lundi 10 septembre 2012

Juin 1968/août 1968Prague
et Digression sur l’URSS

La grande rumeur qui est montée des pavés des villes et des parkings des usines, évanouie, il me restait à faire le point. Oui : pourquoi avais-je suivi avec autant d’intensité les journées de mai ? Sans doute parce qu’à côté de la prose des revendications ouvrières, il y avait eu la poésie visionnaire des revendications estudiantines ; et cette dernière m’avait en quelque sorte fait rêver.
A côté de ma passion pour la mystique de Parsifal, de mon élan pour la politique en général, c’était là mon côté stendhalien : celui qui me faisait adorer la Carmen de Bizet. Si la jeunesse ne trouve pas en elle la force de remettre le monde en question, qui le fera ? pensai-je. Or, la jeunesse française se retrouvait en cette année 68, à côté de toutes celles qui, avant elle, avaient aussi crié sa révolte dans le reste du monde : à Mexico, aux Etats-Unis, au Japon, en Allemagne, en Italie, en se dressant contre la guerre du Vietnam ou contre les insultes faites aux noirs. En cette « année terrible », l’on venait d’assassiner tous les grands chefs charismatiques : Kennedy, martin Luther King, Che Guevarra… et des risques de conflagration générale étaient toujours dans l’air. Aussi les formules incendiaires estudiantines contre la bourgeoisie et le capitalisme sauvage ne m’étaient pas indifférentes.
Du sexe, par exemple, revendiqué par les étudiants, je viendrai à écrire à peu près ceci : que c’est là le siège de la Grande Envie, celle qui, chez l’homme, est prépondérante, qui, même apaisée, continue à le tourmenter et dont on se demande parfois comment sa force ne fait pas sauter le verrou de la société ! Voilà, après mon côté stendhalien, mon côté freudien. Je viendrai même à ne trouver que dans la sexualité presque, mon inspiration pour ma petite production romanesque. Ecrits, que je n’ai pas fait tenir à Émery dont je craignais le moralisme un peu excessif, ou que j’ai rédigé après sa mort.
Mais, pour le moment, en ce mois de juin 68, mon regard était tourné sur les événements de Prague.
Prague, ce n’était pas vraiment l’occident. C’était la partie la plus avancée en Europe du bloc soviétique. Prague dépendait d’un autre monde que le nôtre -d’un autre que celui que nos étudiants avaient contesté, mais qui était encore moins enviable, et pour lequel le nôtre était un paradis.
Les Tchèques étaient les victimes de cette colonisation massive par l’URSS qui, cherchant alors la domination entière à l’Est, tenait à l’Ouest sous sa botte cent millions d’Allemand, de Polonais, de Hongrois, de Roumains, de Bulgare -et donc de Tchèques.

Mais Dubček et Sloboda avaient mis fin en mars au règne de Novotny -ce serrurier tranquille et timide dont le marxisme avait été la bible et le prétexte à toutes ses épurations et répressions. Ils avaient ouvert grand une fenêtre, par où l’oxygène avait enfin pénétré et fait prospérer les réformes d’un « socialisme à visage humain. » Dans ce mois de juin 1968, je pouvais voir, comme tout le monde, avec une joie non dissimulée, se réduire un peu l’ombre de Satan, et fleurir, à la place, ce qu’on appelait « le printemps de Prague. »
Tout se réveillait : la presse, la liberté d’expression, la liberté économique, les arts… Le congrès des écrivains dénonçait le stalinisme ; le concept de lutte des classes était remis en question ; une constitution multipartisme était élaborée et annonce faite d’une convocation, pour le 9 septembre, du parti communiste tchécoslovaque, où serait écrite une loi fédérale, élu un nouveau comité central et intégré aux statuts du parti le programme des réformes.
Enfin, Alexandre Dubček ayant fini par parler non d’une démocratie sociale mais d’une démocratie tout court, Vaclav Havel lui lançait : « encore un effort, Alexandre ! » Car Alexandre, lui, homme déjà timide et humble par nature (il avait été au départ simple ouvrier métallurgiste comme Novotny), se sentait un peu coincé entre libéralisme et tutelle soviétique. Aussi laissait-il souvent agir autour de lui, pour trouver ensuite en soi la force de le faire. C’est que l’ogre du Kremlin, inquiet de tout cela, veillait de sa fenêtre -comme Philippe II avait fait de la sienne, avec la même inquiétude, sur ses provinces progressistes des Pays-Bas. Et c’est, d’ailleurs, de ce moscovite inquiet à sa fenêtre, que Victor Hugo aurait pu dire aussi : « son immobilité commande.»

