Fin juillet / début août 1969
Fernand Ferré
Çatal Höyük
Après l’alunissage, je ne restai pas à Nogaro. Je devais remonter à Rouen, en compagnie de Marguerite Suttin. Là, une lettre de Fernand Ferré m’attendait. Je la reconnus à sa suscription soignée : une graphie impeccable, un point après la mention de mon nom, une virgule après celle de ma rue, puis la réapparition de mon numéro de rue et encore un point. Et ainsi jusqu’au bout…
Notre correspondance avait commencé en 1955, alors que j’étais au service militaire. Elle m’avait touché en Allemagne d’abord, puis en Algérie. Quand Fernand Ferré quitta Rouen, elle me parvint alors de Chateaubriand puis d’Ancenis où il déménagea une seconde fois. Il me répondait avec une régularité sans faille, poursuivi qu’il était par le souci de me voir réaliser certain équilibre intellectuel et moral, au travers de mes lectures et de la recherche patiente de mon écriture : il disait de mon « style » !
Pour lui, le seul endroit d’où je pouvais découvrir ma vérité et dont il se gardait bien de m’en imposer aucune… Mais, ce jour-là, comme j’avais du temps, une idée me vint : celle de relire l’ensemble de toute notre correspondance. Je passais, à le faire, des moments exaltants : j’avais l’impression de découvrir et d’apprécier enfin à sa juste mesure les qualités de pensée éminentes de cet homme, l’originalité de ses démarches, la variété de ses points de vue, sans que cela nuisît à l’unité de sa personnalité fortement dessinée. Ce que la lecture de chaque lettre ne m’avait pas permis d’appréhender, la lecture de tout l’ensemble épistolaire me le permettait. Chaque lettre m’avait incliné à penser que son intérêt venait de ce qu’elle répondait toujours, avec force, à la demande que j’avais formulée et qu’elle m’était par-là infiniment personnelle. Dégagée de ce parti pris égoïste, cette nouvelle lecture me révélait l’originalité profonde de personne de mon maître. J’étais quelque peu sidéré de ne pas m’en être plutôt rendu compte.
Peu de personnes, me disais-je, auront eu finalement la chance insigne d’être suivies en leurs années d’apprentissage et de formation (pour reprendre à Goethe ses formules) par un esprit lucide et cultivé. Sans être fastidieux, je ne saurais énumérer les conseils, les propos dont cette correspondance était riche. La méfiance à l’idée de certaine philosophie du progrès, les dérives que celle-ci engendrait, les exactions qu’elle permettait : la méfiance à l’idée d’atteindre quelque chose de définitif en philosophie.
Je lisais à l’époque Spinoza et Hegel, Fernand Ferré me recommanda de ne pas me laisser trop impressionner par la forme mathématique de l’Ethique, l’essentiel étant dans les scolies. Surtout il me porta à croire, connaissant ma bonne volonté, qu’après ces lectures, je n’aboutirai pas pour autant à une certitude définitive, ni sur Dieu, ni sur autre chose : le définitif n’existant pas pour lui dans le domaine de l’esprit : il n’y avait jamais que du transitoire, lequel, il est vrai, pouvait durer.
La méfiance quant à la recherche de certain absolu, celui-ci (Kant dixit) n’étant pas accessible à l’esprit et il aimait répéter : « Croire n’est pas comprendre », en dépit de Pascal. La méfiance encore quant au désir d’encyclopédisme qui me tentait à une certaine époque et où, disait-il, je courais le risque de me noyer. La méfiance toujours et toujours, vis à vis de l’idée de destin, que j’avais sans doute dû évoquer, pour expliquer que nous sommes prisonniers de notre nature car on risque d’aboutir alors au fatalisme et à tout ce qu’entraîne l’adaptation d’une idée aussi inconsistante, en oubliant que le temps nous transforme, du fait qu’il nous met en contact avec une infinité de possibles, entre lesquels on a, dans une certaine mesure, la liberté de choisir… D’où, pour lui, l’erreur du marxisme et de son fameux « sens de l’Histoire » alors que, dirait le bonhomme Hugo, « l’avenir est à Dieu ! »
Mais il n’y avait pas que méfiances à envisager. Il n’y avait aussi de franches positivités. Il y avait, par exemple, que naître et mourir étant des banalités, cependant la vie dans l’intervalle, ne méritait pas l’indignité où certains la tenaient, ni non plus les dithyrambes que certains en faisaient. Il y avait, encore, que la bêtise existait mais qui ne devait pas pour autant nous éloigner des autres, car celle-ci, tout bien considérée, était une puissance, une puissance avec laquelle il fallait compter « Je n’irai pas jusqu’à dire comme quelques-uns qu’elle mène le monde ; mais il est sûr qu’elle joue un rôle considérable dans la vie des hommes et des sociétés. Et l’on risque de ne rien comprendre aux uns ou aux autres si l’on méconnaît la bêtise, ses démarches, ses illusions, ses confusions, ses goûts de l’apparence et du superficiel. Ajoutons que, même si l’on n’accepte pas la thèse bergsonienne, selon laquelle l’intelligence est une simple faculté fabricatrice, il est injuste et dangereux de ne considérer chez un homme que les qualités intellectuelles. Les qualités du caractère, les qualités de cœur ont au moins autant d’importance que la capacité de former et d’organiser des concepts : les héros et les saints ne sont pas toujours de grands esprits. Si vous voulez bien réfléchir à tout cela, mon cher Junca, vous vous apercevrez que l’aversion pour la bêtise ne justifie pas absolument l’introversion de certains : la curiosité pour l’homme n’est jamais tout à fait déçue. »
Pour venir à un autre domaine, malgré Valéry, le roman est un genre noble mais qu’il n’y a pas, à proprement parler, de technique du genre. Chacun, s’il a du talent, peut en disposer à son gré, même si, pour lui, le roman français contemporain lui paraissait quelque chose de formel et d’ennuyeux.
