lundi 10 septembre 2012

1967/1968

Prémisses
Mai 68

1

L’immense tortue de l’Inde qui soutient le monde me paraissait se craqueler, ses écailles se fissurer et, sa carapace rejoignant son fond plat, créer des bouleversements cosmiques et sociaux. Comme si le mythe rattrapait l’Histoire.
Un mélange détonant, où se retrouvaient la guerre du Vietnam, le racisme, les attentats en chaîne, la pression soviétique, la misère des grandes banlieues, le malaise estudiantin des pays évolués, les secousses sur le monde ouvrier d’une industrialisation sans âme, l’excès des profits, la petitesse des salaires, la pollution des mers enfin, suscitait une atmosphère planétaire de crise que la télévision rendait présente à chacun.
L’année 1968, décidément, était-elle une « année terrible ? » Une année où l’on retrouverait ceci ou cela, soit à Mexico, soit à Washington, New York, Chicago, Berlin, Prague, Varsovie, soit au Brésil ou en France, on retrouve, en fait, presque tous les éléments du mélange : usines occupées, patrons séquestrés, façade de la Manche polluée (cent-quatre-vingts kilomètres de côte !), université de Nanterre -où un jeune étudiant allemand, Cohn Bendit, avec sa voix sonore et son tempérament extraverti, occupe le rôle de tribun -en ébullition, un 22 novembre…
La même université l’est encore fin avril. Mais, cette fois, le ton a monté, le nouvel Enjolbras ayant à présent la faveur des médias. Manifestations, meetings… L’UNF se retrouve sans direction ; des influences contradictoires la déchirent : PSU, communistes, gauchistes… Conclusion : des bagarres se produisent entre étudiants de gauche et étudiants d’extrême-droite. Mais, conclusion la plus facile et la plus attendue finalement : les gauches se découvrent ici un point commun : un même adversaire.
Cependant, dans mon établissement (un point dans l’espace infini de tous ces troubles), notre Principal, qui se livrait méticuleusement à l’inventaire de tous les malheurs du monde, passait régulièrement dans la salle des professeurs, nous informer, au cas où nous ne l’aurions pas été -avec toujours, en main, le dernier numéro du journal La Croix, comme pour nous signifier que l’Ange de la Destruction était partout à l’œuvre. Un jour, on avait droit aux émeutes à Tokyo contre la guerre du Vietnam ; un autre, à l’assassinat de Martin Luther King ; un autre, à celui de Rudi Dutscke ; un autre, à l’affaire du Torrey Canyon…
Mais, en cette fin d’avril, où avaient eu lieu les affrontements de Nanterre, il était venu, le visage bouleversé, nous dire : « Ça va vraiment commencer ; je vous avertis : attendez-vous au pire ! » Et c’est vrai, qu’après son départ, nous n’avions pas ri du tout, pour la première fois.

2

Les vacances de Pâques me conduisirent, comme toujours, à Nogaro. Elles étaient pour moi l’occasion d’un ressourcement. Cette époque généralement douce dans le Sud-Ouest et correspondant au renouveau de la nature, me faisait oublier le temps désagréable de la Normandie et de ses saisons à peine dessinées.
Cette année-là, j’y pratiquai des exercices de régénération du corps et de l’esprit. J’en avais trouvé l’idée dans Les Promenades d’un promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau et la dénomination dans les poèmes en prose de Baudelaire : vaporisation et concentration du moi. Je partais dans la nature, choisissais les côteaux au nord de mon village, les paysages plats ne me concernant pas ; et là, je m’éclatais. Ce qui est à prendre à la lettre. Je me défaisais par la pensée organe après organe, molécule après molécule, cellule après cellule, atome après atome. Mon moi, débarrassé de ses frontières, s’associait alors à tout ce qui m’entourait : les aspérités du terrain, les rotondités de la végétation, et devenait ainsi une partie de l’univers. Au terme du processus, les choses, imaginais-je, se remettaient en place, dans le sens inverse où elles s’étaient défaites : atomes, molécules, organes… et le non-moi se trouvait ainsi réinstallé.
J’avais l’impression de ressortir de l’expérience, frais, dispos, délesté des miasmes d’une vie trop étroite, et bien décidé, chaque fois, à faire connaître aux hommes ma méthode.
Hélas ! cette thérapie de l’âme et du corps ne me mit pas à l’abri, juste à la fin des vacances, d’une inflammation à la base de l’urètre. Ce pourquoi on m’envoya à la clinique Maille de Tarbes.
A peine arrivé, j’appris que je devais rester en clinique et qu’on allait procéder, entre autre, à un traitement par béniqué. Mon retour à Rouen était renvoyé à une date incertaine. Je crus que j’allais m’effondrer.
Par ailleurs, à Paris, ça recommençait à bouger. Le 1er mai, deuxième jour de mon hospitalisation, y vit défiler sur les Champs Elysées des milliers de gens. Depuis, le regard se fixait sur cette ville, où l’agitation enflait. La France entière était un grand théâtre dont la scène était Paris. Tout le monde faisait montre d’une curiosité intriguée, voire amusée chez certains. Et moi j’étais là, au fond d’une province éloignée, avec, dans ma chambre, radio et télévision. Certes, j’avais aussi la presse.
A Rouen et dans toute la Normandie, où beaucoup de choses s’étaient déjà passées depuis février : soulèvement des étudiants, occupations d’usine, grèves… L’agitation se poursuivait : Cléon, Saint-Etienne du Rouvray, Le Havre, Caen…
Ce qui avait lieu en Normandie, contrebalançait souvent les événements de la capitale. Des amis, informés de ma situation, me téléphonaient, soit qu’ils fussent spectateurs vigilants ou participants. Je les imaginais, dialoguant, refaisant le monde -voire évoquant gentiment mon gaullisme, dont ils convenaient cependant qu’il était « raisonnable ». Bientôt, l’agitation gagnerait les lycées et les collèges, le mien en particulier ; et c’est de collèges grévistes que je recevrai aussi des coups de fil.
Quelle étrange chose que d’être rivé à ce lit, dans de telles circonstances ! Léon Bloy dirait à cela qu’il n’y a pas de hasard. Qu’on doit tout rapporter à la Providence qui décide à l’avance pour nous et qui, à tout moment, nous mets en situation d’être ou de faire ce qu’elle attend de nous : Rien n’arrive sans son ordre ou sa permission.
En tous cas, je me retrouvais dans cette clinique située sur le trajet que, jeune lycéen, j’empruntais avec d’autres et avec nos professeurs de sport, un après-midi par semaine, pour aller au stade de Bel-Air (où d’ailleurs, je ne me manifestais guère, préférant palabrer, alors que la plupart poussaient du pied un ballon).
Une lumière dorée entrait tous les soirs par les deux grandes fenêtres ouvertes de ma chambre, donnant accès aux parfums vertigineux des lys et des roses du jardin, dont la végétation printanière enveloppait déjà la clinique comme un écrin. La pièce, alors, était transcendée : ce n’était plus un lit, ni un chevet de lit, ni une table avec des chaises, ni une sèche armoire métallique mais un ensemble d’objets ayant soudain perdu leur fonction et n’existant plus que par eux-mêmes. Dans l’irréalité de ces soirées, je perdais jusqu’à l’appréhension des séances douloureuses de béniqué.
Très vite, j’ai eu la visite de mes deux cousines de Tarbes, comme je les appelais, précédés par leur mère. Celle-ci portait toujours, à quatre-vingts ans passés, sa grande perruque noire et bouclée, très soignée, par-dessus (paraissait-il) une très belle chevelure blanche. Elle en voulait à mort aux gens, s’ils venaient à lui faire sentir qu’ils s’apercevaient de quelque chose. Quant à mes deux cousines (mariées sur le tard à des hommes très différents l’un de l’autre : l’un était le secrétaire général de la Préfecture, l’autre, ancien croupier, faisait, quand il en avait l’occasion des extrats de cuisine), elles demeuraient toujours très parallèles en tout, malgré des physiques dissemblables : même style de vêtements, mêmes sacs en croco et, l’hiver, mêmes chapeaux et mêmes fourrures.
Dans le temps de mon internat, elles m’avaient souvent reçu à déjeuner, le dimanche, chacune à leur tour. J’ai aussitôt pensé, en les voyant, qu’elles devaient être à l’infini de comprendre ce qui se passait à Paris.
- Ah ! mon pauvre Jacques, me dit tout de suite la mère en m’embrassant, comme tu as de la chance d’échapper à tout ce tintamarre ! Ce Cohn Bendit, c’est un ours mal léché. D’ailleurs, il n’est pas français. Comment peut-on le laisser parler ?
-J’avoue, poursuivit la sœur aînée, en serrant machinalement son sac croco contre son tailleur bien coupé, qu’on voit des choses qu’on aurait du mal à imaginer.
- Je me demande, fit la cadette, pourquoi de Gaulle n’intervient pas.
- Oh ! reprit la mère, vous verrez : il se réserve, il réfléchit ; je vous dis qu’il aura à la fin le dernier mot.
- Souhaitons-le, s’écrièrent ensemble mes deux cousines.
Enfin elles réalisèrent qu’elles avaient tout de même à s’asseoir.
Après leur départ, l’infirmière, qui était venue à un moment s’occuper de moi en leur présence et qui mine de rien avait écouté, me dit, quand elle revint pour les derniers soins : « Ah ! la vieille dame, c’est une sacrée celle-là ! »

