dimanche 9 septembre 2012

Juin – juillet 1969

L’après de Gaulle
Situation du monde
La révolution :
Che Guevara et Marcuse
Les premiers pas sur la Lune

Je ne comprenais pas bien comment Poher, président du Sénat, et assumant la fonction intérimaire de la présidence de la république, homme par définition tranquille, pouvait se lancer, avec une fougue inattendue de sa part, dans la course à l’Elysée. Il voulait sans doute venger le Sénat des prétentions de de Gaulle à le modifier. Mais il le faisait, appuyé sur un centre gauche dont les contours étaient assez flous. La gauche me paraissait toute indiquée pour présenter un candidat ; cependant, elle était divisée, comme à son habitude. Elle présentait, même, un spectacle affligeant dont mes amis Orange, eux-aussi, convenaient. Le vieux parti de Blum semblait partir en lambeaux et, pour la circonstance, était pareil à une femme qui mettrait des bijoux sur des oripeaux. Ses séides ne formulaient que des critiques, bien venues certes dans une démocratie vivante, mais pas suffisante pour constituer un programme. Guy Mollet avait complètement disparu de la circulation, lui.
Finalement, épaulé de Mendès France (dont le Français moyen s’étonnait du manque d’ambition), Defferre, maire de Marseille, se présentait. Ce n’était pas un homme éloquent, ni un tribun ; les gens ne parlaient que de son yacht. Il n’eut pas l’énergie de s’imposer. Alors que Pompidou, qui avait depuis longtemps déclaré ses intentions (au point d’avoir irrité de Gaulle) et qui avait fait ses preuves à Grenelle, se présentait avec détermination, parvenait à éliminer Defferre au premier tour et Poher au second. La partie aurait pu paraître alors inégale. Cependant, Pompidou ne fut pas élu triomphalement.

Mes amis Orange souffraient de l’échec de la gauche. Ils ne reverraient jamais, disaient-ils souvent, les socialistes au pouvoir avant leur mort. Maintenant, ils en étaient sûrs. J’étais chagrin pour eux. Je me rappelle que mon ami Orange voulut réentendre, en guise de baume, lors de notre séance musicale qui suivit l’élection, La passion selon Saint Mathieu de Bach. Mon ami espérait aussi en quelque résurrection, après cette mort lente du parti de ses vœux, à laquelle il assistait.
Emery, quelques jours plus tard, ravi de l’élection, me disait méditer sur les deux thèmes qui avaient nourri la campagne de la majorité : continuité et ouverture. Pour l’ouverture, il fallait voir, disait-il. Pour la continuité, il me disait (ce qu’il viendra à écrire par la suite) que la tonalité avait quand même changé, que le gaullisme était à demi-éteint, qu’il était représenté par un simple civil, un homme qui s’était targué d’être comme tous les autres : pas même un Compagnon de la Libération ! C’était pour lui, comme une sorte de glissement, qui nous faisait passer vers « un ordre mineur » ou, si l’on préférait, vers « une branche orléaniste de la monarchie. » Certes, Pompidou était populaire ; mais popularité n’était pas autorité et le ton de l’appel du général à l’exhortation civique allait se transformer en celui qu’accompagnait une réalisation de simples promesses… D’un patriotisme « mystique » qui aurait enthousiasmé un Péguy, on passait à l’assurance d’une gestion raisonnable…
Le portrait à la fois physique et moral était aussi antithétique. D’un côté, un roi chevalier qui avait trôné à la table ronde de ses barons, comme Arthur à celle de ses seigneurs, pour l’accomplissement d’un idéal. Grand, arborant le costume kaki de son métier, la ceinture à boucle et surtout l’air altier accompagnant une discipline intérieure à laquelle on le dentait qu’il se tenait. De l’autre, un fils d’instituteur, un universitaire lettré, un banquier rompu aux affaires, bref, un être de grande singularité –plutôt massif, laissant deviner un hédonisme maîtrisé, doté d’une sagesse robuste, auvergnate, éloignée (comme on l’a vu) de tout esprit d’utopie, et donc réservée à l’endroit du socialisme national et libéral vers lequel de Gaulle avait marché. D’un côté une sorte de don Quichotte, de l’autre une sorte de Sancho Pança. Et sans doute est-ce pour ce don Quichottisme, qui lui avait collé à la peau, que le général m’avait séduit.