J’ouvre ici une parenthèse : curieusement, à cette même époque, j’avais écrit à François Mauriac et m’étais adressé à lui en tant qu’homme du Sud-Ouest. J’étais né près des régions-mêmes où il avait situé la trame de ses romans. Cela l’avait-il touché ? Il m’avait répondu. Je lui avais posé le problème de la technique du roman et avais bien évidemment évoqué les critiques acerbes que Sartre avaient faites de la sienne. Avec une franchise étonnante ce grand auteur m’avait répondu : il ne comprenait rien à ces reproches et il avait sans doute eu tort de se laisser intimider un moment par eux. Il m’avouait même que la méchanceté des mots de l’auteur des Mains sales, l’avait paralysé. Ici, celui que Sartre se permettait de présenter comme un mauvais artiste, un piètre romancier tenant ses personnages en bride, comme Dieu ses créatures, attentant ici à leur liberté -or Dieu a-t-il jamais été artiste ? se rapprochait de mon ami et maître Fernand Ferré…
Il y avait encore à considérer, pour ce dernier, que, d’une façon générale, la richesse et la vigueur de la pensée, dans n’importe quel genre, sont essentiellement fonction des moyens linguistiques mis en œuvre et que, réfléchir à son style, était encore la clé de tout. Ferré disait style et non pas écriture. Et il avait même ajouté, une fois, comme je lui disais m’être demandé si j’avais, pour ma part, quelque chose de vraiment personnel à dire, que c’était là un faux problème ; que, dès qu’on avait réfléchi au problème de l’écriture, il venait un moment où l’on était toujours époustouflé de tout ce qui venait sous notre plume et que c’était là notre vérité.
La lecture de la correspondance achevée, je me levai, arpentai le bureau, mesurant l’insigne faveur, d’avoir été le destinataire de toutes ces lettres. Je crois, hélas, qu’avec le téléphone, les ordinateurs et tout le reste, le temps de ces correspondances est bien révolu et qu’il y aura là un dommage fait à l’esprit. D’autant que certaines ont eu la chance d’être publiées ! Ainsi dois-je à l’une d’elles d’avoir appris des choses essentielles, touchant mon entourage. Celle d’André Gide et de Roger Martin du Gard, du 15 avril 1938, par exemple, note ceci de Roger Martin du Gard sur Léon Emery : « lisez-vous régulièrement les Feuilles Libres, le journal bimensuel d’Emery, Alain et Alexandre ? C’est un chose qu’il faut faire. La lucidité, la largeur de vue des articles d’Emery sont, me semble-t-il le guide le plus sûr, pour voir dans les événements contemporains, mille choses que nous autres n’y démêlons pas tout seuls. J’étais en retard de plusieurs mois et l’exceptionnelle qualité de ces chroniques m’est apparue plus encore en les lisant d’affilée. Il y a des années que j’ai pour Emery une véritable admiration. Il ne prédit guère, mais tout ce qu’il a prédit, et tout ce qu’on peut prévoir dans les explications qu’il donne des faits de l’actualité, s’est toujours réalisé.
Vous les recevrez sûrement. Recherchez, je vous prie, son article du 10 mars sur l’Empire Russe, ça vous mettra en goût. »
Je dois dire ici que le Journal de Gide mentionne à son tour la personnalité d’Emery et sa revue -Gide ayant entendu, à Rouen, avant la grande déflagration mondiale, une conférence de Fernand Ferré, qui avait alors développé la pensée politique d’alors d’Emery : celle du pacifisme ! et je dois même ajouter qu’en 1940, Emery avait aussi attiré l’attention de Simone Weil, qui s’était déplacée pour le rencontrer.
Au cours de cette journée de juillet 1969, ayant moi-aussi relu en affilée une correspondance qui s’était étalée sur plusieurs années et ayant eu le souffle couplé d’admiration, après ma circonvolution dans mon bureau, je m’approchai de la photo de groupe des normaliens de la première année de formation professionnelle allant de septembre 1950 à juillet 1951, fixée à un mur de la pièce, et au centre de laquelle trônait Fernand Ferré…
Un peu trapu mais élégant, dans une veste pieds de poule, les poignets à gros bouton de sa chemise dépassant, avec une chevelure et une petite moustache taillée au carré très blanches, le visage assez plein et rosé, le regard bleuté enfoncé derrière de grosses lunettes à écailles et le sourire, oui, le sourire distant et hautain. Celui-là même que certains de mes camarades engagés politiquement n’aimaient pas, parce qu’il était pour eux le symbole de ce que cet homme exceptionnel vivait finalement dans la tour d’ivoire de ses idées. Ne leur avait-il pas dit, à un moment, alors qu’une de ses pièces anti-communistes et interprétée à la radio par Sylvia Monfort avait fait problème et qu’il avait découvert qu’ils étaient plus ou moins mêlés à la chose, en les fixant à tour de rôle : « Désormais, sachez que je vous ferai du bien -si l’occasion m’en est donnée- sans que vous en sachiez rien. »
En ce début août 69, Francine et moi avions atteint le plateau anatolien où nous recherchions les traces des grands sites néolithiques. Nous étions, ce jour-là, dans la plaine de Konya. Les cultures m’y paraissaient être ce qu’elles avaient dû être en partie à l’époque la plus éloignée : blé, orge, pois chiches, glands, amandiers, pistaches… Le ciel était pur et nous parcourions avec notre 2 CV un espace coincé entre les étendues parallèles du ciel et des vagues ondulations de la terre. Aussi, malgré le thème de notre discussion qui durait depuis Konya, sur l’aspect actuel de la linguistique (Francine était chargée de cours à la Faculté de Rouen), ressentions-nous un étrange sentiment d’intemporalité ! Notre discussion ayant quand même cessé, c’était maintenant le vertige du vide qui nous enivrait. Aucun village, aucune ferme pendant très longtemps… Et nous espérions, très égoïstement, nous trouver seuls sur le site tout proche que nous avions en vue.
Nous avions atteint, à présent, la rivière de la Çarsanta. La cité de Çatal Höyük était là, vieille de 7 000 ans -même si les dates n’ont ici rien de précis. Nous descendîmes de la voiture ; nous vîmes tout de suite que nous étions seuls. Du plus loin donc, on pouvait apercevoir notre véhicule et nos deux silhouettes. 7 000 ans (certains parlaient de 9 000!) J’étais remué de me sentir projeté à cette extrême commencement des temps de nos grandes civilisations urbaines : un peu comme si je me fusse trouvé à la pointe rocheuse la plus avancée d’une côte d’où je savais que s’étendrait devant moi tout un continent. Cette position me donnait le vertige, voire des transes. S’il n’y avait pas eu quelque ridicule à cela, j’aurais presque dit à Francine de constater combien je tremblais. J’étais comme poreux à tout ce temps s’étendant de cette époque où furent érigées ces petites maisons de briques crues recouvertes d’enduits, qui étaient comme des moutons, serrées les unes contre les autres, à celle que nous vivions, qui voyait la publication soudainement en vogue du Cours de linguistique générale de Saussure et les premiers pas de l’Homme sur la Lune !