2

Des vacances de l’été 68, en Gascogne, je garde surtout le souvenir de l’intérêt que j’ai continué à porter aux événements de Prague qui faisaient toujours la une.
Ainsi, après ceux de mai, en France, il y avait maintenant ceux de Prague. Ils m’intéressaient par eux-même sans doute ; mais aussi parce qu’ils étaient un chapitre éloquent de l’histoire de cet immense imperium soviétique, dont je suivais le cours avec une passion peut-être excessive. Surtout, depuis que j’étais allé en URSS en 1957, au sortir de mon service militaire, où j’avais vu une réalité que la plupart des gens de chez nous (vu l’époque) ignoraient ou voulaient ignorer, pensant que l’URSS était le lieu par excellence où l’on faisait tout pour le bien du peuple et la recherche de la justice. En somme, une réalisation de l’esprit des Lumières !
En cet été 68, je voyais, avec l’affaire de Prague, ce qui en était une fois de plus. Dubček, dans un premier temps, avait été rappelé à l’ordre par les dirigeants de l’URSS, de la RDA, de la Pologne, de la Hongrie, de la Bulgarie, réunis à Varsovie.
Ce qui apparaît dans cette semonce adressée à Prague est proprement incroyable. Un discours ancré sur des concepts arrêtés une fois pour toutes, sur lesquels n’opéraient aucun changement, aucune remise en question… Ainsi était-il dit aux Praguois : « Les forces antisocialistes et révisionnistes » ont envahi le pays, désorientant « la classe ouvrière et le peuple des travailleurs » ; « nous ne pouvons accepter que des forces étrangères conduisent la Tchécoslovaquie hors des voies du socialisme » ; « nos partis nationaux ont à répondre de leur action, non seulement devant leur propre classe ouvrière, mais aussi devant la classe ouvrière internationale. » Dans un deuxième temps, le 1er août, voilà Dubček et les siens convoqués à Cierna, bourgade sur la frontière de la Slovaquie et de l’URSS ; et là, catéchisés, humiliés s’entendent dire que leur frontière occidentale n’est pas seulement la leur, mais celle de tout le camp socialiste ; que c’est là un résultat intangible de la Seconde Guerre mondiale, pour laquelle l’URSS a dû payer un prix élevé. Et, les principes étant bien dégagés, la conclusion tombe comme celle d’un théorème : à savoir qu’aucun des pays du bloc n’a une souveraineté totale -une souveraineté pouvant s’opposer aux intérêts du socialisme ou du mouvement révolutionnaire mondial-mais une souveraineté « limitée.» Les Tchécoslovaques ayant fait amende honorable, juré qu’il n’était pas question pour eux de porter atteinte à l’idéal révolutionnaire, Brejnev promet de retirer ses troupes du pays, où elles étaient en principe en manœuvre depuis juin…
Enfin, le 3 août, une troisième rencontre a lieu à Bratislava et Brejnev y confirme le retrait des troupes, qui seraient dès lors cantonnées aux frontières.
Mais l’acte le plus incroyable est la visite de Brejnev, invité à Prague, pour conclure amicalement tout cela : visite radieuse, où le sourire ne quitte jamais les lèvres, où les œillets de la paix sont brandis. Quelques heures après, c’est pourtant la fin du « Printemps de Prague. »

