lundi 10 septembre 2012

Janvier 1961
Ancrage

Je me souviens de la pluie tranquille de ce jour, à la fin des congés de la Noël. J’avais laissé la Normandie dans la lumière exceptionnelle d’un soleil d’hiver et le la retrouvais par un temps maussade.
La seule personne du compartiment du train qui me ramenait à Rouen, était un personnage curieux. Un être long, maigre, dégingandé, le visage osseux et glabre, d’une pâleur anormale, assis en face de moi depuis Vernon. Il m’observait avec des yeux illuminés et fixes, comme montés sur pédoncules, et tous ses traits semblaient aussi me sourire : un sourire pareil à une sorte de don.
Nous ne nous parlâmes pas malgré cela. Je résistai à engager toute conservation, n’en ressentant aucunement l’envie. Nous étions dans le couloir et avions sous les yeux la colline Sainte-Catherine et le Cimetière monumental qui la coiffe. Mais le train, exceptionnellement, s’arrêta et on nous annonça quelques instants d’arrêt, pour cause de travaux. L’homme était derrière moi. Soudain, il posa sa main sur mon épaule.
Je ressentis alors un étrange frisson dans tout le corps, comme surpris de me sentir soudain relié à des forces extérieures qui m’investissaient. C’est à peine si je trouvai la force de tourner le cou. L’homme me dépassait d’une tête, il retira sa main. Je me retournai complètement.
- Ne vous effrayez pas, me dit-il. Je suis voyant. Je vous ai beaucoup senti depuis Vernon, parce que vous m’avez d’emblée été sympathique. Et je veux vous faire profiter de mes dons. J’ai cru lire dans vos pensées que vous vous posez des questions relativement à votre avenir immédiat. Il y a en vous comme une impatience de réaliser quelque chose. Quoi ? Je ne sais pas exactement. Je peux vous dire qu’il se passera quelque chose. Mais, je vous donne un conseil : restez là où vous êtes. Je n’ai pas besoins de détails sur vous. D’ailleurs, je n’aurais pas l’indiscrétion de vous les demander…
Le train, à ce moment-là, redémarra, puis s’apprêta à entrer en gare. Interloqué, je remerciai l’homme pour son aide. Il me dit qu’il n’avait pas à l’être. C’était en lui une force qui avait parlé et qui n’était pas lui.
- Quand même ! Je remercie alors cette enveloppe qui est vous et qui a permis à cette force de s’exprimer ! fis-je en souriant.
- Ah ! Si vous le prenez comme ça, j’accepte vos remerciements, dit-il.
En me quittant sur le quai de la gare, il reposa sa main sur mon épaule et il partit sans se retourner. Pour moi, j’avais l’impression d’avoir eu une consultation inattendue avec la Pythie de Delphes ! Ce qui m’étonnait dans tout cela, c’était qu’en fait je m’étais posé la question, en vacances, de savoir si j’allais encore rester longtemps chez les Suttin et si je n’allais pas plutôt m’installer en fin dans un appartement.
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Sur le seuil de ma chambre, je trouvai un mot épinglé à la porte : « Dès que vous serez arrivé, venez me voir au petit salon ». Signé : Marguerite Suttin.
Lorsque j’eus frappé, elle ouvrit et elle était, contrairement à son habitude, vêtue de noir. Je la regardai interrogativement. Elle me dit : « Ne cherchez pas plus loin : il est mort ! »
Elle alla se rasseoir dans son fauteuil habituel où je compris qu’elle était en train de tricoter pour les filles d’une œuvre dont elle avait la charge avec deux ou trois autres dames : disant ne jamais vouloir perdre de temps, la vie étant trop courte. Le tricot était en effet au pied du fauteuil, sur un petit guéridon.
Je m’assis en face d’elle. Il était mort la veille. Il avait succombé à une crise d’urémie au cours de laquelle il avait jeté avec violence tout ce qui se trouvait à ses côtés et il lui avait dit des choses désagréables comme font souvent ces malades. Il avait eu, avant, deux crises et le médecin l’avait alors informée de l’issue fatale à brève échéance. Il était au grand salon, où on alla le voir. On l’avait mis en bière le matin même et il reposait, la tête appuyée sur un coussin rouge, le visage d’autant plus lisse qu’il n’avait jamais rien exprimé, entouré des flèches et des calebasses, des masques et de toute la quincaillerie zouloue qu’elle avait fait dépendre des murs et étaler autour de lui, pour qu’il fût, comme les pharaons morts, au milieu de tout ce qu’il avait aimé.