Dans ce silence anatolien, j’étais plus sensiblement requis par le bruit et la rumeur des millénaires, et j’entendais, souvent sans ordre chronologique (les souvenirs me venant d’eux-mêmes, se bousculant presque, comme si chacun prétendît à l’intemporalité), les cris des Huns dévastant les villes, la jubilation des foules des premières cités sumériennes, celle accompagnant dans Babylone le commerce de l’or, de l’argent, des pierres précieuses, du lin, de la soie, de la pourpre, des bois de senteur, de l’ivoire, des parfums, des vins…J’entendais les chants et les musiques des processions où les grands prêtres égyptiens portaient les dieux sur leurs épaules, les lamentations des prophètes d’Israël, le gémissement feutré des martyrs chrétiens, les éructations orgiaques des papes de la Renaissance, les imprécations de Luther, les proclamations des grands révolutionnaires après le faste des rois, les horreurs des dictateurs du XXème siècle…
Francine, me voyant perdu dans les rêves, me ramena à la réalité. L’état des fouilles était loin d’être aussi avancé qu’il l’est de nos jours. Je crois pouvoir dire qu’après l’excavation de 1963, il était alors dans sa deuxième phase. Francine m’éclairait beaucoup par la lecture des documents qu’elle avait apportés ! La population de Çatal Höyük s’élevait à des millions de personnes. Son commerce était florissant. Les artisans maîtrisaient le fer, la fonte, le cuivre. On y confectionnait des pointes de flèches, des fers de lance, des poignards d’obsidienne provenant du volcan voisin, des figurines de pierre ou de terre cuite, des textiles, de la vaisselle de bois ou de céramique. On y mangeait, outre les produits des champs, ceux de la chasse et le la pêche. Tout cela, qui a un air d’âge d’or, ne faisait pas pour autant qu’on vivait vieux. L’espérance de vie des hommes de Çatal Höyük était de 32 ans et celle des femmes de 29 selon le guide. Un vieillard, en ce temps-là, avait la soixantaine. D’où peut-être ce culte des déesses-mères, symbole de fertilité. J’ai d’emblée regardé avec frémissement celle que Francine me montra ce jour-là dans un document qu’elle avait amené. J’en ai souvent cherché par la suite une reproduction, sans doute pour ce lien étroit qu’elle suggère entre la vie et la mort, pour cet entêtement de la vie qu’elle incarne par une image toute puissante, à vouloir combattre incessamment la mort. Enceinte, voire parturiente, le visage douloureux d’une femme mûre, la tête couronnée d’une tresse, la déesse n’en est pas moins royalement assise sur un trône aux accoudoirs représentant l’un une tête de léopard, l’autre un taureau, symbolisant des dieux. Des volumes excessifs, un rythme accusée. Toutes les parties du corps sont là, mais distinctement cloisonnées contribuant à la seule idée d’engendrement : le visage fait effort ; sous la poitrine, en forme de pectoral, les seins énormes tombent comme des breloques de quelque bijou barbare, pleins d’un lait potentiel ; l’épigastre est en losange, un bandeau représente le ventre (curieusement bombé) et le pubis est incisé d’un motif en demi-cercle ouvert vers le bas pour signifier le sexe. Sur chacun des genoux, porteurs de l’ensemble, moteurs de la machine à engendrer, figure le motif qui a symbolisé le sexe. Le cloisonnement marqué des différentes parties du corps n’affaiblit en rien la force de la représentation qui aurait dû définitivement intimider la mort… Cette statue agit comme un mythe. Quand je viendrai à m’occuper de Wagner, l’Erda de sa Tétralogie recouvrira en partie pour moi l’image de la déesse-mère de Çatal Höyük. Celle-ci m’avait comme préparé à mieux sentir celle-là…
Maintenant que j’ai pris de l’âge, je crois toujours n’avoir jamais fait complètement en vain aucune des choses que j’ai vécues. Chaque événement me paraît avoir contenu sa part de nécessité, n’avoir pas dépendu uniquement du hasard. Si bien que la chaîne des événements de ma vie, qu’ils aient abouti à des échecs ou à des réussites, me semble parfois avoir obéi à une sorte que je n’ose pas dire de providence mais de rationalité. Irai-je jusqu’à penser que chacun constitue peut-être des briques d’un ensemble dont le sens m’échappait toujours, mais qui était arrêté dès le départ, même si j’avais le sentiment chaque fois, en faisant telle ou telle chose, en choisissant tel voyage d’avoir usé de mon libre arbitre !
Francine et moi avions à peu près parcouru tout le site. Elle me lisait un passage de ses documents sur le culte des morts de Çatal Höyük : l’exposition des cadavres aux vautours et aux insectes nécrophiles, puis leur inhumation, quand nous vîmes, à l’autre bout des fouilles, un groupe de gens sortis on ne sait d’où, entourant notre 2 Cv. Nous arrêtâmes là notre visite et nous nous précipitâmes dans la direction du véhicule dont nous n’avions pas fermé vraiment les portières et où s’étalaient sur le siège arrière le fouillis qu’on peut deviner. La solitude de ces lieux ne nous avait pas paru aussi inquiétante que maintenant que nous étions visités ! Les gens nous voyant venir parlaient entre-eux, certains avec de grands gestes ; deux, trois regardaient à l’intérieur de la 2ch, sans oser ouvrir. A notre approche, ils se regroupèrent et nous entourèrent. Ce devaient être des paysans des environs, mais nous avions autre chose à faire qu’à observer chacun d’eux scrupuleusement. Comme ils étaient à peu près de même taille et de même âge, vêtus à peu près semblablement, j’avais l’impression de voir le même homme démultiplié. Je m’aperçus qu’ils suivaient les ordres et l’un d’eux, sans que ce dernier parût cependant se distinguer des autres, sinon par ses sons gutturaux. L’étrangeté de cette perception immédiate d’ensemble et son caractère très agressif m’ont longtemps poursuivi : elle m’a influencé quand, quelques semaines plus tard, au cours des vacances de la Toussaint, je devais évoquer pour une plaquette d’opéra, la société des Nibelungen et de leurs chefs dans la Tétralogie de Wagner. Décidément, ce voyage était inscrit dans ma destinée ! L’influence allait d’autant plus de soi que tous ces gens, dès qu’ils nous virent, tendirent unanimement vers nous leurs