3

C’est le 20-21 août qu’à lieu l’un des ultimes efforts que le dernier grand totalitarisme a tenté pour submerger l’Europe. Alors que le tigre avait, malgré les apparences, perdu de sa force intérieure. Cependant, il en eut suffisamment pour faire mal. Et, après avoir assisté aux fêtes innocentes de mon village (courses de vaches, jeux d’intervilles…), j’assistai, comme tout un chacun, au plus dérisoire essai d’écrasement d’un peuple aspirant à sa liberté.
Dans la nuit donc du 20 au 21, des forces armées venues d’URSS, de Pologne, de Hongrie, de RDA (soit 400 000 hommes et 3 500 chars) occupent la Tchécoslovaquie. Mais le monstre envahisseur sait faire preuve d’habileté. Le 18, des parachutistes en civil arrivent discrètement par un vol de l’Aéroflot, prennent le contrôle de l’aéroport de Praha-Ruzynè et, quelques heures plus tard, des Antonov An-12 atterrissent, qui débarquent des troupes et du matériel. La 103ème division aéroportée commence alors lentement à faire progression vers Prague. Au passage, elle investit le palais présidentiel et arrête le président Ludvick Svoboda. Deux heures après, la ville est contrôlée par les parachutistes, que rejoignent, le 19, les forces terrestres. Le piège s’est refermé sur Prague. Le 20, les chars sont dans le cœur de la ville.
Il faut convenir qu’il n’y a pas eu de massacre comme à Budapest, ni de déportations massives comme dans les pays baltes, après le coup de force de 1940.
Cependant, on compte quelques morts et des blessés. Dubček a invité son peuple à ne pas résister. Mais celui-ci, le 21 août après-midi, se manifeste quand même : des milliers de gens défilent, silencieux, bandant les yeux des statues des héros tchèques et déplaçant les panneaux indicateurs pour dérouter l’armée. Certains se massent autour de la Radio, à laquelle on permet de laisser divulguer le progrès de l’invasion.
Le fameux congrès du PCT, envisagé le 9 septembre, se tient secrètement le 22 -sans pour autant aboutir à la formation d’un gouvernement ouvrier-paysan, comme à Budapest. Toutefois, débute très vite une forte émigration : 70 000 personnes, estime-t-on.
En janvier 69, la résistance reprendra. Le 16, Jan Palach s’immolera par le feu, place Venceslas ; un mois plus tard, le 25 février, Jan Zajíc et Evžen Plocek le 9 avril feront de même. Des soviétiques seront attaqués.
Dubček, lui, est aussitôt arrêté et invité à rejoindre Moscou, manu militari. Il va devoir s’expliquer. On imagine les scènes du Kremlin. Seul un grand dramaturge, à la façon de Schiller, pourrait les camper. Quelque temps après Dubček revient, portant des accords de normalisation et demande à son peuple de faire preuve de patience. Le Président, désormais, est un collaborateur ; lui, Dubček sera successivement nommé ambassadeur en Turquie, puis interdit de passeport, puis tenu de retravailler chez lui, en Slovaquie. Il y demeurera jusqu’à la chute du Mur en 89. Je le mets, pour ma part, au panthéon des grands hommes ; non pas tant pour son génie politique, ni pour sa fermeté d’airain, mais pour sa conduite exemplaire d’homme que le destin a placé face à l’Histoire.