A Paris, nouvelles bagarres. Charges des CRS, ruée redoublée des étudiants. Voitures renversées, brûlées. Occupation des amphithéâtres de la Sorbonne (le conflit est passé de Nanterre, où les cours sont suspendus, à la Sorbonne). Mais, avec plus d’ampleur et de vacarmes que les jours précédents. Le recteur, sans doute un peu trop nerveux, a demandé à la police de faire évacuer les lieux, évoquant les antiques franchises, qui en interdisent l’accès aux « forces du guet ». il y a donc tyrannie, atteinte à l’honneur estudiantin pour les étudiants, tout à l’ivresse de jeter des pavés sur la police.
Cohn Bendit, qui s’est déjà beaucoup exprimé, s’exprime toujours : avec ses amis, il en appelle à la solidarité ! Ils ont déjà dit, avec cette vélocité de paroles propre à la jeunesse, vouloir changer le monde, rejeter la société bourgeoise et l’Université : sa routine, sa sclérose, son exiguïté (il y a huit cent mille étudiants, il y en avait cent mille), soulever les ouvriers, éveiller la conscience de classe, juguler les patrons, envisager une autre vie, sans contraintes, sans interdits (il est interdit d’interdire !), une sexualité non réprimée, une société non soumise à l’argent et au travail -roi est le droit pour chacun à la créativité… Les prophètes ne viennent plus de l’est ; les nouveaux sont Freud, Breton, Marcuse, Che Gevara… Et le mot de la fin c’est : « l’imagination au pouvoir ! »
En bref, on abat la nouvelle Bastille, non pas faites de pierres, elle, mais d’idées vermoulues ; et, en certains endroits, on voit de Gaulle pendu en effigie. Georges Marchais, dans un article, a déjà parlé « des faux révolutionnaires à démasquer » et René Escarpit, dans Le Monde, dit que « rien n’est plus conformiste que la pseudo-colère d’un casseur de carreaux. »
Bientôt, on apprend qu’un tribunal réuni en hâte a condamné six étudiants, pris en flagrant délit, à des peines de prison ferme. Mais Pompidou, choisissant le gant de velours, fait rouvrir la Sorbonne ; et cette dernière est maintenant occupée par les étudiants et ouverte au public. Affolés, le SGEN, la CFDT condamnent les groupes gauchistes et d’extrême droite. La France a peur et, comme toujours quand elle a peur, elle vise un certain milieu pour se rassurer.
Lorsque enfin de Gaulle (ma cousine disait qu’il ne s’exprimerait donc jamais) parle : « Il n’est pas permis de tolérer la violence dans les rues ! »
Le 8 mai, on fête de manière inattendue l’Armistice : l’Assemblée nationale ayant refusé d’envisager la libération des détenus, les étudiants défilent de la Halle aux Vins à l’Etoile et chantent l’Internationale sur la tombe du soldat inconnu -tandis que cinq prix Nobel (dont Mauriac) télégraphient à de Gaulle, lui demandant de faire un geste pour les étudiants ; que les syndicats discutent pour la défense de l’emploi et que Marcuse, de passage à Paris, s’en prend le 9, à la société de consommation… Le 10, Nanterre est ouvert mais la Sorbonne est fermée : le gouvernement est aux abois et Peyrefitte en particulier. De là un sommet de révolte jamais atteint. Ceux qui ne peuvent rejoindre l’Université fermée, rejoignent les manifestants et tous amorcent une marche sur Denfert-Rochereau, laquelle, arrivée au Quartier Latin, dégénère : éventaires de journaux renversés, arbres sciés et abattus, pavés arrachés, autos bousculées et incendiées et, pour finir, barricades faites de tous ces matériaux et d’autres encore, prélevés dans les chantiers de construction… la police laisse faire, mais, vers 2h 15, l’ordre lui est donné de reprendre le terrain : gaz toxiques, matraquages, poursuites dans les immeubles.
367 blessés, 32 graves, 188 véhicules brûlés… Pompidou de retour d’Iran et d’Afghanistan (mais qu’est-il allé faire dans ces galères quand on a les nôtres chez nous ?) décide de libérer les étudiants… La Révolution estudiantine a gagné. L’utopie est en marche.