mains calleuses et fortes, ouvertes sur toutes sortes d’objets à vendre. Je ne me rappelle plus bien, maintenant, tout le détail et toute la variété de ces objets mais il y avait des figurines en terre, de petites poteries dont certaines brisées, des flèches en pierre et en bronze, de petites sculptures de bovidés bien cornus, jusqu’à une statuette féminine : était-ce un écho de quelque déesse mère ? Je me rappelle, par contre, le désir fou que j’avais d’acquérir certaines pièces. Jouant les Malraux, n’avais-je pas ramené dans ma jeunesse un crâne des catacombes de Rome, alors que les sites n’étaient pas surveillés comme ils le sont de nos jours ! Ce désir devint paroxystique. Les autochtones, me voyant intéressé, me collaient les objets dans les mains, espérant que je me déciderais et les reprenaient avec dépit dès que je faisais un mouvement de tête dénégatif. Francine me dit à un moment que tout cela devait être faux, voire volé et que je ferais mieux de garder mon argent pour l’achat de tapis turc. Sur ce, sans nous comprendre, ils se rendirent compte qu’ils n’avaient plus d’espoir et, comme nous tentions de briser le cercle et de regagner au plus vite la voiture toute proche, ils se mirent à parler entre-eux puis à grogner. Certains commencèrent à me bousculer. Je faillis trébucher, laissai tomber ma sacoche. Francine la ramassa je ne sais trop comment, la pressa contre elle, faisant sentir que son corps était trop sacré en tant que femme pour qu’on osât la toucher. Dès cet instant, les hostilités étaient déclenchées. Francine, qui avait pensé juste et leur avait échappé, était déjà sur son siège, au volant ; et nos assaillants, au dernier moment, après un instant d’accalmie, n’osèrent pas finalement les grands gestes mais l’un d’eux se baissa et ramassa une pierre qu’il me jeta, les autres en firent autant et ils me bombardèrent. Les pierres m’atteignaient à droite à gauche. J’eus le réflexe de me recroqueviller et de me protéger la tête des mains, si bien que je reçus un projectile sur le dos de la main droite et, je crois bien que c’est celui qui me fit le plus mal. Je songeai, cependant, qu’il ne s’agissait pas de m’engager dans cette bataille, mais plutôt de fuir au plus vite avec la voiture, où Francine qui m’observait, avec angoisse derrière sa vitre, avait ouvert la portière de ma place : ce qui décupla ma détermination et mes astuces à déjouer la meute. Aussi me retrouvai-je rapidement dans le véhicule, la portière refermée, ressentant ici et là toutes sortes de contusions -outre le dos de la main qui me faisait très mal. Le moteur était déjà en marche, la 2CV démarra mais elle s’essouffla et cala net. Le moteur tourna à nouveau, la voiture redémarra mais elle roulait maintenant sous une pluie nourrie de pierres qui tambourinait sur la bâche du toit, claquait sur les tôles et les vitres. Comme la piste était loin d’être égale, la 2CV vrombissait, tressaillait de toute sa carcasse, allait de droite à gauche –jusqu’à ce qu’enfin la pluie de projectiles s’amenuisât et que nous aperçûmes, au travers de la vitre arrière, les silhouettes sombres et assagies par la force des choses de nos agresseurs.
Après avoir roulé un certain temps, muets, écrasés par l’événement, nous atteignîmes la route. Tout de suite, sur le côté droit, un couple de vieux paysans était assis sur un talus élevé, les jambes pendantes, tout près de leur chien, assis lui aussi et nous observant sans broncher. Les vieux portaient des vêtements de fête, la robe et la coiffe de la femme violemment bariolées, sa poitrine encore ornée d’une guirlande qui semblait provenir d’une cérémonie de mariage. Sans s’être concertés, ils nous firent un signe aimable de la main ; leurs deux bras s’agitaient au rythme d’un balancier doucement réglé, comme celui de leur pendule de cuisine sans doute. Un salut de la vieille et hospitalière paysannerie (ici à la mode turque) adressé à des étrangers de passage.
Ah ! Il y avait donc un autre monde que celui empreint de violence d’où nous sortions. Un monde simple que nous apercevions maintenant : non loin du couple, ces deux maisons sur la gauche, avec des granges aux toits plats où, sur des chaises, séchaient abricots et amandes ; des tapis neufs devant leurs portes, destinés au frottement des pas et des arbres à l’entrée, comme des ostensions de végétation et d’arômes… Et de regarder en face de nous le soleil couchant qui, certes nous éblouissait, mais baignait d’une lumière dorée et chaude tout ce qui, autour de nous, semblait harmonieusement, mystérieusement, accordé à la terre… Et j’étais réjoui que ce ne fût pas autre chose que c’était… Il y avait tant de mondes déconcertants ailleurs !
Francine qui tremblait encore, voulut s’arrêter pour saluer les vieux. Mais j’avais, au-dessous du short, les jambes et les chevilles tellement contusionnées et le dos de la main me faisait tellement mal, que je désirais m’arrêter plus loin, dans le calme de ce paradis retrouvé. J’avais besoin de me retrouver moi-même. Et puis, nous ne pouvions écouler notre colère et notre exaspération sur ces gens ! Nous n’aurions pas été, de toute façon, à même de leur faire comprendre ce qui s’était passé !
Nous nous arrêtâmes à quelque cent mètres d’eux, où le talus était encore élevé et où nous pûmes nous asseoir tranquillement et réfléchir. Alors les vieux se levèrent ; ils regardèrent un moment dans notre direction, surpris de cet arrêt et, sans nul doute, de me voir m’inspecter le corps et me frotter, tandis que Francine cherchait dans le coffre un bandage pour ma main. Ils nous regardaient avec une sympathie que je sentais. nous les vîmes hésiter s’ils viendraient ou non vers nous. Mais, comme ils virent que nous ne tentions aucun geste à leur adresse, ils se reprirent, nous tournèrent le dos en nous faisant un dernier geste d’adieu et ce qui nous étonna –partirent dans la direction du site.
A Konya, il n’était pas question, bien sûr, d’aller à la police : je n’allais pas ralentir le rythme de mon voyage avec cette affaire ! Je mettais tout sur le compte de la misère des gens. Par contre, j’allais dans une pharmacie pour soigner mes blessures.