Elle n’avait averti personne : la mort, à cet âge, étant dans l’ordre des choses. Elle enverrait les faire-part après les obsèques. Le baron le veillerait cette nuit, pour que les mauvais esprits (dont il connaissait les noms depuis son séjour africain) ne vinssent pas le chercher. Elle l’embrassa sur le front, en l’appelant son petit père : « Dors bien, mon petit père ! » et elle m’invita à prendre le thé. Elle avait fait acheter au baron, pour la circonstance, un thé spécial dont les arômes indéfinissables étaient si capiteux que, très proustienne ment, je les évoque toujours depuis, mais sans pouvoir dire quels ils étaient et donc sans pouvoir me les procurer. Comme elle savait que le mercredi je n’avais pas classe, les obsèques ayant lieu ce jour-là, elle me demanda de l’accompagner, elle et ses enfants, à Orléans, où elles devaient se dérouler.
- Vous savez, me dit-elle, il ne vous détestait pas. Quand je la quittai, ses enfants arrivèrent.
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Vers dix heures, nos deux voitures arrivèrent à Orléans, par un soleil éclatant. Le passage du fleuve scintillant correspondait dans mon esprit à un passage de la ligne. Sur la planète, ce passage c’est l’Equateur ; en France, c’est la Loire ; et, pour Maurice Suttin, dont nous amenions la dépouille, ç’avait été, un peu avant, la mort… Mais je ne savais pas vraiment si, pour lui, ce passage débouchait sur un véritable ailleurs -la mention faite aux esprits africains m’ayant paru peu convaincante.
Nous arrivâmes bientôt dans l’un des faubourgs de la ville et nous entrâmes dans la cour d’une immense bâtisse dont j’avais appris, dans la voiture, qu’elle était la maison-mère de l’ordre des religieuses en civil dont la sœur de Marguerite Suttin, mère Jeanne, était l’abbesse.
La façade, très longue, était percée d’une suite de fenêtres égales, sur trois étages et l’entrée avait une belle porte à deux vantaux cloutés, surmontée d’un bas-relief où se détachait une simple croix. Quand nous descendîmes des véhicules, un groupe de religieuses (les filles de Jeanne, comme les appelait marguerite) se pressèrent autour de nous, avec un jacassement d’oiseaux et l’empressement naïf de filles un tantinet immatures de n’avoir pas connu les aléas de la vie réservée aux autres femmes. Elles se jetèrent sur la fille, le gendre, le petit-fils, et surtout sur la fameuse sœur de leur supérieure -qu’elles paraissaient bien connaître. Les ambulanciers descendirent la bière et nous nous retrouvâmes tous, peu après, dans la chapelle où allaient être dite la messe et les prières des morts.
Je ne voyais bien dans cette chapelle que le clignotement incertain des cierges dans la pénombre, les volets des fenêtres ayant été fermés. Je voyais en effet, comme fantômatiquement, l’aumônier officiant au-delà de la bière ; mais par contre je revoyais nettement avec une récurrence que je me reprochai, le ruban scintillant de la Loire que nous avions traversé ; et, refoulant ces images, je tâchai de ma concentrer sur l’office.
Après la cérémonie, nous devions nous rendre au cimetière. Mais le froid s’était installé malgré le soleil et nous fûmes invités à prendre un café chaud. Tout le monde étant dans l’entrée pour cette consommation, je voulus aller me recueillir sur la bière, manière de rattraper ma distraction précédente. J’aperçus alors quelque chose d’inattendu, comme j’étais un peu dans le noir. Sœur Jeanne entra et moucha par économie toutes les bougies, à l’exception des quatre entourant le cercueil. Je retenais mon souffle pour ne pas qu’elle s’aperçut de ma présence. Le cimetière fut une épreuve pour Marguerite Suttin, car elle devait voir ouvert le caveau où elle avait déposé son fils quelques années avant…
Le repas qui suivit devait rester gravé dans ma mémoire, sans altération. Il eut lieu dans le grand réfectoire où, sur le mur aveugle, était une reproduction de la Cène de Vinci et, tout au fond, face à l’entrée, une cheminée de marbre surmontée d’une croix. Une longue table était dressée, assez cossue, mais évitant toute brillance, par déférence à l’austérité de l’ordre.