Maintenant, Sancho était au pouvoir, et l’on ne devait pas s’attendre à de bien grandes aventures. Les gens que le général avait inquiétés : les moyens et les grands patrons, les chefs des centrales syndicales, accrochés au train train de leurs appareils ankylosés et jaloux de leurs prérogatives, pouvaient être tranquilles. La bonace était revenue. Le président n’était pas un oiseau de tempête.
Mais Sancho n’avait pas pour autant éliminé tous les barons. L’un d’eux restait, dont il avait fait son premier ministre. N’avait-il pas promis la continuité ? Ainsi le remuant Jacques Chaban-Delmas était aux commandes. Compagnon de la Libération, il avait ensuite présidé l’Assemblée pendant onze ans. De sa voix de fausset et avec les gestes nerveux de sa petite silhouette, il incarnait, à côté de la continuité, l’ouverture. Il bruissait toujours de l’idée de participation, chère à de Gaulle qu’on peut tout aussi bien nommer : association capital, travail, cogestion, actionnariat ouvrier… Et, dans sa déclaration du 16 septembre à l’Assemblée, il lançait le projet de sa « nouvelle société » pour répondre aux attentes de mai : une société « prospère », « généreuse », « libérée », où « le droit passerait dans les faits », « le rêve dans la réalité »… L’essentiel était dans le rajeunissement des structures, dans la poursuite de la justice et du progrès social… les jours passant, il sera aussi question de décentralisation régionale, de concentration des entreprises, de libération de la presse et de politique contractuelle entre Etat, patronat et syndicats…
En ce mois de septembre, il restait certes à développer encore beaucoup de tout cela. Mais on sentait que Pompidou, qui n’avait jamais repris à son compte, lui, le terme de participation, laissait dire, du moins pour le moment, sans rien confirmer. C’est qu’il ne tenait pas à se mettre à dos une bonne partie des patrons, même les plus modestes.
Madame Orange me disait, avec son habituel mordant :
- Mais comment, mon pauvre monsieur Junca, pouvez-vous croire à tout cela, venant d’un gouvernement de droite ?
Bien plus tard, en effet, le président, qui ne s’était toujours pas vraiment prononcé la-dessus, devait réduire ce programme de réforme à trois décisions pratiques :la mensualisation des salariés là où elle était possible, l’institution du SMIC et la mise en place de l’actionnariat des ouvriers à la régie Renault, entreprise pilote. Ces mesures, si je me rappelle bien, n’ont pas eu une grande résonance dans l’opinion, tellement les avantages acquis se fondent aussitôt dans l’habitude. Par contre, les scandales financiers devaient l’émouvoir et la fébrilité de la vie sociale aller croissant. Un cafetier dauphinois, Gérard Nicoud, devait remuer ciel et terre en reprenant à son compte les réclamations liées au poujadisme des années 50, en faveur des petits commerçants et entrepreneurs. Seraient visés les grands magasins et la fiscalité : d’où une série d’attentats contre les bureaux du fisc.
C’est après un de ces derniers, qu’entrant chez les Orange, Madame Orange, toujours vive en matière de réflexion politique, devait me dire avec un petit sourire narquois :
- Certes, mon cher ami, je ne suis pas poujadiste ; le moyen qu’un Etat vive sans rentrée fiscale ? Vous avouerez que les choses vont de mal en pis !
Puis, me fixant :
-Au fait, qu’est devenue cette fameuse idée de « société nouvelle » lancée par Chaban et dont vous vous étiez entiché ? Ne vous avais-je pas dit qu’il ne fallait rien attendre d’un gouvernement de droite ?

2

En septembre de cette année 69, passée l’exaltation où m’avait mis le projet Chaban, si je faisais un état du monde, je ne le trouvais guère réjouissant, à l’exception de ce qui se faisait en matière européenne. Près de nous, les Tchèques étaient remis au cachot. Au Moyen-Orient, c’était la guérilla, les Arabes transformant en victoires homériques de lamentables escarmouches, et les Grands s’avérant incapables d’y imposer une paix durable. Au Vietnam, après le retrait américain enfin, les Sudistes étaient laissés à leurs propres forces et l’on attendait l’assaut du Viet-Kong. Au Nigéria, l’Angleterre, du fait de sa présidence, portait la lourde responsabilité de la hideuse guerre du Biafra. Le Japon était en pleine prospérité, mais se gardait bien de contester le protectorat américain, n’ayant ni flotte de guerre ni aviation. Mais ce qui était le plus significatif dans ce climat mondial, par son importance, c’était la relation des trois grands empires : Etats-Unis, URSS et Chine. Nixon était assujetti à son lobby militaire et industriel mais il aspirait à alléger les charges de sa nation et à lui reconquérir plus de popularité. L’URSS, elle, avait désormais les yeux tournés ailleurs que vers Washington. Mais cet ailleurs était inquiétant, il était porteur d’une conflagration générale. Les dirigeants russes n’étaient plus obsédés par l’impérialisme américain ni par une résurgence des « revanchards allemands », fantôme que de loin en loin évoquait le régime en crise pour se maintenir, mais par la menace chinoise.