En rêve, je gravissais en pleine nuit une montagne qui n’était autre que la Grande Déesse que la pleine lune éclairait par endroits. Je découvrais sous moi, grâce à cela, chacune des parties de son corps où je m’étais hissé : l’un des genoux, un repli de son ventre, l’un de ses globes… Quand j’atteignis la tête pour défaire sa couronne, voilà que je dégringolais et qu’en même temps la montagne se défaisait, se transformant en une sorte de lave où je me trouvais englouti, comme s’il s’était agi d’un volcan…
Fernand Ferré
Çatal Höyük
Après l’alunissage, je ne restai pas à Nogaro. Je devais remonter à Rouen, en compagnie de Marguerite Suttin. Là, une lettre de Fernand Ferré m’attendait. Je la reconnus à sa suscription soignée : une graphie impeccable, un point après la mention de mon nom, une virgule après celle de ma rue, puis la réapparition de mon numéro de rue et encore un point. Et ainsi jusqu’au bout…
Notre correspondance avait commencé en 1955, alors que j’étais au service militaire. Elle m’avait touché en Allemagne d’abord, puis en Algérie. Quand Fernand Ferré quitta Rouen, elle me parvint alors de Chateaubriand puis d’Ancenis où il déménagea une seconde fois. Il me répondait avec une régularité sans faille, poursuivi qu’il était par le souci de me voir réaliser certain équilibre intellectuel et moral, au travers de mes lectures et de la recherche patiente de mon écriture : il disait de mon « style » !
Pour lui, le seul endroit d’où je pouvais découvrir ma vérité et dont il se gardait bien de m’en imposer aucune… Mais, ce jour-là, comme j’avais du temps, une idée me vint : celle de relire l’ensemble de toute notre correspondance. Je passais, à le faire, des moments exaltants : j’avais l’impression de découvrir et d’apprécier enfin à sa juste mesure les qualités de pensée éminentes de cet homme, l’originalité de ses démarches, la variété de ses points de vue, sans que cela nuisît à l’unité de sa personnalité fortement dessinée. Ce que la lecture de chaque lettre ne m’avait pas permis d’appréhender, la lecture de tout l’ensemble épistolaire me le permettait. Chaque lettre m’avait incliné à penser que son intérêt venait de ce qu’elle répondait toujours, avec force, à la demande que j’avais formulée et qu’elle m’était par-là infiniment personnelle. Dégagée de ce parti pris égoïste, cette nouvelle lecture me révélait l’originalité profonde de personne de mon maître. J’étais quelque peu sidéré de ne pas m’en être plutôt rendu compte.
Peu de personnes, me disais-je, auront eu finalement la chance insigne d’être suivies en leurs années d’apprentissage et de formation (pour reprendre à Goethe ses formules) par un esprit lucide et cultivé. Sans être fastidieux, je ne saurais énumérer les conseils, les propos dont cette correspondance était riche. La méfiance à l’idée de certaine philosophie du progrès, les dérives que celle-ci engendrait, les exactions qu’elle permettait : la méfiance à l’idée d’atteindre quelque chose de définitif en philosophie.
Je lisais à l’époque Spinoza et Hegel, Fernand Ferré me recommanda de ne pas me laisser trop impressionner par la forme mathématique de l’Ethique, l’essentiel étant dans les scolies. Surtout il me porta à croire, connaissant ma bonne volonté, qu’après ces lectures, je n’aboutirai pas pour autant à une certitude définitive, ni sur Dieu, ni sur autre chose : le définitif n’existant pas pour lui dans le domaine de l’esprit : il n’y avait jamais que du transitoire, lequel, il est vrai, pouvait durer.
La méfiance quant à la recherche de certain absolu, celui-ci (Kant dixit) n’étant pas accessible à l’esprit et il aimait répéter : « Croire n’est pas comprendre », en dépit de Pascal. La méfiance encore quant au désir d’encyclopédisme qui me tentait à une certaine époque et où, disait-il, je courais le risque de me noyer. La méfiance toujours et toujours, vis à vis de l’idée de destin, que j’avais sans doute dû évoquer, pour expliquer que nous sommes prisonniers de notre nature car on risque d’aboutir alors au fatalisme et à tout ce qu’entraîne l’adaptation d’une idée aussi inconsistante, en oubliant que le temps nous transforme, du fait qu’il nous met en contact avec une infinité de possibles, entre lesquels on a, dans une certaine mesure, la liberté de choisir… D’où, pour lui, l’erreur du marxisme et de son fameux « sens de l’Histoire » alors que, dirait le bonhomme Hugo, « l’avenir est à Dieu ! »
Mais il n’y avait pas que méfiances à envisager. Il n’y avait aussi de franches positivités. Il y avait, par exemple, que naître et mourir étant des banalités, cependant la vie dans l’intervalle, ne méritait pas l’indignité où certains la tenaient, ni non plus les dithyrambes que certains en faisaient. Il y avait, encore, que la bêtise existait mais qui ne devait pas pour autant nous éloigner des autres, car celle-ci, tout bien considérée, était une puissance, une puissance avec laquelle il fallait compter « Je n’irai pas jusqu’à dire comme quelques-uns qu’elle mène le monde ; mais il est sûr qu’elle joue un rôle considérable dans la vie des hommes et des sociétés. Et l’on risque de ne rien comprendre aux uns ou aux autres si l’on méconnaît la bêtise, ses démarches, ses illusions, ses confusions, ses goûts de l’apparence et du superficiel. Ajoutons que, même si l’on n’accepte pas la thèse bergsonienne, selon laquelle l’intelligence est une simple faculté fabricatrice, il est injuste et dangereux de ne considérer chez un homme que les qualités intellectuelles. Les qualités du caractère, les qualités de cœur ont au moins autant d’importance que la capacité de former et d’organiser des concepts : les héros et les saints ne sont pas toujours de grands esprits. Si vous voulez bien réfléchir à tout cela, mon cher Junca, vous vous apercevrez que l’aversion pour la bêtise ne justifie pas absolument l’introversion de certains : la curiosité pour l’homme n’est jamais tout à fait déçue. »
Pour venir à un autre domaine, malgré Valéry, le roman est un genre noble mais qu’il n’y a pas, à proprement parler, de technique du genre. Chacun, s’il a du talent, peut en disposer à son gré, même si, pour lui, le roman français contemporain lui paraissait quelque chose de formel et d’ennuyeux.