Les fenêtres sans rideaux permettaient la vue d’un parc immense, où alternaient les conifères d’un vert profond et le squelette dépouillé d’autres espèces. Le soleil était toujours au rendez-vous : il inondait la salle d’une lumière intense et jetait des rais sur le service de table auquel il donnait la brillance qu’on n’avait pas voulu qu’il ait au départ.
Les filles étaient assises de part et d’autre de la table, dans leurs vêtements divers mais toujours sobres. Il n’y avait personne aux deux bouts. Nous, les Rouennais (la fille, le gendre, le petit-fils de Marguerite, Jean-Marc, elle et moi-même) étions de chaque côté de sœur Jeanne qui occupait le milieu de la table, face au mur aveugle et à la reproduction.
Le repas débuta par un moment de silence, à la mémoire du mort, suivi des prières habituelles. Puis les langues se délièrent. Les filles contenaient mal certaine excitation, comme s’il y avait là, pour elles, finalement, un événement. L’une d’elle se manifesta un peu fort et sœur Jeanne, très discrètement, la rappela à l’ordre. Une autre se leva, marcha d’un pas assez sûr, croisant même un peu brutalement une fille en train d’apporter un plat, et, sans s’excuser, vint se pencher sur sœur Jeanne et lui parla très doucement à l’oreille.
Nous comprîmes tous que cette audace n’était pas appréciée de la plupart des filles, qui réagirent chacune à leur manière. Si le geste était répréhensible, que devait être le contenu des propos ? Il y a toujours partout des brebis galeuses, pour ne pas dire égarées ; ce dont témoignait, en face, la Cène de Vinci !
Quand on fut au dessert, sœur Jeanne, sans se lever, parla. Elle dit qu’en cette journée ensoleillée, tout devait être à la joie. A la joie intérieure, celle qui s’exprime ni par des cris ni par des rires. Celle qui est le sceau de tout accomplissement. Ainsi, pleins de cette joie, avions-nous à saluer le départ de Maurice.
La mort, dit-elle, est, en fait, ce qui peut nous arriver de meilleur. Le péché nous ayant plongé dans l’ombre des souffrances et des choses qui ont une fin. C’est pourquoi dans cette vie nous sommes dans l’attente de la Joie du Seigneur. Et voilà qu’avec la mort nous la touchons de près. Nous la réalisons. Nous atteignons le royaume d’où le péché nous avait chassé et que Jésus est venu reconquérir pour nous. Car, ne nous y trompons, fit-elle, en citant Saint Paul, nous voyons tout ici bas comme « dans un miroir », comme « en énigme » ; mais, alors, ce sera « face à face » ; alors apparaîtra ce qui est « parfait » et disparaîtra ce qui est « partiel ». Vu que nous sommes faits pour l’éternité.
Et, ayant parlé pas du tout sentencieusement, presque à demi-mots, elle invita tout le monde à se recueillir en pensant à Maurice ; mais sans tristesse -presque avec le sourire ! Jean-Marc, le petit-fils, dit alors qu’on pourrait boire à la nouvelle santé de son grand-père. Il disait cela, manière de provoquer un peu sa tante. Elle fit : « Pourquoi pas Jean-Marc ! Mais pas du vin, de l’eau ! »
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Quand nous regagnâmes Rouen, il y eut un moment très court où je me trouvai seul avec sœur Jeanne. Elle me prit à l’écart, sous couvert de me saluer.
- Je vais vous demander quelque chose, me dit-elle. Est-ce que je peux me permette ?
Je m’attendais à ce qu’elle voulût savoir où j’en étais en matière de religion. Mais au lieu de cela, elle fit :
- Je vous pose cette question comme je sais que vous vivez depuis déjà pas mal de temps chez Marguerite. Savez-vous si elle a fait venir un prêtre pour Maurice ? Car, vous comprenez : Dieu a besoin des prêtres comme l’esprit a besoin de la main…
C’était la chose que je savais le moins.