Tout restait un peu flou pour nous occidentaux de cette immense et lointaine Chine, qui s’était, de plus, repliée sur elle-même. Il y avait eu les années folles de la révolution culturelle, orchestrées par les gardes rouges à la solde de Mao. Ils avaient tenté de détruire les institutions traditionnelles : universités, musées…Insulté, frappé, tué les gens les représentant, pensant ainsi avoir porté atteinte à tout ce avec quoi la vieille classe bourgeoise avait exploité le peuple. L’ennemie numéro un, c’était la bureaucratie, la hiérarchie, l’académisme : les directeurs, les ingénieurs, les comptables…inspirant la recherche du profit, des « stimulants économiques » : primes, bonus, lopins de terre individuels, luxe… En gros, tout ce qui constituait la planification soviétique que Mao désavouait. N’avait-il pas écrit le 25 octobre 1966 : « Précédemment, vous vous occupiez d’industrie, d’agriculture et de transport, mais pas de révolution culturelle » On ne pouvait pas être plus anti-marxiste dans le fond ! On ne pouvait pas plus méconnaître l’importance de ces infra-structures économiques qui, pour Marx, décident de tout : des institutions politiques, juridiques, religieuses et autres… En d’autres termes, des super-structures. Or voici que, dans la bouche de Mao, l’une de ces super-structures selon Marx : l’idée d’une révolution culturelle apparaît détachée de tout le reste, dans quelque ciel idéaliste ! On ne pouvait pas être plus hérésiarque par rapport à Moscou. Et, en septembre 69, ce que nous savions de la Chine, c’était que, d’une part, les gardes rouges avaient été renvoyés aux champs, puis, Liu, qui était parvenu à les juguler, avait été à son tour limogé. C’est dire que Lin Biao, promu dauphin de Mao, mettait en place, grâce à l’armée, une dictature militaire où les éléments droitistes (c’est à dire les soviétiques) du parti étaient éliminés. Pouvait-on écarter dès lors l’hypothèse d’une guerre préventive, décidée à Moscou ?

La construction européenne avait heureusement (comme je l’ai dit) de quoi me rassurer, elle. Ce que j’avais craint, c’est qu’elle se perdît dans l’abstraction. Or Pompidou, quoique prudent, paraissait avoir une attitude très ferme, entre une Italie qui vacillait et une Angleterre qui avait le besoin de se remettre. Il travaillait à renforcer la solidité de l’accord préférentiel franco-allemand, noyau de l’institution à venir - encore que l’Allemagne nous dépassât économiquement.
3

Par ailleurs, les nouveaux phares de la conscience politique contestataire ne me paraissaient plus être Marx ni Lénine, en dehors de l’instable et paranoïaque Mao, mais Che Guevara dont le mythe gagnait toute la planète, et l’écrivain Marcuse.
C’est un fait que le communisme russe déclinait. La classe ouvrière des grandes villes ne me semblait plus être le moteur de l’Histoire, si jamais elle l’avait été vraiment. Cette pièce maîtresse du système me semblait être grippée. L’ancien prolétariat cherchait plus apparemment à s’intégrer à la société de consommation qu’à la combattre. Chez nous, le PC et la CGT étaient à mon sens, devenus plutôt des appareils puissants que des lieux de grande vision sociale, comme l’avaient été les grandes directions syndicales d’antan, obsédés qu’ils étaient par l’obtention immédiate d’avantages matériels pour le monde ouvrier. Selon moi, il ne restait d’îlots vraiment révolutionnaires que dans la plèbe paysanne de certains pays, surtout américains et africains et chez les noirs enfermés en leurs ghettos. Aussi, dans ce contexte, la vie du Che, quoi qu’elle eût été (on ne parlait pas encore des graves scories l’ayant entâchée), avait un contour christique, qui ne laissait pas de m’impressionner. Et, comme j’avais parfois quelques remords à ne pas me sentir porté par la fièvre révolutionnaire, comme certains de mes amis, j’éprouvai quelque culpabilité en pensant à cette vie engagée. La seule chose qui me réconciliait avec moi-même, était que, finalement, toutes ces guérillas n’aboutissant qu’à la généralisation de dictatures militaires, et au constat, partout dans le monde, la démocratie était en faillite.
Marcuse, lui, relançait à sa manière l’idée d’une révolution mondiale. Ce juif allemand, qui avait fui le régime hitlérien en Suisse, en France puis aux Etats-Unis, me donnait l’impression d’avoir réfléchi sur tout ce qui avait pu paraître odieux aux nazis pour en faire sa pensée : en particulier le marxisme et la psychanalyse. On ne pouvait pas mieux renier le mal hitlérien et c’est à ces deux titres que ses ouvrages auraient été brûlés dans le feu des autodafés des livres condamnés. Après Eros et civilisation, il avait fait paraître L’Homme unidimensionnel qui avait remporté un grand succès et que les jeunes de mai avait cité.
L’un de mes collègues qui avait participé à la révolte des étudiants, prit l’heureuse initiative de faire, entre treize et quatorze heures, une lecture de ces deux ouvrages, à laquelle six ou sept d’entre nous assistèrent -dont un féru de Freud et de Lacan. J’avais besoin, à l’époque, que quelqu’un me rendît un peu indépendant de la pensée vraiment spiritualiste d’Emery -dont je ne partageais pas tous les ostracismes : en particulier celui de la psychanalyse freudienne avec sa théorie de la sexualité comme instance structurante de la psyché. Freud, pour Emery, c’était un des derniers chapitres de la démonologie.
Je dois dire qu’un des événements majeurs avait été pour moi, il y avait peu, la lecture de Malaise dans la culture. Sans être un spécialiste de la psychanalyse, j’en étais assez informé, et ce livre avait comme parachevé et conclu tout ce que j’avais appris jusque-là. Dans Malaise, il y est, comme on sait, parlé de pulsions ; et ce n’est plus seulement la sexualité qui est en cause, mais l’autre pulsion fondamentale pour Freud de l’agressivité.
La première est maintenant présentée comme l’origine de nos sentiments religieux. Freud répond à Romain Rolland, qui l’interroge sur notre sensation de l’éternel , qu’il qualifie de sentiment océanique
Pour Freud, il n’y a pas sensation. Il y a bien plutôt, un sentiment de reviviscence de la plénitude liée à notre état de nourrisson, avant la rupture psychologique avec la mère. Etat de jouissance globale, ressentie comme pérenne. Attachée à ce moi-plaisir dont nous gardons la nostalgie, alors que nous sommes soumis à un principe de réalité plus restreignant. Il y a encore, pour Freud, que le recours au père, du fait de notre fragilité enfantine, du besoin de sa protection, deviendrait le recours à Dieu. Dans tout cela, qu’évoque Rolland, il n’y aurait que le retour au narcissisme de notre moi primaire ! En quoi nous obéirions tout simplement aux sollicitations de ce principe de plaisir, fondamental en nous, et dont, démunis, nous aurions besoin à titre de consolation. Toute la religion tiendrait là. Ce que, d’ailleurs, j’avais appris d’une autre manière en lisant Nietzsche. Nietzsche pour qui le christianisme était la religion du grand mensonge d’où les faibles tiraient leurs forces. Judaïsme ? Christianisme ? une illusion ! dira encore Freud ; une manière d’atténuer notre malheur constitutionnel qui provient de la souffrance de notre corps, de l’hostilité du monde extérieur et de nos rapports insatisfaisants avec autrui…
Quant à la seconde pulsion, elle se présenterait comme une force explosive et cruelle, à laquelle l’homme prendrait plaisir et dont il serait le siège. Freud en aurait trouvé l’intuition chez Adler, mais surtout chez Hobbes, pour qui l’homme est un loup pour l’homme et dont le plaisir amer serait celui de la destructivité. La civilisation : l’Etat, la famille, la culture sont à ce prix que l’homme doit rentrer, sublimer tous ses élans destructeurs : ce qui crée un malaise inhérent à son existence.