J’ouvre ici une parenthèse : curieusement, à cette même époque, j’avais écrit à François Mauriac et m’étais adressé à lui en tant qu’homme du Sud-Ouest. J’étais né près des régions-mêmes où il avait situé la trame de ses romans. Cela l’avait-il touché ? Il m’avait répondu. Je lui avais posé le problème de la technique du roman et avais bien évidemment évoqué les critiques acerbes que Sartre avaient faites de la sienne. Avec une franchise étonnante ce grand auteur m’avait répondu : il ne comprenait rien à ces reproches et il avait sans doute eu tort de se laisser intimider un moment par eux. Il m’avouait même que la méchanceté des mots de l’auteur des Mains sales, l’avait paralysé. Ici, celui que Sartre se permettait de présenter comme un mauvais artiste, un piètre romancier tenant ses personnages en bride, comme Dieu ses créatures, attentant ici à leur liberté -or Dieu a-t-il jamais été artiste ? se rapprochait de mon ami et maître Fernand Ferré…
Il y avait encore à considérer, pour ce dernier, que, d’une façon générale, la richesse et la vigueur de la pensée, dans n’importe quel genre, sont essentiellement fonction des moyens linguistiques mis en œuvre et que, réfléchir à son style, était encore la clé de tout. Ferré disait style et non pas écriture. Et il avait même ajouté, une fois, comme je lui disais m’être demandé si j’avais, pour ma part, quelque chose de vraiment personnel à dire, que c’était là un faux problème ; que, dès qu’on avait réfléchi au problème de l’écriture, il venait un moment où l’on était toujours époustouflé de tout ce qui venait sous notre plume et que c’était là notre vérité.
La lecture de la correspondance achevée, je me levai, arpentai le bureau, mesurant l’insigne faveur, d’avoir été le destinataire de toutes ces lettres. Je crois, hélas, qu’avec le téléphone, les ordinateurs et tout le reste, le temps de ces correspondances est bien révolu et qu’il y aura là un dommage fait à l’esprit. D’autant que certaines ont eu la chance d’être publiées ! Ainsi dois-je à l’une d’elles d’avoir appris des choses essentielles, touchant mon entourage. Celle d’André Gide et de Roger Martin du Gard, du 15 avril 1938, par exemple, note ceci de Roger Martin du Gard sur Léon Emery : « lisez-vous régulièrement les Feuilles Libres, le journal bimensuel d’Emery, Alain et Alexandre ? C’est un chose qu’il faut faire. La lucidité, la largeur de vue des articles d’Emery sont, me semble-t-il le guide le plus sûr, pour voir dans les événements contemporains, mille choses que nous autres n’y démêlons pas tout seuls. J’étais en retard de plusieurs mois et l’exceptionnelle qualité de ces chroniques m’est apparue plus encore en les lisant d’affilée. Il y a des années que j’ai pour Emery une véritable admiration. Il ne prédit guère, mais tout ce qu’il a prédit, et tout ce qu’on peut prévoir dans les explications qu’il donne des faits de l’actualité, s’est toujours réalisé.
Vous les recevrez sûrement. Recherchez, je vous prie, son article du 10 mars sur l’Empire Russe, ça vous mettra en goût. »
Je dois dire ici que le Journal de Gide mentionne à son tour la personnalité d’Emery et sa revue -Gide ayant entendu, à Rouen, avant la grande déflagration mondiale, une conférence de Fernand Ferré, qui avait alors développé la pensée politique d’alors d’Emery : celle du pacifisme ! et je dois même ajouter qu’en 1940, Emery avait aussi attiré l’attention de Simone Weil, qui s’était déplacée pour le rencontrer.
Au cours de cette journée de juillet 1969, ayant moi-aussi relu en affilée une correspondance qui s’était étalée sur plusieurs années et ayant eu le souffle couplé d’admiration, après ma circonvolution dans mon bureau, je m’approchai de la photo de groupe des normaliens de la première année de formation professionnelle allant de septembre 1950 à juillet 1951, fixée à un mur de la pièce, et au centre de laquelle trônait Fernand Ferré…
Un peu trapu mais élégant, dans une veste pieds de poule, les poignets à gros bouton de sa chemise dépassant, avec une chevelure et une petite moustache taillée au carré très blanches, le visage assez plein et rosé, le regard bleuté enfoncé derrière de grosses lunettes à écailles et le sourire, oui, le sourire distant et hautain. Celui-là même que certains de mes camarades engagés politiquement n’aimaient pas, parce qu’il était pour eux le symbole de ce que cet homme exceptionnel vivait finalement dans la tour d’ivoire de ses idées. Ne leur avait-il pas dit, à un moment, alors qu’une de ses pièces anti-communistes et interprétée à la radio par Sylvia Monfort avait fait problème et qu’il avait découvert qu’ils étaient plus ou moins mêlés à la chose, en les fixant à tour de rôle : « Désormais, sachez que je vous ferai du bien -si l’occasion m’en est donnée- sans que vous en sachiez rien. »
En ce début août 69, Francine et moi avions atteint le plateau anatolien où nous recherchions les traces des grands sites néolithiques. Nous étions, ce jour-là, dans la plaine de Konya. Les cultures m’y paraissaient être ce qu’elles avaient dû être en partie à l’époque la plus éloignée : blé, orge, pois chiches, glands, amandiers, pistaches… Le ciel était pur et nous parcourions avec notre 2 CV un espace coincé entre les étendues parallèles du ciel et des vagues ondulations de la terre. Aussi, malgré le thème de notre discussion qui durait depuis Konya, sur l’aspect actuel de la linguistique (Francine était chargée de cours à la Faculté de Rouen), ressentions-nous un étrange sentiment d’intemporalité ! Notre discussion ayant quand même cessé, c’était maintenant le vertige du vide qui nous enivrait. Aucun village, aucune ferme pendant très longtemps… Et nous espérions, très égoïstement, nous trouver seuls sur le site tout proche que nous avions en vue.
Nous avions atteint, à présent, la rivière de la Çarsanta. La cité de Çatal Höyük était là, vieille de 7 000 ans -même si les dates n’ont ici rien de précis. Nous descendîmes de la voiture ; nous vîmes tout de suite que nous étions seuls. Du plus loin donc, on pouvait apercevoir notre véhicule et nos deux silhouettes. 7 000 ans (certains parlaient de 9 000!) J’étais remué de me sentir projeté à cette extrême commencement des temps de nos grandes civilisations urbaines : un peu comme si je me fusse trouvé à la pointe rocheuse la plus avancée d’une côte d’où je savais que s’étendrait devant moi tout un continent. Cette position me donnait le vertige, voire des transes. S’il n’y avait pas eu quelque ridicule à cela, j’aurais presque dit à Francine de constater combien je tremblais. J’étais comme poreux à tout ce temps s’étendant de cette époque où furent érigées ces petites maisons de briques crues recouvertes d’enduits, qui étaient comme des moutons, serrées les unes contre les autres, à celle que nous vivions, qui voyait la publication soudainement en vogue du Cours de linguistique générale de Saussure et les premiers pas de l’Homme sur la Lune !