4

La Tchécoslovaquie a trouvé en Philippe II. En dépit d’une horreur attendue et non perpétrée, elle connaît cependant les purges, les procès ; et un ralentissement des esprits et des cœurs, vu la fuite des intellectuels et le poids des émotions de tout un chacun, transforme le pays, si vif il y a quelques jours, en un no mans land de tristesse et de résignation.
Passé le moment de compassion et même d’admiration bien naturel pour le peuple tchécoslovaque, le reste du monde a l’air de se résigner. Chez nous, on est encore sous le choc de Mai 68 ; et un peu partout, on n’a d’yeux et de pensée que pour le retrait américain du Vietnam -comme si c’était là la fin de tous les dangers dans le monde, alors qu’on prévoit déjà l’instauration d’un Vietnam sud américanisé, qui fera pendant à la Corée du Sud et sera l’appât des entreprises communistes du Nord, soutenues par la Chine…
A l’ONU, un tchécoslovaque, Jean Musik, dénonce l’invasion ; mais le russe Malik la présente au contraire comme une assistance apportée au pays. Bref, les pays divergent dans leurs appréciations et les choses paraissent comme réglées.
Par contre, dans le bloc soviétique, les actions sont doubles. Brejnev qui comprend le danger que représente la Tchécoslovaquie pour tous les pays satellites, s’apprête à faire régner, par la terreur, sa doctrine de la « souveraineté limitée » ; cependant que (ce même mois d’août 68) des manifestants se soulèvent Place Rouge, arborant des banderoles incendiaires à l’encontre de l’invasion, qu’à Bucarest Ceauscescou la dénonce à son tour, qu’en Pologne un jeune comptable s’immole par le feu devant cent mille personnes pour la stigmatiser, que la Chine suit le mouvement de désapprobation -le seul Fidel Castro la soutenant, vu l’aide économique qu’il reçoit de l’URSS et sans laquelle son régime s’effondrerait.
Ce coup d’œil sur le planisphère m’amènera à prendre la mesure exacte de l’événement, qui assigne aux malheureux tchèques le sort des autres embrigadés du Pacte de Varsovie. Je revenais à cette idée qu’il y avait eu des forfaits bien pire de la part des Soviétiques que cette annexion hypocrite de la Tchécoslovaquie. Où je voyais déjà le commencement de la fin de l’empire soviétique. Pour le dire tout net, l’URSS ne pouvait plus faire ce qu’elle voulait elle devait compter avec une résistance intérieure un peu partout ; elle ne jouit plus de l’assentiment presque général de la population : celle-ci est dolente, indifférente à toute politique, déçue de son mode de vie comparé à celui de l’Occident ; la croyance en sa mission révolutionnaire internationale était morte, malgré les rodomontades des discours officiels de ses quelques 750 000 apparatchiks.
C’est pourquoi son bellicisme était à présent uniquement greffé sur l’esprit de conservation d’un système et non sur une certaine forme de révolution à répandre. Ainsi l’URSS n’avait plus vraiment le pouvoir de l’horreur.
Aussi la décision d’intervenir n’a pas dû être sans quelques hésitations. La situation étant catastrophique pour le système, il fallait s’en remettre aux maréchaux. Or ceux-ci tenaient à se couvrir vers l’Ouest, vu les dangers pressants se présentant à l’Est : au Moyen-Orient, en Asie du Sud-Est…
Au Moyen-Orient où Nasser était le pion qu’il fallait jouer contre les Etats-Unis, dont une puissante flotte évoluait en Méditerranée et dans les détroits, en Asie, où Russes et Chinois en présence cohabitaient mal. Géopolitiquement, l’URSS était comme prise dans une tenaille entre l’Ouest et l’Est. Elle était coincée entre un Ouest qui, via l’Allemagne, agitait le spectre yankee et un Est, qui, via la Chine, agitait une formidable surenchère idéologique. A quoi s’ajoutait que, dans tous les pays latins (à l’exception de Cuba) et dans une grande partie de l’Afrique, on ne croyait plus en une URSS brandissant la flamme rouge de la Révolution. L’URSS, c’était un soleil refroidi.
C’est pourquoi le mouvement de libération praguois avait trouvé hélas à qui parler. Situé dans le pays, le plus avancé en Europe du bloc soviétique, d’où fusées et avions pouvaient foncer, en quelques minutes, sur le monde capitaliste, il était, de plus, dans le temps, à cet extrême moment où il fallait que l’URSS donnât un signal fort.