- Ah ! excusez-moi, fit-elle.
Et c’est ainsi que je quittai alors cette femme, à qui, par la suite, je continuerai longtemps à poser (en pensée) certaines questions, à la fois naïves et profondes.
Dans le monde du Big Bang, de son explosion initiale, de la formation qui s’en est suivie du temps et de l’espace ; dans le monde des galaxies avec leurs trous noirs, de leur fuite et de leurs confrontations épisodiques, créatrices de violence, mais où les îlots de stabilité et de calme relatif des systèmes solaires permettent l’apparition de la vie et de son évolution progressive : celle de l’homme en particulier -où est Dieu, sœur Jeanne ? Où est Adam, le premier homme ? Où sont le paradis et le péché ? Où sont le Juge et sa sanction ? Par contre, je ne la taquinais jamais sur la question du Royaume. Qu’il fût celui de la Bible ou celui de nos modestes savants, je comprenais que ce monde, bâti sur la souffrance, l’inachèvement et la fugacité des êtres, la séparation des consciences, avait toujours besoin en effet de la consolation d’un Royaume, et ce malgré mon influence nietzschéenne…
D’un Royaume, annoncé pourquoi pas par quelque Christ, d’un appel à l’unité et à la somptuosité de l’Un -surtout en des temps où s’étaient perpétrés et se perpétraient les crimes les plus odieux jamais commis par l’humanité, en Allemagne, en Russie, en Chine…
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Vers onze heures du soir, nous étions de retour à Rouen. Pour Marguerite Suttin, c’était un retour dans une maison trois fois abandonnée : par sa fille d’abord, lors de son mariage, par son fils ensuite lors de sa terrible tragédie, par son mari maintenant…
Les pierres, les jardins demeuraient, mais toujours plus lestés du poids des souvenirs. Cependant, elle ne manifestait pas ses états d’âme ; c’était moi qui les imaginais plutôt en elle. Elle eut, au contraire, un réflexe de survie inouï, tiré du fond des mystères de la vie, de ses régénérescences, de ses adaptations aux circonstances nouvelles…
Le baron nous attendant, elle lui commanda tout de suite un en-cas très copieux, prélevé dans ses conserves : du foi, du saumon et un Bordeaux Saint-Emilion, car on avait peu mangé, comme d’habitude, chez sa sœur. Elle me demanda de partager le repas avec elle et mangea de bon appétit, disant que les séparations et les deuils l’avaient toujours affamée et que se restaurer était sa façon à elle de résister. Et, comme une illustration du fameux « meurs et deviens ! », pris à bras-le-corps, elle dit vouloir me faire une proposition importante, qui aurait une incidence sur ma vie et donc sur la sienne, si elle se réalisait. A ces mots, je compris tout de suite qu’il s’agissait : je revis en un éclair le visage osseux et pâle de l’homme du train et ressentis à nouveau sa main sur mon épaule.
Elle se doutait bien que mon installation chez elle était provisoire : elle voulait la rendre normale. Dans la mesure où je continuerais à vivre seul (elle connaissait cependant le nombre de mes connaissances et de mes visiteurs), elle m’offrirait la moitié de sa maison et se retirerait au petit salon, où elle tricoterait, lirait, entendrait de la musique et recevrait. Nous nous partagerions la cuisine et la salle à manger et le baron serait aussi à ma disposition, même lors des invitations que je ferais…
Pour les comptes, je m’arrangerais avec lui. Comme j’évoquai le montant de ce loyer conséquent, elle me dit en souriant que les choses resteraient en l’état. (L’état, c’était toujours le versement de la même modique somme destinée à payer au moins une partie de mes dépenses d’eau et d’électricité). Ce qu’elle attendait de moi, par contre, c’était que je continue à l’informer de mes lectures et à diriger les siennes touchant les auteurs contemporains.
-Alors, madame, fit le baron, quand il vit notre conversation achevée et qu’il eût fini de nous régaler, comment ce sont passées les obsèques à Orléans ?

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