3

Je prends toujours la radio… Je lis la presse…Et puis, il y a toujours la télévision.
Le 13 au matin, la radio annonce qu’une grève générale est décrétée, qu’une manifestation monstre va avoir lieu à Paris et que des défilés seront organisés en province. La crise, à ce que je comprends et en train de changer de format.
Dans la soirée, le séjour à l’hôpital m’apporte au moins une grande joie : la visite de mon meilleur ami de lycée, Jean Ducos. Celui qui me croquait délicieusement mais un peu cruellement en cours de dessin, l’énorme silhouette vêtue très serrée et très court sur des talons aiguilles de la mère de l’un de nos camarades, lequel faisait mine de ne pas reconnaître le modèle.
Comme bien d’autres, il avait laissé tomber ses rêves d’artiste pour assurer son existence. Sorti de l’Ecole Normale d’instituteurs de Dax, il s’était dirigé vers le professorat d’histoire-géographie et était alors nommé avec sa femme au lycée de Lannemezan. Son drame : il n’avait pas d’enfant. Fils et petit-fils d’instituteurs pyrénéens, il avait hérité de la foi socialiste et laïque de ses parents et grands-parents -et de leur bienveillance.
A la cruauté de jeunesse près que j’ai dite, je peux avancer que l’idée du moindre acte répréhensible ne lui est jamais venu. Je pourrais donner bien des exemples, je ne dis pas de ses attentions mais de ses scrupules moraux et je le range parmi les quelques personnes que j’ai connues, qui pourraient se targuer d’avoir approché de l’idéal kantien, en matière de devoir.
Sans ambition -sauf celle de bien faire son métier et d’élever ses élèves au niveau le plus haut. Aussi a-t-il été, jusqu’à sa mort, ce personnage dont un Sartre ou un Camus auraient pu dire qu’il n’avait pas les mains sales. Mais, comme mon ami Orange, il avait son coin de rêve, son domaine réservé. Le sien, ce n’était pas la musique ni les langues anciennes ; c’étaient les pierres. Il vouait aux vieilles demeures et aux châteaux du Gers (et, par osmose, aux personnes qui les avaient habités ou les habitaient) une passion illimitée. Ainsi, avait-il contribué à créer une science : la castellographie ! Il passait tous ses loisirs à dégager des plans de bâtisses et à en dresser l’histoire.
Oui : ce socialiste ne rêvait que demeures et familles aristocratiques ! Au point que la journaliste Eve Ruggieri, ayant acheté dans le Gers le château de Montespan, l’invita (je crois) pour en savoir plus sur son bien.
Quand il entra, avec son mètre-quatre-vingt-dix, un peu voûté à force de ne pas vouloir paraître si grand (c’était là, jeune, son obsession) ; ses cheveux noir corbeau en brosse, son visage blanc, presque satiné et imberbe que j’avais connu autrefois un peu anguleux, toute sa physionomie rieuse enfin comme à l’accoutumée, je lui demandai aussitôt comment il était là. Ses yeux pétillèrent avec acuité. Alors, une fraction de seconde, je supputai, je sus même (sa bienveillance naturelle n’excluant pas une fine et taquine lucidité) ce que devait être sa pensée : à savoir quelqu’un flegmatique comme moi ne pouvait qu’avoir trouvé le moyen de se faire clouer au lit pendant que d’autres battaient le pavé pour refaire le monde.
Toutefois, je songe aussi maintenant qu’il n’était pas sans connaître et supporter mal l’influence d’Emery sur moi. Car ce dernier était quand même, pour lui mais surtout pour ses parents, quelqu’un qui avait déserté son camp !
- Ah ! fit-il en m’embrassant, tu oses demander pourquoi je suis là ?
- Bien sûr, fis-je, comment as-tu appris que j’étais dans cette clinique ?
- Par ta mère, qui m’a téléphoné hier ! Mais je suis à Tarbes encore pour autre chose. (Un silence). Je sais bien que toi tu es malade ; mais nous, qui sommes en bonne santé, avons en ce moment beaucoup à faire. Je viens manifester, mon cher…
Et, me fixant dans les yeux :
-Eh bien ! Oui ! C’est enfin le « printemps des peuples ! » Tu n’as pas l’air de t’en rendre compte.
Et il leva au ciel sa tête aux yeux écarquillés et ses longs bras, puis tapa des pieds.
Je réalisai, à mon grand désarroi, qu’au courant par la radio et la télévision de l’existence de défilés à Paris et en province (je devais même être impressionné, aux actualités du soir, par la manifestation énorme de Paris), je n’avais pas du tout songé qu’on pût défiler aussi à Tarbes !
- Je suis venu, poursuivit-il, avec une délégation de Lannemezan : des collègues, des élèves, des parents d’élèves…
- Ah ! très bien.
La conversation allait bon train. Il avait été question de ma santé lorsqu’on frappa. Je crus à une infirmière, qui savait que j’avais une visite.
C’était ma vieille tante, qui sans regarder ni à droite ni à gauche, se précipitait sur moi, suivie de mes deux cousines vêtues de petits tailleurs de même coupe mais de teinte différente, avec, au bras, leur sempiternel sac en croco. Le trio, pour le coup s’était défait : mes cousines, un peu gênées par l’impétuosité de leur mère, étaient restées en retrait près de la porte ouverte et attendaient l’issue de ce qui allait se passer, d’autant qu’elles avaient vu, elles, la présence de mon ami.
- Ah ! fit ma vieille tante, arrivée à mon chevet, les bras ballants, la tête redressée et agitée, puis posant son sac sur mon lit, d’un geste découragé, c’est fou ce qu’il nous est donné de voir§ mais que fait-on en haut lieu, bon sang !
Et, toujours sans s’apercevoir (ou plutôt faisant celle qui ne s’en apercevait pas) de la présence de Jean, elle poursuivit :
- Mon pauvre Jacques ; tu te rappelles Billères ; tu étais allé le voir de notre part du temps qu’il était ministre, pour tenter de ne pas partir en Algérie, après tes dix-huit mois de service militaire. Je sais bien, il n’a rien pu faire… Hier soir, il était chez moi avec sa femme, qui est, comme je te l’ai dit, ma filleule. On a parlé : malgré sa couleur politique, il est comme moi : il trouve que trop c’est trop ! C’est à peine si nous avons pu traverser, rue Thiers, tellement il y a de monde. Tu ne vas pas me dire que tous ces gens soutiennent les voyous qui sont à Paris ? Heureusement que de Gaulle est intervenu ! Pour lui, les violences de rue doivent cesser.
Et, s’apercevant enfin de la présence de Jean :
- Vous, Monsieur, qui m’avez l’air bien, vous n’allez pas me dire que vous êtes d’accord avec ces fauteurs de trouble ?
- Mais enfin, maman, fit Léo, l’aînée des sœurs, tu ne connais pas monsieur. Et tu voudrais qu’il soit de ton idée !
Jean et moi nous mîmes à sourire, alors que, dans le fond, nous aurions eu envie d’éclater. Mais il comprit, à l’un de mes regards, que je ne tenais pas à ce qu’il s’exprimât. Je voulais éviter toute discussion. Aussi je me lançai avec chaleur dans la présentation des uns et des autres et je demandai à Jean d’approcher les chaises du lit. Certes, on parlait de choses et d’autres ; mais un malaise régnait, du fait de cette seule chose dont on évitait de parler, qui était finalement celle qu’on aurait dû le plus évoquer, vu l’actualité : les événements de Paris. Je voyais ce malaise surtout à l’attitude de ma tante, qui restait plutôt muette et tendue. Elle qui faisait tout pour ne pas paraître avoir une perruque, portait incessamment la main à sa coiffure, dont elle tiraillait les boucles, quitte à les faire bouger.

4

Mardi 14, mercredi 15 : tout à donc changé de sens et de format. Ma vieille tante a de quoi être rassérénée : il n’y a pour ainsi dire plus de violence à Paris. La grève des étudiants s’est étendue à toute la France, à toutes les facultés, à toutes les académies. Jusqu’aux plus petits gamins de lycées, qui sortent manifester ! A Paris, les étudiants ont occupé l’Odéon, où l’on peut voir, le soir, se joindre à un public passionné, à côté de certaines figures inquiétantes : des Katangais, mercenaires rescapés des événements du Congo, sous couvert qu’eux aussi ont droit au dialogue. Mais, parallèlement, de nouvelles usines sont occupées, de nouveaux patrons séquestrés (Nantes, Saint-Étienne du Rouvray, Cannes…) et la GCT lance un appel, où elle définit ses objectifs : réforme de l’Université, augmentation des salaires, abrogation des ordonnances sur la Sécurité sociale, respect des libertés syndicales. D’autres centrales emboîtent le pas.
Le 16, la grève s’étend, gagne la SNCF, la Poste. Le soir du 16 : débat Geismar (SNESSUP), Sauvageot (UNF), Cohn Bendit. Est-ce cela qui fait sortir Pompidou de son silence ? On le croirait : « Face au désordre, le gouvernement fera son devoir. »
C’est alors que se produit la chose la plus symbolique de ce conflit. Les meneurs des étudiants (on le sait) ont rendu publique, dès le début, leur intention de réaliser avec les ouvriers un front commun révolutionnaire. Aussi ont-ils envoyé des émissaires chez Renault et ailleurs. Le PC et la CGT flairent le danger. Moscou décidant de leur ligne, ils se méfient de ces intellectuels gauchistes, où ils voient l’aventure. Et, quand les étudiants en nombre se rendent chez Renault à Boulogne-Billancourt, les ouvriers leur barrent l’accès à l’usine, les regardant un peu comme des mouflets sympathiques avec encore la turenne sous le nez ; et ils conviennent avec eux, par-dessus les barrières, de discuter, mais dehors…
Les ouvriers tiennent trop à leurs machines ! Ils ne veulent pas les voir saccager. Elles ne sont peut-être pas tous les jours réjouissantes, elles leur causent des dégâts moraux et physiques, mais, sans elles, ils ne sont rien ; car ils tiennent pour rien l’espoir attaché aux utopies estudiantines, qu’ils ne comprennent d’ailleurs pas. Jamais malentendu n’a été si grand.
Les étudiants, de ce fait, vont se retrouver dans l’ombre. Un conflit social, qu’ils voulaient ramener à eux, se fera sans eux. Les syndicats désormais se borneront à vouloir changer les choses sans changer la vie.
En même temps, on apprend que la Radio se transforme en forteresse pour protéger l’information et que les centrales paysannes s’agitent à leur tour.
Le 17, on est au comble de la paralysie, comme en 47. Le mouvement gagne la Poste, la SNCF. Je réalise alors que, sorti de clinique, il ne sera plus question pour moi de rejoindre Rouen en train. Mais on est aussi au moment où l’on pourrait sauver le mouvement : rassembler les efforts épars pour avancer. Georges Séguy, à l’AFP, espère ce qui est « authentiquement révolutionnaire, démocratique, et sincèrement animé de solidarité avec le monde du travail, l’emportera parmi les étudiants et que leur mouvement syndical saura collaborer avec celui des travailleurs dans l’intérêt de tous…
Ce spectacle d’ouvriers défilant et manifestant dans le calme, assumant les canaux que leur assurent les CRS, comme s’il y avait entre eux une entente tacite (nous, les flics, on fait ça ; vous faites le reste) m’évoque l’atmosphère du Front Populaire.

Le docteur qui m’a pris en charge est venu avec moi. Non pas de maladie. Il m’a déjà dit que mon affection était selon lui en partie nerveuse. Je serais trop « différencié ». Je paierais en quelque sorte cette richesse ou cette faiblesse, comme on voudra. Il est venu parler des événements, voyant que je les suis avec intérêt. Il veut savoir pourquoi mes notes ? Pour écrire un livre ? Au bout du compte, je ne sais pas lui répondre.
Dans ce silence d’après-midi que martèle au loin le bruit d’une pelleteuse (alors que je viens d’apprendre que René Capitant, gaulliste de gauche, à voté la motion de censure), me voilà en face de ce docteur, qui a envie de parler des événements. Il est juif (il a annoncé la couleur) ; il est plutôt petit, un peu replet, chauve, mais très velu par ailleurs, avec des yeux noirs éclatants, des lèvres très minces et une bouche si petite qu’on se demande comment elle s’ouvre si largement sur deux magnifiques rangées de dents blanches. Il a posé mon dossier sur le lit, il traverse la chambre jusqu’à l’une des fenêtres frôlée par la végétation et il fait mine de regarder le jardin.
-Quand j’étais carabin, à Paris, fait-il, on refaisait le monde aussi. Je n’étais pas en reste. Vous savez : un juif peut avoir des raisons à cela. Marx, qui était juif, a dit : « il ne s’agit pas seulement de comprendre le monde, il faut le changer. »
Il s’arrête soudain, comme pour contempler la végétation ; puis, revenant vers le lit :
-Quand j’étais à Paris, j’étais déjà indifférent à la religion. Pourtant, j’aurais eu des raisons de m’y accrocher, ne serait-ce que pour défendre notre identité de juif bafoué. Dans ma famille, le nazisme, on connaît. Je préfère ne pas m’étendre là-dessus. Le dieu d’Israël ? Disons dieu tout court plutôt ! Je n’ai pas pu l’éradiquer, même après des études très positivistes. L’homme est, sans nul doute, une machine mécanique, physique et chimique, qui ne fonctionne pas trop mal. Le monde est une horloge, disait Voltaire, qu’un horloger a fabriquée. Je suis franc-maçon. Aussi cet horloger c’est (mettons) le Grand Architecte de l’Univers. Mais il faut pas m’en demander plus. Je m’arrête là. A cette cause première. Je ne remonte pas au-delà. On n’en finirait pas. Pour moi, ça me suffit. La mort ? l’âme ? la vie éternelle ? ce qui s’ajoute peut-être à notre mécanique, je n’y pense pas beaucoup. Je m’en remets à ce qui doit arriver. C’est sans doute la curiosité qui me taraudera alors…
Il fait mine de reprendre le dossier sur le lit ; puis, se ravisant, le repose.
- Tout de même, poursuit-il, que pensez-vous de ces jeunes de Paris ?
- Et, sans attendre ma réponse :
- Marx, Freud : je n’en ai lu que des extraits. Pas assez sans doute. Mais pour ce qu’ils ont engendré, c’est peu concluant. Lénine ? Staline ? Ah ! merci. Les goulags et tout le reste, les juifs russes harcelés ! L’Inconscient ? Je n’ai jamais vu personne que la psychanalyse ait guéri ! Moi, avec mes béniqués, je vous fais certes mal, mais au moins il y a un résultat.
- Alors, lui dis-je, comment vous les voyez ces jeunes ?.
- Comme des illuminés. Alors que moi, je voudrais qu’ils s’attachent simplement à défendre des valeurs sûres : le travail, l’action solidaire, l’engagement pour la paix dans le monde, la reconnaissance de toutes les races, pour que tout cela ne soit pas vain, qu’ils travaillent à réguler la population sur la terre.
- Vous êtes malthusien ? dis-je (je me rappelle ici que mon commandant de compagnie, en Algérie, m’a posé la même question)
- Peut-être.
- Mais alors, à ces jeunes, poursuis-je, qu’est-ce que vous reprochez ?
- Il retourne à la fenêtre, me demande s’il peut ouvrir. Il cherche à avoir plus d’air, pour moi et pour lui. Je songe à Goethe, qui voulait plus de lumière, lui. Il ouvre, tend les bras jusqu’à toucher la végétation.
- Les jeunes d’à présent, fait-il ? Eh bien! Ils me font l’effet d’avoir troqué ce qu’ils appellent les vieilleries métaphysiques et autres de la culture bourgeoise, pour une nouvelle religion : le freudo-marxisme ! Pimentée de sexe, de drogue et de musique qui vont avec. L’ivresse, pour moi, n’a jamais remplacée la raison. Oui : une nouvelle religion, je vous dis. L’Inconscient, le Sexe, la Lutte des classes… Une nouvelle Trinité, en place du Père, du Fils et du Saint-Esprit… Mais le rapport des personnes n’y est pas aussi cohérent (un silence). Et puis, voulez-vous que je vous dise : je vois, chez tous ces jeunes, un besoin de s’éclater tout en brandissant des slogans.
- Oui, fais-je en souriant, mais d’une autre façon. Il n’y a pas encore longtemps, j’essayais.
Il sourit à son tour.
- En somme, conclue-t-il, pour en revenir aux étudiants : des saturnales ! Les Grecs et les gens du Moyen-Âge connaissaient cela : le besoin pour les hommes, à certains moments, de saturnales… Après quoi, ils étaient mieux.
A cet instant, voilà qu’on l’appelle : une entrée en clinique urgente !

En fait, de Gaulle étonne par sa réserve. Ma vieille tante peut trouver des raisons à penser que, pour l’instant, il n’en a pas assez fait. Il a pris, dirait-on, le parti de continuer, quant à lui, comme si de rien n’était. Ainsi, en ce moment, il est en Roumanie, où il se fait applaudir. Où il fait même une déclaration, renversante pour qui ne le connaît pas. Ayant condamné les « hégémonies », dans le monde moderne, il affirme que l’URSS est « un pilier essentiel de l’Europe. »Il a l’air de donner du même coup son aval au PC et à la CGT. Certes, il a accepté en leur temps les nationalisations. Mais, comme dit André Malraux « pas pour faire plaisir aux communistes » mais pour aider le pays.
Finalement rattrapé par les événements de la France, il écourte son séjour à Bucarest et atterrit à Orly à 22 h 30. le lendemain, 19, il déclare : « la réforme, oui ; la chienlit, non.» Sur quoi les grévistes du dépôt d’autobus de Malesherbes baptisent leur boulevard : Avenue de la Chienlit.
J’ai l’impression, à ce moment, que tout est joué, que l’opposition s’affirme définitivement. Le 20, elle réclame le départ du gouvernement. Ce même jour, Michel Rocard, jugeant la situation favorable, crée ou veut créer des comités d’action ouvriers-étudiants et le PC, jugeant la situation de même, appelle à l’instauration d’un mouvement populaire et démocratique.
La violence des rues aurait-elle laissé place à la politique ? Il y a, paraît-il, neuf millions de grévistes -mais très calmes.
Soudain, les choses changent. La mayonnaise n’aurait-elle pas complètement pris, comme on dit ? La motion de censure ne recueille pas la majorité ; on signale, ici et là, des reprises de travail et, dans une déclaration commune, la CGT et la CFDT se disent prêtes à négocier avec le patronat.
Mais voilà que la fête de l’Ascension donne des ailes à l’opposition. La CGT lance un appel en vue de deux grands défilés pour le lendemain. La police, de son côté, divulgue un communiqué inoubliable, tel que ce corps n’en a sans doute jamais publié et n’est pas prêt d’en publier (surtout dans ces temps d’âge de fer que nous vivions). Elle affirme comprendre les motifs des salariés en grève et souhaite que les pouvoirs publics ne l’opposent pas aux luttes en cours, faute de quoi elle serait en droit de considérer certaines de ses missions comme autant de cas de conscience…
On croit rêver : serait-ce l’aube d’un monde où s’effacerait la rigueur des affrontements ? Où perceraient les harmoniques des voix réconciliées. En tous cas, Georges Séguy, dans un envol révolutionnaire et démocratique, s’adresse aux étudiants, dont il espère, dans l’intérêt de tous, que leur mouvement syndical saura collaborer avec celui des travailleurs.
Le 24, la France a un sursaut de protestation, comme si c’était là le moment où jamais de protester, car après il serait trop tard. C’est l’apogée de la revendication nationale du mouvement. Dix millions de grévistes ! Deux cortèges donc à Paris ! un mot d’ordre : « le gouvernement populaire ! » A Lyon, un commissaire de police tué accidentellement ! A Bordeaux, manifestations et barricades. A Grenoble, quinze mille manifestants et des dizaines de blessés. Partout, des revendications paysannes. Jusqu’aux milieux religieux, qui donnent leur aval aux soulèvements ! Cependant que débutent, sous la houlette de Pompidou, les négociations de Grenelle, au ministère des affaires sociales. Quand, soudain, coup de théâtre, le général, qui a sans doute fini par prendre la mesure du mécontentement, annonce un référendum pour le 16 juin.
Il est question de participation, un mot qui sera à la mode. Les réactions ne se font pas attendre : les rejets du PC, de François Mitterrand, de Pierre Mendès France, de ce référendum plébiscite, signe pour eux d’un pouvoir personnel abusif.

Jean Ducos passe me voir très tard dans la soirée. Il a manifesté et rentre à Lannemezan. Il est plus confiant que jamais. Ses petits yeux pétillants, son large sourire en témoignent. Il dit voir les germes de quelque chose qui va enfin changer. Ainsi, de Gaulle va devoir s’incliner. Lui qui croit qu’il va partir, comme en 46. Lui (comme mon ami Orange qui m’a téléphoné dans la journée avec des trémolos dans la voix) n’espère qu’en Mendès France. Ce dernier, plus que Mitterrand, c’est son homme. Il incarne son socialisme.
- Et dans ton lycée, demandé-je, comment ça se passe ?
Dans son lycée, tout le monde est en ébullition. Ses collègues et lui discutent comme il ne l’ont jamais fait. Finalement, ils se connaissent mieux. Des collègues, qui ne se tutoyaient pas, se tutoient.
- Ah ! mon pauvre Jacques, tu perds beaucoup à n’être pas à Rouen. Ça te changerait de Wagner !
Il me dit cela parce que nous en avons parlé ou plutôt que nous nous sommes écrits à son sujet. Et là, un abîme nous sépare.
Quand il a entendu Wagner, pour la première fois, à l’opéra de Barcelone, il s’est enfui avant la fin. A lui, méditerranéen, tout cet appareil germanique, tout ce niagara de musique sans mélodie, pèsent…
- Mais comment en es-tu arrivé là ? Ah ! oui : Emery !
5

Dimanche 26 mai ! A partir de ce jour, je crois déjà assister à l’essoufflement de cette aventure qui a commencé le 1er à paris et vient pourtant la veille de me donner l’impression que les choses sont en train de changer bougrement. Un conseil des ministres exceptionnel se tient ce jour-là. Et alors que Georges Séguy, au sortir d’une réunion dit vouloir renforcer les grèves et en rappelle les revendications essentielles, tout en mettant en garde contre des provocateurs armés prêts à intervenir à l’issue des rassemblements, l’Association des parents d’élèves (500 000 familles) demande à l’UNEF et au SNES-SUP de ne plus appeler à des manifestations de rue. Sur quoi le gouvernement entérine les mises en garde de Georges Séguy. Quant à l’UNEF, elle n’en appelle pas moins à une manifestation nationale le lendemain.
J’avoue que je n’y croyais plus beaucoup. En quoi j’avais tord. Je me disais que les revendications sociales et leurs discussions occuperaient la scène en place en place du prestige des turbulences révolutionnaires. Je me disais que les gens aspiraient à souffler, comme les parents d’élèves.
Or, le lendemain, le 27, c’est la fin des négociations de Grenelle, où Pompidou, qui paraît-il a failli démissionner, a parlementé trois jours et trois nuits consécutives avec des interlocuteurs successifs. Des acquis ont été obtenus : hausse des salaires, réévaluation du SMIG, droit de regard accru des syndicats dans les entreprises… Et les patrons seront contraints de céder plus qu’ils ne l’avaient fait au temps de Blum… Mais les ouvriers ne sont pas satisfaits. Il est vrai, comme le dira sur un écran de télévision bien des années après, une de mes amies rouennaises, photographe des grévistes de la région, Dominique Cordier, que les usines de l’époque étaient peu s’en faut semblables à celles de Zola : hiérarchie oppressive des cadres, des ingénieurs, des contremaîtres sur les ouvriers, en vue du rendement, surveillance inhumaine des allers-retours. (on appelle les allers-retours les visites bien obligées aux toilettes.)
Il en résultera (on le sait) un fléchissement de l’industrie et des trésoreries, dont une menace sur la monnaie ; et, l’inflation aidant, une montée de la spéculation, qui détournera vers la Suisse des millions de francs. Mais, dans l’immédiat, la direction de Citroën, sentant venir les problèmes, demande tout net l’expulsion des grévistes, de ses usines de la région parisienne.
Un conseil des ministres extraordinaire a lieu pour approuver le projet de loi soumis au référendum du 16 juin, tandis qu’au stade Charlety se tient un meeting dont, sur le moment, je ne soupçonne ni l’importance stratégique ni le dédale de politiques partisanes. 30 à 50 000 personnes.
Un climat électrique. Mais la CGT et le PC (qui d’ailleurs fait paraître ce jour-là une édition spéciale de l’Humanité) n’y sont pas représentés. Aussi Waldeck Rochet : « Il n’est pas possible d’aller au socialisme sans les communistes et, encore moins, en faisant de l’anti-communisme, comme au stade Charlety. »
En tout cas, malgré cette absence officielle, André Barjonet proclame : « Aujourd’hui la révolution est possible » Ce que je comprends, c’est qu’on agit à Charlety comme s’il n’y avait pas de Constitution ; et c’est cela, bien évidemment, la révolution. Mais il apparaît que la division demeure dans le stade même, où se trouve Pierre Mendès France.
Il appert qu’un bras de fer existe entre les tenants de François Mitterrand, appuyé par les communistes, qui voient avec lui l’occasion rêvée de former un gouvernement populaire et d’y occuper des postes, dignes de leur importance nationale et les tenants de Pierre Mendès France, appuyé, lui, par la CFDT et les meneurs des étudiants, qui voient, eux, avec lui l’occasion rêvée de limiter l’importance des communistes, dans une combinaison nouvelle. Ainsi gouvernerait-il au nom de la jeunesse ; et sa candidature est proclamée à grand orchestre.
Où Léon Émery voit enfin « un sérieux retour à la prose, après la poésie visionnaire des amphithéâtres »…
Le lendemain, 28 mai, la réaction des communistes ne se fait pas attendre. Partout, la GCT mobilise : à Nantes, à Saint-Nazaire, à Angers, à Toulouse…Tandis que réapparaît une silhouette un peu oubliée : celle d’un Cohn Bendit que l’Allemagne a retenu et qui est parvenu à franchir clandestinement la frontière ; qu’Alain Peyrefitte démissionne et que François Mitterrand tire les leçons de Charlety.
En habile homme de synthèse et surtout en rusé félin, il annonce qu’il sera candidat à la Présidence de la République si le « non » au référendum l’emporte (ce qui est, disons-le en passant, reconnaître l’institution en place) et constituera un gouvernement provisoire dirigé par Mendès France !
Le 29, les communistes sont pour le coup affolé : ils n’ont pas envie de travailler pour d’autres. Aussi, cette fois-ci, c’est la grande mobilisation, y compris sur la scène parisienne. Un immense défilé de sympathisants (800 000 dit-on) va de la Bastille à Saint-Lazare, dans le calme et sous le mot d’ordre : « Gouvernement populaire ! », mais en l’absence de FO et de l’UNEF.
Les autres grandes villes suivent. Jamais, semble-t-il, même au lendemain de la Résistance, ils n’ont paru être si près de réaliser leur fin. Mais hélas, ils apprennent que Mendès France se déclare intéressé à diriger un gouvernement de gauche ! (Cependant que le peintre Van Dongen meurt à 92 ans)
Mais c’est ce jour-là surtout qu’on nous annonce une nouvelle qui fait l’objet d’un coup de théâtre à la Ruy-Blas. On nous a déjà dit que le général, débordé, cherchait à démissionner. On nous dit maintenant qu’il a disparu sans prévenir personne, qu’un hélicoptère l’a emmené on ne sait trop où. On croit d’abord que c’est à Colombey, mais on apprend un peu plus tard avec stupeur que c’est à Baden Baden, quartier général de nos forces d’occupation, et qu’il s’est entretenu avec le général Massu. Alors on croit comprendre : Massu est ce grognard, qui marche au commandement. Et les rumeurs vont encore bon train : on parle de deux divisions se dirigeant vers Paris, qui en rejoindrait une autre, en manœuvre, commandée par le gendre du général… On se croit sous la commune.
En quelques heures, nous voilà plongé dans une sorte de fièvre obsidionale. De Gaulle se muerait-il en un nouveau Thiers ? J’ai alors l’impression que l’onde de choc de ces nouvelles ébranle non seulement les événements populaires de cette journée, mais encore, rétrospectivement, tous ceux qui se sont produits depuis le 1er mai ; et j’éprouve une sorte de nausée dont il me semble encore après quarante ans ressentir quelque chose.

Ce jour-là ? Réception d’une lettre de mon neveu. On me l’a apportée avec retard et j’en prends connaissance (très symboliquement), tandis que les plus folles rumeurs courent. Il a 14 ans ; il est au collège de Nogaro, qui dépend du lycée du même endroit. Comme il aime écrire et jouer les grands auteurs, j’ai droit à toute une littérature et aux exaltations de son âge. Ils sont, dit-il, ses camarades et lui, en pleine ébullition. On leur répète (et ils se répètent entre eux) que tout va changer : plus de classement ni de tableau d’honneur, plus de distribution des prix et de discours de fin d’année (ce qui me fait du coup songer que le mien également n’est plus d’actualité) ; plus de contraintes pédagogiques : chacun choisira ses matières et poursuivre ses recherches à son rythme, et les cours imposés seront désormais des discussions élèves-maîtres.
On leur a dit, aussi, qu’il ne fallait plus tellement apprendre, mais « apprendre à apprendre » et s’instruire tout en s’amusant. En attendant de voir ce que tout cela va donner, ils manifestent tous les jours, en compagnie de certains profs, qui se plaignent, eux, d’être surchargés.
Deux jours avant la rédaction de sa lettre, ils ont fait un siting : c’est à dire qu’ils se sont assis, deux heures durant, au carrefour de la place Jeanne d’Arc en arborant leurs slogans, afin d’interrompre la circulation des piétons et des voitures. Là, ils se sont bien divertis avec les gens qui leur disaient que ce n’était pas à eux de savoir ce qui leur convenait, mais aux adultes. Ils doivent, en principe, remettre ça. Mais alors, ils sont convenus entre eux de ce qu’ils répondront aux gens. En « manif », ils fument avec les filles, qui disent aux gars qu’ils sont bloqués sexuellement et sont encore des gamins ; et elles les embrassent tant qu’elles peuvent. Lui, il est embrassé surtout par E...S… une fille d’un an de plus que lui, elle est un peu grosse mais elle embrasse bien. Elle lui a dit qu’il serait désormais son copain officiel, par rapport aux copains de la classe ; qu’il allait devoir s’intéresser à elle et qu’ils s’occuperaient des mêmes choses ensemble. Par exemple d’égyptologie puisqu’il avait été en Egypte voir sa mère qui habitait là-bas provisoirement, qu’il y avait aimé tout ce qu’elle lui avait montré, et qu’elle aussi était folle de tous les documents parlant des pharaons et de leur art. Ils pourraient même envisager de se marier et partir là-bas tous les deux…
On conçoit que, ce soir-là, en même temps que j’attendais impatiemment l’issue de l’affaire du Général, je m’empressai de répondre à mon neveu, pour le calmer.