5

Mais pour comprendre ce qui s’est passé à Prague, je crois devoir ébaucher ici le parcours de l’URSS jusque là. D’une URSS, non pas pour moi porteuse d’un idéal mais monstrueuse création artificielle.
Au commencement (donc) il y eut la terre et le ciel russes, lieux mythiques d’une révélation. Une histoire sainte moderne débutait pour toutes sortes de peuple encore à l’écoute. Cette terre, ce ciel, censés élus, résonnaient des accents de la nouvelle religion du « Sens de l’Histoire », orchestrée par ses grands prophètes : Marx, Lénine, Trotski, Staline… dont les prêches n’étaient pas moins pleins de certitudes et de malédictions à l’endroit des malentendants, que ceux d’Isaïe et de Jérémie. Et, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, ces terres élues s’étaient annexé des terres amies, venant constituer le « Grand Israël » de l’époque.
La religion qui en provenait diffusait dans le reste du monde, pénétrait les milieux, les philosophies, les discours dits scientifiques et autres, les essais artistiques les plus divers, si bien que la planète entière était concernée. Ainsi, par suite de la myopie d’un Franklin Roosevelt, de ses incroyables erreurs, l’empire soviétique connaissait une hégémonie, que n’altéreraient pas les crimes qu’il perpétrait, inconnus alors, ou, si connus, cachés par ceux qui les connaissaient.
Seule l’Amérique, ayant un moment le monopole de l’arme atomique, l’empêchait de s’imposer par la force aux régions d’Europe encore non complètement maîtrisées. La propagande alors n’exagérait pas, qui parlait d’un milliard d’hommes groupés sous le commandement d’un « chef génial », installé au Kremlin, et dont l’infaillibilité avait remplacé celle du pape -quelque peu destitué.
C’est dans les environs de 1950 que je situe le cap de cette hégémonie. La masse monolithique du communisme se dressait alors à l’horizon comme une immense montagne ; mais, de plus près (pour ceux qui savaient), apparaissait telle le Saturne de Goya avalant ses victimes. Mais deux événements considérables ont lieu, qui vont entamer l’érosion. Le premier est la déstalinisation. Je me rappelle ce jour où chacun répétait : « Staline est mort ! »
Pour certains, pour mes camarades communistes, c’était un peu comme si le monde allait s’effondrer, comme si de facto allaient réapparaître à présent sur toute la planète les forces capitalistes et les injustices qui vont avec ; comme si, chez nous, tout ce que la droite avait d’exécrable ne serait plus désormais limité, les bons socialistes français ne faisant pas le poids.
Pour moi, j’attendais curieusement la suite. Ce devrait être cette « déstalinisation », orchestrée par Khrouchtchev (était-ce un effet de l’onction attachée à sa profession de berger ?) Si peu apparente qu’elle ait pu d’abord sembler, on sentait bien qu’elle avait sonné le glas de cette religion populaire du bon en avant, plate, transversale, sans transcendance, mais cruelle en fait, qu’elle avait permis le développement de thèmes révisionnistes. Deux d’entre eux paraissaient les plus importants : la coexistence pacifique et le droit de chaque pays d’aller au socialisme par le chemin qui lui plaisait -un peu comme en Angleterre, dit Voltaire, chaque Anglais pouvait aller à Dieu (donc au ciel) par le chemin qu’il se choisissait.
Le second grand événement, révolution dans la révolution, était le schisme chinois. Les causes en étaient sans doute nombreuses, mais la déstalinisation avait préparé le terrain, sur lequel opérait maintenant Mao. Le pape du Kremlin étant mort, Mao se targuait d’en être une réincarnation plus orthodoxe : le véritable ferment révolutionnaire étant, à présent, la paysannerie et non le prolétariat industriel des villes.
On était donc en plein communisme polycéphale et la bête noire des débuts, longtemps pourchassée par Moscou, le nationalisme, refaisait surface en URSS avec toutes ses résurgences : la race, l’instinct profond de la terre… En bref, toutes les maladies infantiles du communisme, selon Lénine. Ainsi partout apparaissaient des nuances nationales du sentiment révolutionnaire et la question se posait de savoir ce qu’on appelait désormais l’Internationale communiste.
Le résultat est qu’il ne restait plus en URSS qu’un système de gouvernement, qu’un appareil, à défaut d’une croyance populaire, défaut d’une conviction unanime animant les soldats d’une croisade ; Un appareil froid, un pouvoir policier se maintient bientôt avec Brejnev, par la contrainte des sujets, par la chasse aux initiatives d’émancipation, par la relégation à Gorki d’un Sakharov oeuvrant pour les droits de l’homme… On était passé de la phase d’une foi militante à un impérialisme brutal reposant sur des techniciens du pouvoir et des maréchaux, dont tout le propos était la crainte et toute l’action la violence préventive, en vue de maintenir les choses en place.
C’est cet astre froid qui me paraissait être à l’origine de l’invasion de la Tchécoslovaquie. Comme il me paraissait, de plus, sans âme et vindicatif, je craignais le pire ; et, après l’éclipse de Khrouchtchev, je nous voyais retourné en pleine guerre froide, au risque d’une conflagration générale. Restait, me direz-vous, la force dernière de la bombe, assurant l’équilibre par la terreur. Mais cela me semblait précaire, car j’imaginais avec terreur l’état de complexité et d’incertitude des techniques militaires et des moyens d’information dans les deux camps. Émery et moi parlions souvent de cela et, lui, en bon réaliste et se plaçant sous le signe « d’un machiavélisme volontiers cynique » disait qu’il nous restait à souhaiter, qu’en cas de conflit, se développe une diplomatie atlantique assez habile, pour faire tout commencer par le conflit russo-chinois.
Je devais heureusement sortir de ces ombres et de ces peurs de l’année 68, car j’allais me trouver, l’année d’après, requis par un événement artistique, qui allait me faire oublier mes préoccupations politiques ; mais, avant, il allait m’être donné d’être encore le témoin d’événements considérables.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire