaulle a été, à plusieurs reprises (dix-sept fois, dit-on), l’objet d’attentats. Des ennemis de toutes sortes. Des déçus de sa politique algérienne, des membres de l’OAS, des gens n’acceptant pas les accords d’Evian.
Ce qui m’intéresse ici, c’est le dernier de ces attentats, celui du Petit Clamart, œuvre d’un jeune exalté, Jean-Marie Bastien-Thiry, apparemment normal, paraît-il, mais qui, très curieusement, aurait moins reproché à de Gaulle la perte de l’Algérie (comprenant à la limite que soixante-dix députés algériens pouvaient difficilement siéger à l’Assemblée) que le fait qu’il a menti aux citoyens, en leur promettant de conserver ce territoire, puis en l’abandonnant finalement.
Autant d’irréalisme chez ce jeune ingénieur bardé de diplômes et entouré de parents évolués, renverse. Autant d’ignorance de ce que la politique est essentiellement action, tâtonnement, et non pas une application d’une pensée ou d’un projet arrêtés, surprend. Comme quoi nos cadres et nos techniciens ont bien besoin, à côté de leur formation, d’un approfondissement des matières dites « humaines ».
Bref, ce jeune immature a failli tuer de Gaulle, et de Gaulle, sans doute du fait de cette immaturité même et des conséquences graves dans l’action de son agresseur, ne l’a pas gracié, alors qu’il a gracié ses complices.
Sortant de la voiture après l’attentat manqué, le général est resté, comme à son accoutumée, imperturbable. Madame de Gaulle, paraît-il, a voulu connaître aussitôt après, le sort de ses poulets confinés dans la malle et destinés à faire manger le lendemain aux Pompidou, invité à la Boisserie. Ce qui n’est pas sans rappeler Socrate avant sa mort songeant à régler la dette du coq qu’il avait offert à Esculape.
Mais, ce que j’ai à dire d’essentiel, est ici : de Gaulle, arrivé à la Boisserie, aurait dit à son gendre qui était avec lui dans la voiture, qu’il voyait non seulement dans cet attentat le bras des exaltés de l’OAS, mais aussi celui des partis politiques qui ne lui pardonnaient pas de les réfréner. Et, sous le choc de l’événement, il aurait décidé, mû par un réflexe très humain de protection, non pas tant d’instaurer, mais d’avancer la date du référendum visant à renforcer par le suffrage universel la personne et la force décisionnelle du Président de la République.
4
Non : je ne m’aventurerai pas sur les sables mouvants de la vie financière. Pour deux raisons. D’abord parce que ce n’est pas mon domaine ; ensuite parce que j’ai le sentiment qu’il n’y a là qu’apparente rigueur, que les concepts que les experts manipulent ici, sont indéfiniment fuyants, plastiques, interprétables… Mais aussi ai-je souvent pensé (peut-être à tort) qu’en dehors de la loi de l’offre et de la demande, tout le reste est incertain et que, finalement, rien ne pouvait être tenté et réussi financièrement parlant, qu’il n’ait d’abord le fait de la confiance. Mais la confiance est-elle un concept ?
François Mauriac était frappé de ce que de Gaulle eût appelé à gouverner deux hommes aussi éloignés l’un de l’autre que l’étaient Pinay et Malraux. Pinay, l’homme au petit feutre ! Quand Mauriac en fait l’éloge, je songe que son appréciation devait rester toute intuitive, car le n’imagine pas Mauriac, quelque estime que j’ai de lui par ailleurs, pas plus que moi, capable d’analyse financière. En tous cas, ce que je comprenais pour la part, c’est que Pinay, après deux ans de réussite reconnue, était devenu la cible de tous ceux qui lui reprochaient maintenant son immobilisme, sa prudence de ménagère, son manque d’imagination, en un mot sa lésine.
Le fait est que de Gaulle le remplaçait par le jeune Giscard d’Estaing. Où je voyais comme le commencement d’un crépuscule gaullien.
Oui : déjà les choses se détérioraient. Le climat du règne devenait trouble. La contestation gagnait du terrain. La stabilité recherchée n’était plus appréciée et l’on prônait, à la place, la fuite en avant. On en appelait à Keynes, à une inflation modérée, seule capable d’assurer le plein emploi par le développement de l’activité industrielle.
Les syndicats, qui s’étaient un moment assagis, laissant de Gaulle régler les immenses problèmes pour lesquels il avait été appelé, relevaient la tête.
Les partis renaissaient, dénonçaient la stagnation économique. Et deux hommes s’imposaient, occupant bruyamment la scène. D’un côté, le jeune, fringant et souriant Jean Lecanuet (dont le destin voudra que je vienne à bien le connaître) séduisait une partie de la France et créait, au centre, un large front d’opposition ; de l’autre, le perspicace et habile François Mitterrand, socialiste et dissimulant alors au pays un passé sinueux et quelque peu délétère, prenait, lui, avantageusement la relève du maire de Marseille, Gaston Deferre, socialiste aussi mais incapable de rallier le centre et démuni de talent oratoire.
François Mitterrand créait, autour de sa personne, le plus large rassemblement de gauche qui fût en s’alliant avec les communistes, tout en prétendant conserver sa liberté.
C’était là un moment fort intéressant, qui me poussait à négliger un peu l’opéra et la musique et à me jeter à corps perdu dans la lecture de tous les grands quotidiens ! Mon ami Emery, ce faisant, ne cessait d’aiguiser sa plume contre la renaissance des vieux partis, dont il n’attendait rien ; et mes amis Orange, qui pensaient que la démocratie vit d’avoir des conflits, mes amis Orange, eux, commençaient à respirer, espérant enfin assister avant leur mort, à la chute du Général.
Cependant les grèves renaissaient : mineurs, agriculteurs… S’ajoutaient à cela les critiques faites à de Gaulle, venant d’un peu partout, quelquefois des siens : l’Amérique, l’Angleterre, l’Europe fédéraliste seulement, le nucléaire trop dispendieux et, de surcroît, inutile…
Ministre des finances, le jeune Giscard d’Estaing, tente pourtant le tout pour le tout, avec la coquetterie intense de son. chuintement. Keynésien en sa manière, il s’attache à relancer l’emploi : finance les grands travaux, dont la construction des autoroutes et des habitations à loyers modérés (et l’on voit partout fleurir d’odieux HLM) ; travaille à l’expansion de l’industrie et tâche de freiner la hausse des prix et des salaires ; propose aux agriculteurs en colère contre l’Europe de se moderniser par le regroupement des parcelles et le développement d’une monoculture mécanisée. Mais les syndicats sont là qui les attisent. En bref, c’est une rumeur et une inquiétude générales.
5
On approche de la fin du septennat. Les uns opinent pour un départ du général, une démission, les autres pour une réélection glorieuse qui donnera à son règne le profil d’un consulat à vie, car il a soixante-quinze ans.
En fait, de Gaulle n’a jamais été aussi seul, autant soulevé d’ennemis et, maintenant, à cause de l’extérieur et de l’intérieur ! Mais lui ne dit toujours rien ; encore qu’on peut bien s’imaginer l’impatience qu’il doit nourrir à l’endroit de François Mitterrand, lequel l’insupporte pour ses ambitions, ses stratagèmes, son parcours qui va de Pétain à Georges Marchais, et cela sans états d’âme -sinon son droit à l’évolution !
Mitterrand ? C’est, pour de Gaulle, toute la quincaillerie des partis ! A cela s’ajoutent les sondages qui prévoient le pire s’il se représente. Et voilà que cet homme, dont je pensai qu’il était très loin de moi et qui m’avait vaincu à sa manière, annonce l’incroyable au pays, fin 1965 : il se porte candidat !
J’ai toujours pensé que c’était en partie pour l’aversion qu’il portait à François Mitterrand. Mais on peut alors croire qu’il va être élu au premier tour. Quel étonnement quand on apprend qu’il est mis en ballottage ! Encore qu’il ait avalé d’autres couleuvres avec Churchill au début, puis avec Roosevelt ! Qu’à cela ne tienne, il se soumet à une humiliante campagne électorale. Le géant de l’Histoire est forcé de se plier au cours normal des choses ! Et, démontrant une fois de plus, sa souplesse et ses talents télévisuels, il l’emporte.
Douze millions de voix pour lui, dix pour son adversaire, tous les mécontents y compris les Pieds Noirs ayant voté sans hésiter pour ce dernier. Il n’empêche que le prestige du président est atteint.
Le samedi qui suit l’élection, j’étais invité à dîner chez mes amis Orange. Je ne les avais pas vus depuis le vote. Il y avait leur fille adoptive et son mari, sans leurs enfants.
Cette dernière avait été élevée avec sa sœur chez les Filles de la Légion d’Honneur, leur père capitaine étant mort au cours de la Blitzkrieg et leur mère étant décédée par la suite. Les deux fillettes, sous l’instigation d’un inspecteur primaire, avaient été recueillies, avec leur consentement, dans deux familles d’instituteurs, dont celle de mes amis Orange.
Elles avaient été ensuite, vers l’âge de dix-huit ans (et encore avec leur consentement) adoptées par chacune des familles d’accueil. Mademoiselle Orange avait été, on s’en doute, initiée au grec et au latin, encadrée, portée dans ses études par mon ami. Elle était, quand je l’ai connue, professeur de grec et de latin dans un établissement de la ville -et mariée à un professeur.
Ces deux personnes se montraient toujours aimables avec moi. Mais on peut bien s’imaginer que la fille ne partageait pas les points de vue de ses parents adoptifs. Elle leur reprochait presque d’être ce qu’ils étaient, tout en les estimant. Réaction courante chez les enfants trop tard adoptés.
Elle, elle était entichée d’armée, de grades, et nostalgique de son milieu militaire. Aussi avait-elle mythifié son vrai père et presque fini par croire qu’il était mort colonel ; et, par le biais de ce dernier, avait investi sur la personne du général, comme étant le Père par excellence : le Père des Pères… Elle vouait à de Gaulle non pas une admiration mais un culte, et voyait en Madame de Gaulle la quintessence de ce que doit être la femme d’un président : distinction, effacement, réserve naturelle…
Jamais mes amis ne s’étaient sentis aussi éloignés de leur fille que depuis l’arrivée du général au pouvoir. Aussi évitaient-ils toute discussion politique avec elle et en souffraient terriblement. Non pas tant parce qu’elle était acquise à de Gaulle : ils étaient assez tolérants pour l’accepter. Mais parce qu’elle devenait alors écarlate : « Je ne vous comprends pas…vous êtes pourtant intelligents… comment ne voyez-vous pas que ? … »
Finalement, ce dîner, que j’avais prévu sulfureux, le fut en effet. On commença par parler de choses et d’autres : métier, livres, musique… Elle me demanda alors où j’en étais avec Wagner. Et, sachant que ses parents ne vouaient pas au compositeur un grand amour, elle dit n’être pas surprise par mon choix, vu ce qu’elle pouvait connaître de moi.
Je ne réagis pas, ses parents ne réagirent pas non plus car ils la sentaient venir. Le repas s’était déjà aux trois-quarts écoulé, sans qu’il ne se soit encore rien passé. En fait, son mari, dès qu’il supputait qu’elle allait arriver à la chose, s’arrangeait à lancer la conversation sur ceci ou cela. Mais elle déjoua enfin ces stratagèmes et, s’aventurant, me demanda, sous couvert qu’on se voyait peu, elle et moi et qu’on devait avoir la même sensibilité politique, ce que je pensais des élections présidentielles.
J’étais dans une situation intenable, attendu que je n’avais pas avoué mes votes aux Orange, qui pouvaient penser que j’en étais resté à une attitude seulement compréhensive vis à vis de la politique de de Gaulle. Je m’en tirai en disant qu’effectivement ce n’était pas un succès pour le général.
Madame Orange déclara que j’avais raison, mais sans paraître se réjouir. Sa fille, alors, ne cherchant même plus à savoir ce qui en était de mon vote, se lança dans une diatribe interminable contre ceux qui ne comprenaient rien à la politique présidentielle, alignant toutes les incohérences de l’opposition. Elle parla, parla, se leva de table, allant et venant.
Son mari, avec son petit sourire habituel, se leva à son tour, la prenant par le bras et la priant au moins de s’asseoir. Mais elle résistait et poursuivait, en feignant pour le coup d’avoir à le convaincre, lui. Jusqu’à ce que, d’un geste non maîtrisé, elle heurta un vase qui se trouvait dans l’angle du buffet, tomba et se brisa en entraînant les fleurs qu’elle avait apportées à ses parents. Alors cette chute la réveilla, elle se rendit compte et, nous voyant tous gênés (sa mère seule allant l’embrasser pour la calmer), elle dit qu’elle allait se coucher. Ce qu’elle fit.
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