6

J’ai beau faire : le 30, je suis à l’écoute des événements et il ne se passe rien. La télévision, du moins, n’annonce rien. L’infirmière en chef, qui sait que je suis attentivement l’actualité, vient me dire, en hâte, qu’on a entendu de Gaulle à la radio. Alors je réussis à capter, sur mon transistor, la reprise des propos : « J’ai pris mes résolutions… » En trois ou quatre minutes et en phrases cinglantes, le général déclare qu’il ne part pas, en appelle aux Français contre les conspirateurs, annule le référendum et annonce d’immédiates élections législatives…
J’apprendrai, plus tard, les raisons du refus de la télévision à transmettre le message : de Gaulle ayant tenu à ce qu’aucune voix de l’opposition ne puisse lui répondre. Ainsi sa voix impérieuse retentit seule sur les transistors, rappelant celle du 18 juin sur les ondes interdites…
Incroyable ! Deux heures après, une foule d’un million de supporteurs défile sur les Champs Elysées en chantant La Marseillaise et en acclamant de Gaulle. Les grandes têtes de sa majorité sont au premier rang, comme une galerie de portraits mobiles que la pellicule fixe au mur de l’Histoire : Debray, Malraux et les autres…
On croit rêver : d’où tout ce monde est-il sorti en si peu de temps ? Les syndicats ne mobilisaient à la rigueur que trois cent mille personnes ! tous ces cars bondés, toutes ces forêts de drapeaux tricolores ne sont pas tombés du ciel. Maintenant, on allègue, pour l’expliquer, l’existence de ces comités de défense de la République (CDR), dont on signale les premières apparitions le vendredi 24, jour des émeutes nationales. Défenseurs ardents du gaullisme, ils pourraient avoir influencé autre autres les anciens combattants. Mais on peut aussi imaginer, tout simplement, que ce cri gaullien, poussé tel un cocorico dans une France désemparée, y a touché la multitude de gens inquiets de ce qui se passait sans l’apparence d’un terme, mais qui n’osaient pas se manifester.
Un appel laconique, déchirant, a brisé le voile épais de l’attente de tous ces gens. Ainsi agit souvent en Histoire, l’impondérable.
En quelques heures, les étudiants disparaissent, les ouvriers sont à leur travail, et, l’essence étant redevenue libre, beaucoup de Français retrouvent, heureux, le chemin de leur station de réapprovisionnement, pour enfin pouvoir repartir en week-end. Un calme impressionnant s’étend sur tout le pays : celui de la mer assagie après la tempête.
C’est dans cette atmosphère de calme que je quittai la clinique. Le séjour que j’y passai aura été finalement pour moi l’unité de temps et de lieu d’où j’aurais vécu Mai 68. Chacun, après tout, a les souvenirs qu’il peut.
Les visites de mes cousines et de leur mère, celles de Jean Ducos, la profession de foi du docteur, la lettre de mon neveu… autant d’étapes inscrites dans ma mémoire, telles des bornes milliaires ayant ponctuée le trajet des événements d’alors. Des bornes milliaires le long d’un itinéraire, dont je pouvais me demander sur quoi il avait débouché dans l’immédiat et s’il aurait des effets durables à long terme.
Pour le moment, il y avait certes la menace d’une monnaie et celle de la spéculation. Mais il y avait les acquis sociaux, l’affermissement du pouvoir syndical, malgré la division CFDT-CGT affaiblissant le pouvoir ouvrier, les réformes déjà envisageables dans les collèges, les lycées et l’université et, enfin, l’idée de participation ! Maintenant, aurait-on agi pour rien dans certains milieux désireux de faire bouger les mentalités ? Mon optimisme se refusait à le croire. Je pensais plutôt que, sous l’ordre désormais revenu, quelque chose était là, inaltérable quoique informe, une réalité chaude et recouverte pour l’instant de cendres mais avec laquelle nos dirigeants auraient à compter.
Quand je quittai la clinique, le premier juin, chacun de mes soignants vint me saluer : le docteur, l’infirmière en chef, les aides, la femme de salle. J’avais été pour eux, me dirent-ils, outre un malade, la plaque sensible où s’étaient imprégnés les événements du mois, qu’ils avaient ainsi suivis de plus près.
Rentré à Nogaro, j’y avais une lettre de mon ami Orange. Il était déçu par la manière dont les événements avaient tourné. Pour le moment, le regard se dirigeait vers ceux de Prague, où il y avait comme un espoir.
De retour à Rouen, je retrouvai mon collège. Les cours y avaient repris normalement, à la grande satisfaction du principal, qui se promenait toujours avec le journal La Croix sous le bras. Certaines habitudes étaient changées. Ainsi, il n’y eut pas la traditionnelle distribution des prix, mais, à la place, une petite fête, où je n’avais pas à faire mon discours.
J’avais très vite repris le chemin de la maison Orange. Mon ami s’était procuré de nouveaux disques ; en particulier une nouvelle version des quatuors de Beethoven et beaucoup de musique religieuse du Moyen-Âge. Ainsi, reprirent nos auditions et j’avoue que, focalisé par les événements, j’avais un peu laissé la musique de côté. J’éprouvai une grande satisfaction à réintégrer cet univers où le discours n’est plus la référence. Ce silence soudain des idées, des évaluations, au profit d’émotions d’un autre genre (encore qu’elles illustrent des intentions diverses), me fit penser que l’homme n’est pas un animal politique, même si, pour Marx, la musique est avant tout le miroir des institutions d’une époque, et s’il n’y a pas, selon lui, de musique pure…
Mais ce mois-là fut aussi celui des élections annoncées. La campagne électorale se déroule sans aucun incident, comme si de rien n’avait été. Pompidou, quoi qu’il ait eu des différends avec de Gaulle, même la propagande de la majorité sous les hospices d’un nouveau sigle ; l’UDR (union démocratique républicaine), et les rivaux ont l’air, ma foi, de jouer le jeu, à l’endroit d’un gouvernement qu’ils jugent illégal. Finalement, le 23 juin, c’est un triomphe pour le général, ses gens ayant à l’assemblée la majorité absolue, qu’aucun parti français n’a jamais eu, et ses rivaux remplissant sagement le rôle d’opposants, nécessaire à toute démocratie. Quand on voit cela, on imagine à peine que de Gaulle était seulement à neuf mois de sa chute, tant le destin a ses pièges et ses lois dans le monde politique comme ailleurs…

Quand je retournai chez mes amis Orange, après le scrutin, je trouvai deux personnes effondrées. Ils avaient eu quelque espoir à un moment, même s’ils ne partageaient pas tous les débordements et raisonnements des étudiants ; et ils étaient en train de s’apercevoir que c’en était fini d’une certaine France.
- Mais enfin, me dit mon ami, où sont les Français ? Que sont-ils devenus ? Il n’y a plus rien à attendre d’eux. Ma fille, vous vous en doutez, est réjouie. Par égard pour nous, mon gendre ne se manifeste pas, mais je le soupçonne de voter comme elle, car c’est un Chouan dans le fond ; vous savez : c’est un homme de l’Ouest !
- Pour le peuple français, dis-je, c’est sans doute qu’il aime bien bousculer ou voir bousculer les choses, qu’il jouit du désordre comme d’un divertissement. Mais, alors que la peur finit par s’emparer de lui, il devient curieusement très légaliste.
- Ah ! mon pauvre, fit-il, je mourrai donc avant de revoir le parti socialiste en France.

7

En octobre 68, Emery a fait sa conférence annuelle à Rouen, chez Mademoiselle Lenoir. Avant que les gens n’arrivent, nous avons parlé ensemble des événements de mai et, en particulier de la révolte estudiantine.
J’étais assis devant un aveugle et j’avais pourtant l’impression qu’il percevait de moi le moindre frémissement. Les fenêtres de notre hôtesse donnaient sur un jardin où j’apercevais les couleurs finissantes de l’automne. Cette maigre végétation me rappela soudain celle, luxuriante et printanière, associée dans mon esprit aux événements bruyants et apparemment décisifs du soulèvement estudiantin.
- Il me semble, dis-je, qu’on peut voir, dans la révolte des étudiants, une image de toutes ces explosions qui, dans l’Histoire, interrompaient le cours normal des choses. Je pense à ces bacchanales ou à ces saturnales où toutes formes d’irrévérences étaient perpétrées, où l’on se réjouissait de mettre le monde sens dessus dessous, qui avaient comme fonction d’être des moments de défoulement apte à endiguer la violence qui s’était accumulée jusque là et à permettre un retour à l’ordre et à la loi.
- Vous avez raison, me dit-il. Vous pourriez même poursuivre votre idée. Le Moyen-Âge n’avait pas non plus ignoré ces fêtes des fous où le dernier des derniers s’asseyait en vêtements sacerdotaux sur le trône de l’évêque, où l’évêque, lui, s’affublait d’un bonnet d’âne, au nom d’un renversement systématique des rôles, et où…où… Je vous passe tout le reste que vous connaissez. L’époque n’avait pas ignoré non plus les chahuts d’étudiants en Sorbonne, perpétrés sous l’œil approbateur et amusé des professeurs et des prêtres, ceux-ci même se mêlant parfois joyeusement à l’ivresse des étudiants. Rabelais a très bien saisi les rythmes et les éclats de ces défoulements et Goethe, plus tard, a décrit avec pénétration le temps des carnavals italiens, où les parents obéissent aux enfants, les maîtres aux valets et où l’hilarité et l’absurde n’avaient plus de frein. Mais je voulais vous dire qu’il était réservé à notre époque d’en faire une chose fort sérieuse, c’est-à-dire associée en une passion réformatrice et, pour moi, finalement, à une manifestation de la déraison, à une mixture si vous voulez de l’anarchisme d’un Bakounine et de l’existentialisme d’un Sartre.
Je m’étais attendu à ce qu’il en arrivât là.
- Vous ne voyez pas , fis-je encore, que cette révolte de la jeunesse s’explique par un rejet profond de la société moderne, industrielle et capitaliste. Ses chaînes, sa servitude… Ainsi, à la victoire matérielle la plus incroyable de l’humanité répond le déni des étudiants, leur volonté de destruction, leur aspiration à un retour à des normes plus simples, plus archaïques. C’est un retour du mythe du bon sauvage finalement.
A Rouen, au Musée des antiquités, on voit un peu de cet état d’esprit, inscrit dans un bas-relief. Face à l’enrichissement de l’époque renaissante et à ses obligations, il y avait la fuite de certains navigateurs à la recherche de paradis perdus… Finalement, on veut se déciviliser à l’image des Indiens chez qui l’on va et qui apportent en fin de compte plus qu’on ne peut leur apporter ?
- Une fois de plus, vous avez raison. C’est pourquoi, voyez-vous, ces mouvements de révolte juvénile sont nés aux Etats-Unis. Avec la vague hippie, entre autres. Tout se retrouve dans ces mouvements : l’anarchisme à la Thoreau, la volonté de vivre en marge des villes, l’appel de la nature, le désir d’y vivre dans la joie et la liberté sexuelle -mais aussi, chez certains, la recherche de communautés ascétiques, touchant l’alimentation et tout le reste. Et, ici et là, le déni du profit et de l’argent. D’où le rapprochement avec les plus miséreux, blancs ou noirs. Sous l’égide du nihilisme révolutionnaire de Marcuse.
Je ne lui dis pas mais il m’avait été donné de comprendre les réactions d’un Marcuse face à cette société que nous évoquions…
- Oui : on peut dire que la jeunesse américaine, continua-t-il, était préparée à ce vertige. D’abord à cause de tout ce qui s’étalait autour d’elle. Ensuite « en raison du laxisme qui prévalait dans les familles, le despotisme de l’enfant y étant admis plus que partout ailleurs et ne pouvant que rendre ce dernier insatiable, car telle est la loi du désir. »
Je retrouvai là son moralisme intransigeant.
- Il était inévitable, poursuit-il enfin, que l’épidémie gagnât la France, d’un part avec retard, de l’autre avec plus d’intensité. Avec retard, car les disciplines familiales y persistaient ; avec plus d’intensité, car un ensemble de facteurs délétères s’y présenta au même moment : hantise du chômage pour les jeunes, entassement de la population scolaire dans des salles trop exigües, routine et sclérose des méthodes d’enseignement ; enfin, il faut le reconnaître, afflux d’adolescents impatients, intégrés dans un système dont ils ne ressentaient pas la nécessité, par suite d’un manque de goût pour les études désintéressées.
Ici, il fit une pause. Il sembla chercher ce qu’il avait encore à dire. Il ne trouva rien. Puis, se ravisant et son visage se réanimant au point de donner l’impression que ses yeux voyaient soudain, il ajouta :
- Les raisons qui ont poussé la jeunesse à se révolter ne sont pas prêtes de disparaître : l’action révulsive de la société technocratique, l’excès d’une civilisation par trop urbanisée, la cassure entre les générations, et une université qui, quoiqu’on fasse, demeurera problématique. Seul, l’accès à la culture au sens large du terme, et aux valeurs suprêmes qu’elle véhicule, me paraît le remède le plus approprié à tout cela -à défaut d’un accès à la religion.
Un autre ordre de réflexion me vient à l’esprit. Il concerne les communistes. Ces derniers ont manifesté une telle modération , un tel désir de montrer leur force sans avoir à s’en servir, qu’on peut voir là (que certains ont vu là) une connivence avec le pouvoir d’en haut -les Soviétiques préférant avoir, entre leur bloc et les Etats-Unis, une France indépendante plus que rougeoyante. Sans qu’il soit besoin de mettre en cause la médiocrité des chefs, il faut voir là le fait d’une URSS déclinante, qui aura peut-être besoin de l’Occident, et souhaite qu’on utilise pas trop les trompettes d’alarme au sujet de son impérialisme.
Déjà les gens arrivaient pour entendre la conférence, portant sur les risques de guerre générale dans le monde actuel. Il y avait des gens de tous horizons politiques, dont certains ne partageaient pas les points de vue d’Emery, mais dont la plupart reconnaissaient en lui une hauteur de réflexion peu commune.
L’un d’eux, un personnage appartenant au barreau, de petite complexion mais de grande éloquence, et dont la sensibilité politique ne faisait pas de doute, l’interrogea sur de Gaulle. Il lui dit que la complète et flatteuse victoire électorale des gaullistes avait ses inconvénients. Il pourrait en résulter à la rigueur une somnolence conservatrice chez les hommes de la majorité, plus préoccupés à occuper des places qu’à se lancer dans de nouvelles aventures. Tel n’est pas, fit-il alors, le raisonnement de de Gaulle. Seul, ayant senti sur lui le vent de l’abîme, il est certainement conscient qu’il doit à la France encore autre chose -qui, vu les événements, ne peut-être que social.

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