Dans ce silence anatolien, j’étais plus sensiblement requis par le bruit et la rumeur des millénaires, et j’entendais, souvent sans ordre chronologique (les souvenirs me venant d’eux-mêmes, se bousculant presque, comme si chacun prétendît à l’intemporalité), les cris des Huns dévastant les villes, la jubilation des foules des premières cités sumériennes, celle accompagnant dans Babylone le commerce de l’or, de l’argent, des pierres précieuses, du lin, de la soie, de la pourpre, des bois de senteur, de l’ivoire, des parfums, des vins…J’entendais les chants et les musiques des processions où les grands prêtres égyptiens portaient les dieux sur leurs épaules, les lamentations des prophètes d’Israël, le gémissement feutré des martyrs chrétiens, les éructations orgiaques des papes de la Renaissance, les imprécations de Luther, les proclamations des grands révolutionnaires après le faste des rois, les horreurs des dictateurs du XXème siècle…
Francine, me voyant perdu dans les rêves, me ramena à la réalité. L’état des fouilles était loin d’être aussi avancé qu’il l’est de nos jours. Je crois pouvoir dire qu’après l’excavation de 1963, il était alors dans sa deuxième phase. Francine m’éclairait beaucoup par la lecture des documents qu’elle avait apportés ! La population de Çatal Höyük s’élevait à des millions de personnes. Son commerce était florissant. Les artisans maîtrisaient le fer, la fonte, le cuivre. On y confectionnait des pointes de flèches, des fers de lance, des poignards d’obsidienne provenant du volcan voisin, des figurines de pierre ou de terre cuite, des textiles, de la vaisselle de bois ou de céramique. On y mangeait, outre les produits des champs, ceux de la chasse et le la pêche. Tout cela, qui a un air d’âge d’or, ne faisait pas pour autant qu’on vivait vieux. L’espérance de vie des hommes de Çatal Höyük était de 32 ans et celle des femmes de 29 selon le guide. Un vieillard, en ce temps-là, avait la soixantaine. D’où peut-être ce culte des déesses-mères, symbole de fertilité. J’ai d’emblée regardé avec frémissement celle que Francine me montra ce jour-là dans un document qu’elle avait amené. J’en ai souvent cherché par la suite une reproduction, sans doute pour ce lien étroit qu’elle suggère entre la vie et la mort, pour cet entêtement de la vie qu’elle incarne par une image toute puissante, à vouloir combattre incessamment la mort. Enceinte, voire parturiente, le visage douloureux d’une femme mûre, la tête couronnée d’une tresse, la déesse n’en est pas moins royalement assise sur un trône aux accoudoirs représentant l’un une tête de léopard, l’autre un taureau, symbolisant des dieux. Des volumes excessifs, un rythme accusée. Toutes les parties du corps sont là, mais distinctement cloisonnées contribuant à la seule idée d’engendrement : le visage fait effort ; sous la poitrine, en forme de pectoral, les seins énormes tombent comme des breloques de quelque bijou barbare, pleins d’un lait potentiel ; l’épigastre est en losange, un bandeau représente le ventre (curieusement bombé) et le pubis est incisé d’un motif en demi-cercle ouvert vers le bas pour signifier le sexe. Sur chacun des genoux, porteurs de l’ensemble, moteurs de la machine à engendrer, figure le motif qui a symbolisé le sexe. Le cloisonnement marqué des différentes parties du corps n’affaiblit en rien la force de la représentation qui aurait dû définitivement intimider la mort… Cette statue agit comme un mythe. Quand je viendrai à m’occuper de Wagner, l’Erda de sa Tétralogie recouvrira en partie pour moi l’image de la déesse-mère de Çatal Höyük. Celle-ci m’avait comme préparé à mieux sentir celle-là…
Maintenant que j’ai pris de l’âge, je crois toujours n’avoir jamais fait complètement en vain aucune des choses que j’ai vécues. Chaque événement me paraît avoir contenu sa part de nécessité, n’avoir pas dépendu uniquement du hasard. Si bien que la chaîne des événements de ma vie, qu’ils aient abouti à des échecs ou à des réussites, me semble parfois avoir obéi à une sorte que je n’ose pas dire de providence mais de rationalité. Irai-je jusqu’à penser que chacun constitue peut-être des briques d’un ensemble dont le sens m’échappait toujours, mais qui était arrêté dès le départ, même si j’avais le sentiment chaque fois, en faisant telle ou telle chose, en choisissant tel voyage d’avoir usé de mon libre arbitre !
Francine et moi avions à peu près parcouru tout le site. Elle me lisait un passage de ses documents sur le culte des morts de Çatal Höyük : l’exposition des cadavres aux vautours et aux insectes nécrophiles, puis leur inhumation, quand nous vîmes, à l’autre bout des fouilles, un groupe de gens sortis on ne sait d’où, entourant notre 2 Cv. Nous arrêtâmes là notre visite et nous nous précipitâmes dans la direction du véhicule dont nous n’avions pas fermé vraiment les portières et où s’étalaient sur le siège arrière le fouillis qu’on peut deviner. La solitude de ces lieux ne nous avait pas paru aussi inquiétante que maintenant que nous étions visités ! Les gens nous voyant venir parlaient entre-eux, certains avec de grands gestes ; deux, trois regardaient à l’intérieur de la 2ch, sans oser ouvrir. A notre approche, ils se regroupèrent et nous entourèrent. Ce devaient être des paysans des environs, mais nous avions autre chose à faire qu’à observer chacun d’eux scrupuleusement. Comme ils étaient à peu près de même taille et de même âge, vêtus à peu près semblablement, j’avais l’impression de voir le même homme démultiplié. Je m’aperçus qu’ils suivaient les ordres et l’un d’eux, sans que ce dernier parût cependant se distinguer des autres, sinon par ses sons gutturaux. L’étrangeté de cette perception immédiate d’ensemble et son caractère très agressif m’ont longtemps poursuivi : elle m’a influencé quand, quelques semaines plus tard, au cours des vacances de la Toussaint, je devais évoquer pour une plaquette d’opéra, la société des Nibelungen et de leurs chefs dans la Tétralogie de Wagner. Décidément, ce voyage était inscrit dans ma destinée ! L’influence allait d’autant plus de soi que tous ces gens, dès qu’ils nous virent, tendirent unanimement vers nous leurs mains calleuses et fortes, ouvertes sur toutes sortes d’objets à vendre. Je ne me rappelle plus bien, maintenant, tout le détail et toute la variété de ces objets mais il y avait des figurines en terre, de petites poteries dont certaines brisées, des flèches en pierre et en bronze, de