A cette pulsion de mort (que l’homme peut même retourner contre lui-même et dont Freud a trouvé une trace dans sa résistance souvent à guérir), doit faire place un ordre social, sans lequel il n’y rien de pérenne. Une réalité, que Freud situe au delà du principe de plaisir et à quoi l’homme doit d’adapter. Il s’y adapte en névrosé, imaginant un retour à l’âge de nature ou à un mode de vie primitif. Il s’y adapte seul, selon Freud, en aliénant son moi, dont il fait, d’une partie, un sur-moi qui lui en impose, lui tient de conscience morale, lui dicte tous les commandements propices à une vie sociale : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même, tes parents… » et lui suggère un dieu d’amour et de sanction.
Etat apparent de repli, refus de prendre en compte l’universelle hostilité des hommes les uns envers les autres. Oui : mais au prix de quelles souffrances ! de quel malaise !
Ainsi, l’agressivité demeurerait inhérente à notre nature, même dans l’amour. Que l’homme vienne, par exemple, à former des communautés dont tous les membres seraient unis par un lien très fort, détourné de tout but sexuel, cette tentative supposerait, pour réussir, la condition que d’autres hommes, à l’extérieur, deviennent les cibles de l’agressivité ! Ce serait là le trait le plus marquant de la psychologie des masses, une manifestation du narcissisme des petites différences. Lacan parle, à ce sujet, de terreur conformiste.
Mais tout n’est pas encore dit. Pour revenir à notre sur-moi, à ce lieu de grande conscience morale, il y aurait lieu de mettre en bonne place, encore ici, l’agressivité. En effet, ce sur-moi, toujours en opposition à notre moi, aurait finalement introjecté toute la violence que l’homme souhaiterait exprimer à l’égard des autres, pour la diriger sur le moi, le transformer en souffre-douleur, le faire vivre en un état constant de culpabilité. Le sentiment de culpabilité d’origine externe, chez l’enfant qui craint son père, aurait été, avec l’âge, intériorisé. Et le sur-moi, à présent, règnerait dans le moi en gouverneur sadique, comme dans une ville conquise, implacable et cruel. Plus le moi satisferait aux exigences de ce dernier, plus ce dernier réclamerait de nouveaux renoncements. Ce qui fera dire non sans humour au philosophe Deleuze : les bonnes intentions sont forcément punies…
Le dernier mot de Freud était donc la résignation, du fait de l’incompatibilité de la logique du désir et de celle des institutions sociales. Aussi appelait-il l’homme à devenir adulte, en découvrant que l’humanité était incurable, que le salut n’était pas de ce monde ni d’un autre. Car, pour lui, comme pour Nietzsche, il n’y avait de monde que le nôtre. Mais, avec cette grande différence que Nietzsche, lui, ne se voulait pas résigné et qu’il avait trouvé la joie, une joie héroïque, à souhaiter revivre l’éternel retour du Même.
Tel est ce livre que j’avais en mémoire, lors de nos petites réunions au collège, entre collègues intéressés. Ce livre, le plus sombre de Freud, le plus éclairant sur la misère humaine -qui, symboliquement, avait paru lors de la crise économique de 1929, l’effondrement de la bourse et la montée du parti hitlérien et dont Lacan, en 1960, avait parlé comme d’une œuvre essentielle…
Des années plus tard Camille Dumoulié, écrivant sur Le Malaise dans la culture, devait noter, qu’en dépit des exigences du principe de plaisir, le monde était programmé pour lui faire obstacle et il concluait avec Freud que le dessein que l’homme soit heureux n’est pas contenu dans le plan de la création. Et Camille Doumoulié de rappeler à cet égard que la jouissance n’était pas un état, une béatitude, un contentement, vu, disait-il, qu’on ne jouit intensément que de ce qui est contrasté.

Les collègues avec lesquels je discutais, étaient très informés. Ils avaient lu sérieusement les deux ouvrages en question de Marcuse. Les échanges étaient passionnants, surtout pour moi qui ignorais ces travaux. J’avouai ma lacune, mais parlai de mon assez bonne connaissance du Malaise dans la culture. Le collègue féru de psychanalyse me dit que c’était là le meilleur point de départ pour aborder le freudo-marxisme de Marcuse et le collègue, organisateur de nos rencontres, qui chapeautait habituellement des travaux dirigés à la Fac de Rouen, me le confirma. Lors de la première séance, il avait écrit sur le tableau noir de la salle de cours que nous occupions, les concepts fondamentaux, à la fois marxiste et freudien, que nous devions avoir en tête pour la circonstance, puis nous les avait commentés. Je me souviens que l’un des collègues, passionné de Lacan au point qu’il avait tous ses séminaires, ramenait toujours la discussion vers cet auteur et il fallait souvent le freiner, lui dire que, pour le moment, notre propos n’était pas là.
Je me rendis compte qu’au cours des deux premières séances, l’essentiel avait été dégagé et j’avais alors très bien compris que marxisme et psychanalyse étaient deux stratégies que Marcuse avait utilisées pour développer son idée de révolution.
Marxiste, Marcuse dénonçait la civilisation technique et capitaliste du monde libéral. Alors que la machine aurait pu délivrer l’homme du travail aliénant et permis la libération des instincts, elle aboutissait selon lui à en accroître la répression. La société libérale ne pouvait finalement tolérer le spectre d’un monde qui pourrait être libre. Aussi, dans son univers de surproduction, multipliait-elle les contrôles, les bureaucraties, maintenait-elle le fantasme de la pénurie, abandonnait-elle le Tiers-Monde à la misère et s’employait-elle à créer chez elle des besoins artificiels qui entretenaient la frustration. Raisonnablement, elle aurait pu procéder à une répartition des richesses, assurer le bien-être de toute l’humanité, mais non : elle maintenait en place le principe unique de rendement, pour le rendement. Et c’était là que Marcuse intervenait à sa façon. Freudien, il dénonçait, comme l’avait fait avant lui Adorno, une utilisation frelatée de la psychanalyse en Amérique par les Fromm et les Alexander. Celle-ci, grevée de ce qui la rendait subversive et libératrice : la réduction du ça au profit du moi, l’abandon de la théorie des pulsions, le rejet de la sexualité, devenait finalement un moyen d’intégration aux idéaux d’une société industrielle de rendement pour le rendement. Or, pour Marcuse, tout ce qui est intégrable est mauvais, créait une fausse conscience, et ôtait à la classe ouvrière sa force révolutionnaire, en la gagnant à l’idéologie bourgeoise.
Au terme de quoi Marcuse (selon mon collègue dirigeant nos séances) mettait en place les éléments d’un changement copernicien. Pour cela, il renversait toutes les données de Freud. Il était persuadé que le principe de rendement, qui n’était autre historiquement que le principe de réalité de Freud, mettait à mal le principe de plaisir du même. Or il était persuadé que ce dernier, qu’il nommait bien sûr Eros, était la seule force apte à lutter contre l’ordre établi : un projet d’ailleurs similaire à celui de Reich. Mais, pour donner à cette force toute son efficace, voilà qu’il renversait toute la théorie des pulsions de Freud. Il éradiquait la pulsion de mort, moteur freudien de notre destinée humaine, comme étant la source de toutes les résignations et de tous les pessimismes ; il niait Thanatos au profit d’Eros. La résignation et la désillusion du maître de Vienne menaient, pour lui, à l’autodestruction. Mais Eros s’en trouvait libéré et transformé.
Dès lors, il serait le fruit d’un processus qui ne serait plus dû au refoulement et qui, conséquemment, se trouverait débarrassé de toutes tendances agressives. La sexualité deviendrait l’univers de la rationalité libidineuse, la marque d’un progrès humain sans précédent, donnant accès à des formes supérieures de liberté civilisée. Les instincts, privés de répression, deviendraient absolument bons ; les relations humaines se stabiliseraient et le désir connaîtrait une limite raisonnable. Les perversions perdraient de leur excès, de leur violence, de leur sadisme… On entrerait dans la normalité d’une haute civilisation. Il y aurait, pour le dire net, une barrière intérieure contenant la puissance impétueuse de l’instincts.
Thanatos éradiqué, la pulsion de mort, aimablement soumise à l’Eros, deviendrait ni plus ni moins le principe de Nirvana. Et ce dernier, défini non plus comme la tendance de vie à rejoindre le degré d’intensité zéro de l’inorganique, dont de la mort qui le précédait, serait un état de satisfaction constante et d’absence de douleur…
Mes ami et moi, assistions à ce défilé de litanies touchant Eros apprivoisé non sans quelque surprise, je dois dire. Notre lacanien surtout était décontenancé. Pour moi, qui viendrais dans quelques années à étudier l’infinité et l’irrépressibilité du désir de Don Juan (surtout celui de Mozart), je restais pantois. Mais c’est dans l’ouvrage de Camille Dumoulié, intitulé Le désir que je trouverai vraiment sanctionné la naïveté d’une telle interprétation d’Eros. Pour cet auteur, il y aurait en cette utopie, une part d’angélisme et de rousseauisme des plus surprenants et des moins convaincants. Pour lui, on retrouverait ici toute la petite morale des accommodements du plaisir, si contraire au désir.
Cependant, quand nous vînmes au second ouvrage de Marcuse, l’Homme unidimensionnel, le ton nous parut plus sérieux, je dirai plus prophétique ; voire plus freudien, malgré ses prétentions moins scientifiques, malgré son moindre souci d’étendre à l’analyse de la civilisation et de la culture des concepts réservés par Freud au psychisme individuel. D’ailleurs, les étudiants ne s’y trompèrent pas, qui brandirent souvent le livre dans leurs manifestations. Marcuse y pourfendait le consensus universel, l’aplatissement des consciences du monde capitaliste, le souci de l’intégrisme propre à cette forme de conscience : de fausse conscience ; et il proposait, en regard, la noble et forte révolte : celle du refus.
Anti-communiste viscéral, attiré par la personne du Général, par sa politique sociale, enfin très raisonnablement marxiste (je reconnaissais avec Marx l’importance de l’économie dans le monde, voire dans l’évolution spirituelle de ce dernier), je réfléchissais avec Marcuse à cette société américaine, technocratique et capitaliste. Je pensais qu’elle était sans nul doute préférable au régime de l’URSS, mais je réalisai, peut-être avec plus de conviction qu’avant, qu’elle n’était pas non plus un eldorado, seulement une faute de mieux. A l’Ouest comme à l’Est, il y avait toujours un mal qu’on pouvait dénoncer, un mal qu’un esprit libre était en droit d’évaluer et de refuser.
4

Le hasard voulut que je me retrouve à Nogaro lors du premier alunissage de l’homme. On était en hiver pour le premier contournement de l’astre, en été pour ce premier alunissage. Le temps était aussi radieux que je l’étais -car je tenais pour une extrême chance d’appartenir à cette portion de l’humanité qui aura finalement vécu cette date historique. Ma propriétaire dévouée à ma vie, Marguerite Suttin, était venue avec moi chez mes parents. Elle qui atteignait déjà un grand âge, disait à l’avance devoir ajouter cet exploit à tous ceux dont elle avait été le témoin. Elle disait familièrement : « Quand j’aurai vu ça (on était alors dans la matinée du 11), je pourrai me flatter d’avoir assisté à la série des performances ou des réalisations les plus époustouflantes de l’Histoire de l’humanité ! » Elle ne savait pas, la pauvre, qu’après elle, viendrait le règne des ordinateurs, d’Internet, celui des prétentions de l’homme à voyager dans tout le système solaire, à mesurer, à soupeser la masse entière de l’univers, voire à en imaginer le commencement et le processus d’évolution…
Je me représentais très bien l’immense espace parcouru par la fusée, depuis le Cap Canaveral, la satellisation du module autour de la Lune, le détachement de la capsule et sa plongée vers le sol lunaire -dont j’avais, grâce à Apollo 8, un aperçu. Et, tandis que Collins restait en orbite, je me représentais très bien aussi Armstrong et Aldrin subissant la descente, puis, la capsule posée, attendant anxieusement la suite. Mais, face à l’écran, à l’heure h, voilà que je faisais abstraction de tout cet ensemble de forces d’une prodigieuse et délicate complexité, géré par des ingénieurs au sol et par trois héros dans l’espace : non pas tels ces magnifiques animaux maîtres de leurs corps comme aux Jeux Olympiques, mais tels des magiciens aux gestes précis et harmonisés au système -pour ne jouir que du scénario de l’arrivée et des premiers moments sur l’astre. J’isolais cette séquence de toute la nécessité qui l’avait produite, un peu comme un spectateur isolerait les beautés d’un spectacle de toutes les machines et astuces qui les permettaient.
J’attendais, à présent, que l’écoutille s’ouvrît. Soudain, on vit apparaître une échelle. Puis Armstrong. Alors eu lieu le grand moment : Armstrong posa un pied scrutateur sur le sol lunaire, son pied gauche. L’image de ce seul pied éprouvant le sol m’a toujours poursuivi. Je l’ai, dans mon imagination, arrêtée dans le temps, transformée en le blason du héros en général, lequel, à côté du saint et du sage, a fait avancer l’humanité. Héraclès mettait le pied dans les terres immenses du jardin des Hespérides ; Anmusen était le premier à fouler la glace du Pôle Sud. Mais Héraclès et Anmusen n’étaient pas sortis de la planète…
Puis il y a eu le second pied, posé sur le sol lunaire. Puis la fameuse phrase : « C’est un petit pas pour l’homme, mais un grand bond pour l’humanité. » Je trouvai la formule extraordinaire. Etait-elle venue spontanément sur les lèvres de l’astronaute ? Avait-elle été préméditée ? Comme lors de la mort de de Gaulle, j’avais les yeux humides. Je vibrais d’une joie à la fois enfantine et adulte, parce qu’associée au sentiment de vivre un conte de fée, mais aussi d’appartenir à une espèce qui utilisait à se dépasser toutes les ressources de son intelligence, jusqu’à réaliser scientifiquement les vertigineuses ascensions que les chamans disaient obtenir, eux, de leurs pouvoirs magiques ;
Mon père, comme à son habitude, se demandait s’il n’assistait pas à la suite du canular commencé avec Apollo 8. J’étais toujours décontenancé par son scepticisme. Je tâchai de le faire revenir de son idée. Marguerite Suttin, qui se réjouissait d’avoir vu tant de choses, rejoignit ici curieusement mon père. Ma mère se joignit alors à moi pour dire en toute simplicité qu’on ne pouvait pas tromper les gens à ce point. Puis elle ajouta, dans une formule plus surprenante : « Ce serait un mensonge planétaire ! »
J’imaginai l’immense prestige que les Etats-Unis allaient retirer de l’événement : l’admiration pour leur technologie et un renouveau d’estime, après la guerre désastreuse du Vietnam. La société capitaliste et technocratique, dont j’avais pu avec Marcuse évaluer le côté sombre, montrait ici son côté solaire. Aucun mécanisme barbare n’y broyait l’homme avec ses roues dentées, aucune chaîne de fabrication ne l’y ravalait à l’automatisme. Kennedy pouvait se réveiller heureux dans sa tombe. Une incantation de son peuple pouvait à la rigueur le ramener à la vie, ne serait-ce que quelques instants, pour jouir de l’événement. Il n’aurait pas été le seul, après tout, à revenir de l’Au-delà ! Il y avait eu le roi Darius dans les Perses d’Eschyle, mais contraint, lui, de réapparaître, sous l’emprise du Chœur, pour contempler le drame horrible de la défaite des siens par les Grecs et donner son avis…
Je pouvais rapprocher, d’une certaine façon, la conquête de la Lune de la découverte du Nouveau Monde par les Européens et en évoquer l’histoire de sang et d’injustice : la rapine, l’annexion insolente des terres au profit des royaumes européens, les crimes sans nombre au nom du triomphe du christianisme. Mais je pouvais penser, pour le moment, que la conquête de la Lune serait, elle, exempte de toute spéculation, de tout désir d’hégémonie. Le drapeau américain dressé sur son sol n’était pour moi, que la signature normale des premiers pionniers et les applaudissements des héros rentrés chez eux qu’une reconnaissance très humaine. Finalement, je voyais dans l’événement (surtout après les paroles d’Armstrong) un signe tangible de la paix dans le monde et la création, sur l’astre, d’un « espace moral .» Espace très salutaire pour l’avenir de l’humanité et dont les techniques ajoutées de toutes les grandes nations ne seraient pas de trop pour le gérer. On espère toujours… Emery (à qui j’emprunte la formule d’ « espace moral ») me rappelait que Goethe avait déjà espéré dans les pionniers de son temps partant pour l’Amérique…
Ce que je retenais enfin de l’exploit, c’est que des millions de gens dans le monde l’avaient regardé et que cela avait créé autour de la planète un consensus humain, comparable à la couche d’ozone qui l’enveloppe : l’avènement d’une conscience collective où Teilhard de Chardin pouvait voir une prémisse de son Point Omega.

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