petites sculptures de bovidés bien cornus, jusqu’à une statuette féminine : était-ce un écho de quelque déesse mère ? Je me rappelle, par contre, le désir fou que j’avais d’acquérir certaines pièces. Jouant les Malraux, n’avais-je pas ramené dans ma jeunesse un crâne des catacombes de Rome, alors que les sites n’étaient pas surveillés comme ils le sont de nos jours ! Ce désir devint paroxystique. Les autochtones, me voyant intéressé, me collaient les objets dans les mains, espérant que je me déciderais et les reprenaient avec dépit dès que je faisais un mouvement de tête dénégatif. Francine me dit à un moment que tout cela devait être faux, voire volé et que je ferais mieux de garder mon argent pour l’achat de tapis turc. Sur ce, sans nous comprendre, ils se rendirent compte qu’ils n’avaient plus d’espoir et, comme nous tentions de briser le cercle et de regagner au plus vite la voiture toute proche, ils se mirent à parler entre-eux puis à grogner. Certains commencèrent à me bousculer. Je faillis trébucher, laissai tomber ma sacoche. Francine la ramassa je ne sais trop comment, la pressa contre elle, faisant sentir que son corps était trop sacré en tant que femme pour qu’on osât la toucher. Dès cet instant, les hostilités étaient déclenchées. Francine, qui avait pensé juste et leur avait échappé, était déjà sur son siège, au volant ; et nos assaillants, au dernier moment, après un instant d’accalmie, n’osèrent pas finalement les grands gestes mais l’un d’eux se baissa et ramassa une pierre qu’il me jeta, les autres en firent autant et ils me bombardèrent. Les pierres m’atteignaient à droite à gauche. J’eus le réflexe de me recroqueviller et de me protéger la tête des mains, si bien que je reçus un projectile sur le dos de la main droite et, je crois bien que c’est celui qui me fit le plus mal. Je songeai, cependant, qu’il ne s’agissait pas de m’engager dans cette bataille, mais plutôt de fuir au plus vite avec la voiture, où Francine qui m’observait, avec angoisse derrière sa vitre, avait ouvert la portière de ma place : ce qui décupla ma détermination et mes astuces à déjouer la meute. Aussi me retrouvai-je rapidement dans le véhicule, la portière refermée, ressentant ici et là toutes sortes de contusions -outre le dos de la main qui me faisait très mal. Le moteur était déjà en marche, la 2CV démarra mais elle s’essouffla et cala net. Le moteur tourna à nouveau, la voiture redémarra mais elle roulait maintenant sous une pluie nourrie de pierres qui tambourinait sur la bâche du toit, claquait sur les tôles et les vitres. Comme la piste était loin d’être égale, la 2CV vrombissait, tressaillait de toute sa carcasse, allait de droite à gauche –jusqu’à ce qu’enfin la pluie de projectiles s’amenuisât et que nous aperçûmes, au travers de la vitre arrière, les silhouettes sombres et assagies par la force des choses de nos agresseurs.
Après avoir roulé un certain temps, muets, écrasés par l’événement, nous atteignîmes la route. Tout de suite, sur le côté droit, un couple de vieux paysans était assis sur un talus élevé, les jambes pendantes, tout près de leur chien, assis lui aussi et nous observant sans broncher. Les vieux portaient des vêtements de fête, la robe et la coiffe de la femme violemment bariolées, sa poitrine encore ornée d’une guirlande qui semblait provenir d’une cérémonie de mariage. Sans s’être concertés, ils nous firent un signe aimable de la main ; leurs deux bras s’agitaient au rythme d’un balancier doucement réglé, comme celui de leur pendule de cuisine sans doute. Un salut de la vieille et hospitalière paysannerie (ici à la mode turque) adressé à des étrangers de passage.
Ah ! Il y avait donc un autre monde que celui empreint de violence d’où nous sortions. Un monde simple que nous apercevions maintenant : non loin du couple, ces deux maisons sur la gauche, avec des granges aux toits plats où, sur des chaises, séchaient abricots et amandes ; des tapis neufs devant leurs portes, destinés au frottement des pas et des arbres à l’entrée, comme des ostensions de végétation et d’arômes… Et de regarder en face de nous le soleil couchant qui, certes nous éblouissait, mais baignait d’une lumière dorée et chaude tout ce qui, autour de nous, semblait harmonieusement, mystérieusement, accordé à la terre… Et j’étais réjoui que ce ne fût pas autre chose que c’était… Il y avait tant de mondes déconcertants ailleurs !
Francine qui tremblait encore, voulut s’arrêter pour saluer les vieux. Mais j’avais, au-dessous du short, les jambes et les chevilles tellement contusionnées et le dos de la main me faisait tellement mal, que je désirais m’arrêter plus loin, dans le calme de ce paradis retrouvé. J’avais besoin de me retrouver moi-même. Et puis, nous ne pouvions écouler notre colère et notre exaspération sur ces gens ! Nous n’aurions pas été, de toute façon, à même de leur faire comprendre ce qui s’était passé !
Nous nous arrêtâmes à quelque cent mètres d’eux, où le talus était encore élevé et où nous pûmes nous asseoir tranquillement et réfléchir. Alors les vieux se levèrent ; ils regardèrent un moment dans notre direction, surpris de cet arrêt et, sans nul doute, de me voir m’inspecter le corps et me frotter, tandis que Francine cherchait dans le coffre un bandage pour ma main. Ils nous regardaient avec une sympathie que je sentais. nous les vîmes hésiter s’ils viendraient ou non vers nous. Mais, comme ils virent que nous ne tentions aucun geste à leur adresse, ils se reprirent, nous tournèrent le dos en nous faisant un dernier geste d’adieu et ce qui nous étonna –partirent dans la direction du site.
A Konya, il n’était pas question, bien sûr, d’aller à la police : je n’allais pas ralentir le rythme de mon voyage avec cette affaire ! Je mettais tout sur le compte de la misère des gens. Par contre, j’allais dans une pharmacie pour soigner mes blessures.
En rêve, je gravissais en pleine nuit une montagne qui n’était autre que la Grande Déesse que la pleine lune éclairait par endroits. Je découvrais sous moi, grâce à cela, chacune des parties de son corps où je m’étais hissé : l’un des genoux, un repli de son ventre, l’un de ses globes… Quand j’atteignis la tête pour défaire sa couronne, voilà que je dégringolais et qu’en même temps la montagne se défaisait, se transformant en une sorte de lave où je me trouvais englouti, comme s’il s’était agi d’un volcan…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire