jeudi 6 septembre 2012

Novembre – décembre 1969
Des rumeurs m’étaient parvenues depuis longtemps déjà longtemps, avant de partir en vacances d’été : on devait donner la Tétralogie à Rouen ! La ville deviendrait Bayreuth-sur-Seine. Les représentations (deux par ouvrages) s’étaleraient sur quatre semaines. L’événement était d’autant plus important que le Ring[1] n’avait encore été joué nulle part en France depuis la fin de la guerre et qu’il serait joué en allemand.
Citoyen très anonyme de cette bonne ville de Rouen, j’ai attendu comme tout le monde confirmation officielle par le théâtre des spectacles et de leur date. Tout commencerait après les vacances de la Toussaint, le vendredi en soirée. Vers la mi-octobre l’idée me vint, en pleine nuit –temps où les décisions importantes sont prises- de profiter de l’événement pour faire connaître au public d’opéra de la région l’essai de Léon Emery sur Wagner dont une grande partie était consacrée, on l’imagine, au Ring. L’idée était d’autant plus heureuse qu’il existait alors assez peu d’ouvrages sur Wagner, du moins pour le grand public. Il y avait une étude de Vincent d’Indy et surtout la « bible » des wagnériens, le fameux Voyage à Bayreuth de Lavignac, comportant un catalogue des grands thèmes musicaux. Des difficultés demeuraient cependant. D’abord deux barrières colossales : celle de la langue et celle de la compréhension du mythe. Les traductions de l’époque étaient plus poétiques que précises et les études du mythe très superficielles. A beaucoup, ce dernier apparaissait comme une suite d’actions invraisemblables et barbares, digne du génie confus et compliqué des Germains. La musique aussi faisait problème : elle aurait pu être pareille aux grands éléments quand ils sont calmes, à la terre, à la mer, au ciel, à la flamme des autels ; au lieu de cela, pareille aux éléments déchaînés, elle était tonitruante, fracassante, écrasait la suavité des cordes et les épanchements des bois. Et pour les airs, pour les mélodies, il n’y en avait pas. On entendait à la place une espèce de « parlé-chanté » où se trouvait débattues de grandes questions qui paraissaient longues et oiseuses. Mais le plus dur à accepter pour certains était que la Tétralogie avait été associée à toute la réalité nazie ; et s’il en avait été ainsi d’après eux, c’est qu’elle incarnait essentiellement tout ce qui fait l’esprit de ce genre de régime : ses modes de pensée, ses discriminations…Il est vrai qu’on pouvait à la limite le démontrer. Mais alors on ne tenait pas compte de la pensée propre aux grands mythes et de ce qu’ils traduisaient à leur manière l’universel de l’homme. Oui : Hitler inculte et fou comme il l’était, se rendant avec prédilection à Bayreuth et laissant accroire à la grande hôtesse des lieux qu’elle était quelque part son égérie et la représentante la plus attitrée de ce qui lui était le plus cher artistiquement. Pour Wagner, rien ne pouvait plus être plus réducteur, je ne parle pas là de l’homme, assez peu sympathique, mais pour son génie et l’avenir de sa musique. Aussi les malentendus se mirent à pleuvoir, dont celui portant sur la Chevauchée des Walkyries. Déjà, non écoutée comme il le faudrait, celle-ci perd de sa dimension vraie, quand elle n’est plus que l’expression d’un cyclone dévastateur de sombres cavales aux cris stridents, de l’harmonie la plus panique qui ait jamais été composée, alors qu’elle est en réalité une fuite éperdue devant une colère divine. Que dire donc quand elle accompagne les bruit des avions de la Luftwaffe allant bombarder Londres ! D’ailleurs, on sait maintenant très bien quels malentendus Hitler lui-même a parfois dû affronter pour assumer sa passion wagnérienne.
L’idée me vint, en pleine nuit, de faire venir à Rouen, pour cette occasion, quelques exemplaires du livre de Léon Emery : Richard Wagner, poète-mage. Les cahiers libres, qui étaient la revue que Léon Emery alimentait à lui tout seul par ses écrits, tant en essais de toutes sortes qu’en brochures commentant l’actualité, étaient gérés par le dévoué François Giraud à Vaulx-en-Velin. C’est à lui que je m’adressai. Je plaçai une dizaine d’ouvrages chez chacun des grands libraires de la ville, lesquels me connaissaient tous et trouvèrent l’idée bienvenue. J’avais le sentiment d’avoir fait quelque chose d’utile, à la fois pour les lecteurs et pour Emery mais les ouvrages avaient du mal à se vendre et l’un des libraires me suggéra de tenter d’obtenir un article dans le journal Paris-Normandie. J’étais, je ne sais pourquoi, réticent quant à l’obtention de cet article. Je me dis que tout compte fait, le mieux était encore que je le rédige moi-même. Je connaissais le travail d’Emery et je doutais qu’un journaliste prît le temps de le lire. Au mieux, il se contenterait d’une simple annonce.
Je rédigeai donc l’article. Je savais maintenant ce que signifiait les mythes pour Emery, je savais quelle importance il leur attribuait et de quel riche terreau il se nourrissait par eux. Je savais enfin l’intuition qu’il accordait à Wagner quand il les utilisait pour créer l’opéra de l’avenir, intuition avoisinant, selon Emery, la hauteur de son génie musical.
Le papier rédigé, il me restait à savoir à qui l’apporter. Sans doute à un journaliste, mais ce dernier n’allait-il pas me rétorquer que c’était en principe à lui de faire ce genre de travail ! Aussi me décidai-je à tenter d’avoir un rendez-vous avec le directeur du journal : Pierre-René Wolf. J’invoquai comme motif de ma visite les représentations de la Tétralogie. Pierre-René Wolf était alors au sommet de son activité. Outre le temps qu’il consacrait à sa gestion de directeur, il commentait chaque jour, en première page de son journal, dans un éditorial bien enlevé et présenté sous un titre toujours très allusif, les événements majeurs, tant en politique intérieure qu’extérieure. Sa plume était celle d’un écrivain et ses commentaires étaient repris chaque matin sur les ondes. Il était de la cohorte des grands journalistes. J’étais si déterminé dans ma démarche, je la trouvai si pertinente, que je ne doutais pas quelque chose se passerait et, après un peu d’attente, introduit par l’huissier, j’entrai très à l’aise dans son bureau. Petit, ramassé sur lui-même, vêtu de sombre, très soigné, l’homme présentait, au-dessus de cette silhouette plutôt austère, un crâne dégarni et un visage d’une extrême intelligence dont le regard dispensait des particules. Aussi pouvait-on se sentir, en sa présence, soit exhaussé à son niveau soit au contraire ramené à sa juste mesure.
Comme il était demeuré assis derrière sa table (sans doute pensait-il qu’il n’avait pas à se lever pour quelqu’un à qui il avait fait la grâce d’un rendez-vous), il me parut d’emblée solennel. Mais immédiatement, comme il m’invitait à m’asseoir, l’ouverture de toute sa physionomie et la mobilité aimable de ses traits me rassurèrent.
- Donc vous venez pour Wagner !
Cette entrée en matière, de son fait, me plut et contribua à me rassurer davantage. J’exposai tout ce que j’avais à lui dire. Ce fut assez long. Il écoutait attentivement, les yeux parfois rivés à sa table. A un moment, je lui tendis l’article. Il le prit et mit un certain temps à le lire. Puis, relevant la tête avec satisfaction, il me dit que c’était là un article tout à fait convenable, même plus que convenable, surtout venant de quelqu’un qui n’était pas journaliste. Seules, deux ou trois expressions, sortaient un peu trop de la prose journalistique habituelle.
- Mais, poursuit-il, il y a un problème. Je ne puis pas, dans cette affaire, passer au-dessus de la personne qui est mandaté par le journal pour tout ce qui touche au théâtre et surtout à l’opéra. Je lui communiquerai votre article et vous verrez avec elle. Je prends votre adresse.
Je compris que j’étais alors revenu à la case départ.
- Je dois vous avouer, continua-t-il, que je fais partie de ces gens qui sont particulièrement interpellés par le « cas Wagner » non pas sans doute pour les mêmes raisons que Nietzsche, mais par celles que vous devinez. Oui : j’imagine que le docteur Goebbels et le SS commandant le camp d’Auschwitz Rudolf Höss, trouvaient à se réconforter pour conduire leur odieuse politique en écoutant la musique wagnérienne. Pour moi, en dépit de tout ce que je sens de positif dans les propos de votre maître Emery sur la musique de Wagner, je n’irai pas entendre la Tétralogie, ni même assister à une seule répétition ! Remémorez-vous les écrits anti-sémites de la main même de Wagner, ces lignes l’apparenteraient au nazisme.
Puis, m’ayant regardé droit dans les yeux avec un sourire retenu mais d’une intensité inoubliable, il dit ne m’en souhaiter pas moins le succès de mon action. Nous nous quittâmes dans la plus grande cordialité. On imagine bien que je n’avais rien à répondre à tout cela.
Je songe maintenant, qu’alors qu’il allait m’être donné de croiser et d’entretenir dans un avenir proche bien des personnages de la vie rouennaise, je n’ai jamais revu Pierre-René Wolf, même si j’ai continué d’entendre chanter ses mérites.

Voilà qu’on me donnait un rendez-vous au théâtre, devant la porte du concierge. Ici se déroule une scène pénible qu’il m’est très délicat d’avoir à narrer, car la personne que je rencontrai alors est devenue, par la suite, l’un de mes meilleurs amis et de mes meilleurs soutiens dans la divulgation de mes travaux. François Vicaire, tout jeune, un peu fort, avec une belle tête à la peau claire, aux traits bien dessinés, surmontée d’une chevelure châtain léonine dont les mèches – qu’il relevait incessamment d’une main- tombaient sur des yeux violacés indéfinissables. Il était vêtu d’un costume de velours marron à grandes côtes et avait, si ma mémoire est exacte, dans son dossier, mon article. Nous étions assis face à face dans une pièce du théâtre, sans table entre nous si bien que je me prenais à regretter le décor du bureau de Pierre-René Wolf. Ce lieu un peu kafkaïen dut influencer tout le reste. Je n’arrivai pas à établir une conversation aimable, je restai dans un maintien altier d’où je lui assenais mon bréviaire wagnérien. Or cette confrontation avec cette œuvre colossale, débordant de musique, de mythologie, de philosophie, suscitait en lui un besoin qu’on l’aidât. D’autant que n’osant pas me demander mes coordonnées, il me prit d’emblée pour un universitaire bon teint et un spécialiste, quelqu’un de féru de culture germanique. Et moi, qui ne voulait pas discréditer ma démarche par trop de confessions qui l’eussent peut-être fait tomber de haut à mon sujet, je me gardai de me dévoiler. J’ignore s’il avait eu le désir de consulter le livre d’Emery en librairie. Je vins à lui en parler comme d’une somme. En écoutant mes paroles, il pensa que ce n’était pas une œuvre assez « grand public » pour en parler. Il préférait, si j’avais bien compris, que je collabore avec lui pour l’aider à informer les spectateurs, en utilisant les bases de mon article. Mais moi, irrité, je ne vis qu’une chose : que ma démarche avait échoué, que mon texte ne paraîtrait pas. J’en éprouvai un intense sentiment de frustration et je crus pouvoir déduire de tout cela que l’institution se défendait bien et ne tenait pas à ce qu’on entamât ses prérogatives. Ce côté rebelle que j’ai toujours eu en moi contre « l’establishment », avec la certitude que toute bonne volonté est vouée à l’échec, m’envahit, m’étrangla. Ce qui m’apparaissait dans cette affaire, c’est que le nom d’Emery ni le mien ne seraient jamais mentionnés. Aussi ne donnai-je à François aucune assurance sur une rencontre éventuelle de collaboration. Je lui dis vaguement que je verrais…
Bien évidemment sans article de presse, le livre de Léon Emery se vendait mal. Les jours suivants, je ne vis pas, je ne fis aucun signe à François Vicaire. J’étais déçu à la pensée que je n’allais pas pouvoir dire à ce brave Giraud de Vaulx-en-Velin que les livres s’étaient très bien vendus. Une seconde idée me vint alors, pas au cours de la nuit celle-là : pourquoi ne pas me mettre moi-même au travail ? Pourquoi ne pas affronter les journalistes avec un ouvrage de mon cru ? D’emblée, je réalisai ce que j’avais à faire : non pas tenter d’égaler, voire de dépasser Emery. Simplement proposer au lecteur un document commode qui entremêlerait trois discours : un discours narratif portant sur le mythe, interprétatif où je ne serais pas sans faire référence entre autres aux analyses d’Emery, et un discours musical évidemment, m’aidant ici de diverses études musicologiques. Je sentais que tout cela serait sauvé par la trouvaille d’une écriture qui serait le ciment entre ces trois discours en assurant l’homogénéité. Quant à la composition de la plaquette (j’appelais déjà cela une plaquette), elle m’apparaissait évidente : un avant-propos, fait de généralités indispensables, touchant la biographie du compositeur, l’esprit de l’œuvre et de la musique ; quatre chapitres : le premier consacré au Prologue, l’Or du Rhin, et les trois autres à chacune des trois journées du Ring : la Walkyrie, Siegfried et le Crépuscule des dieux ; enfin, une conclusion. Tout cela, dans mon esprit, devait être cursif, devait avancer, pour retenir l’attention des lecteurs et être à même d’être lu ou parcouru avant les représentations sans doute, mais aussi pendant au cours des entractes. Il faut savoir que nous étions à la Toussaint, que je disposais du temps des vacances scolaires pour écrire et uniquement de ce temps-là, car la première représentation avait lieu tout de suite après. Ce temps compté, où j’aurais à travailler une grande partie de la nuit, devait par sa limite même contribuer à donner à mon propos la vélocité que j’attendais, l’économie heureuse de l’expression. Ainsi ce sont écrit souvent, dans la hâte, me disais-je, d’estimables ouvrages… Tout était, comme on le voit, très précis, très arrêté dans ma tête. Je songe ici non sans humour à ces sculpteurs dont parle le philosophe Alain, qui ont à honorer une commande (sauf que dans mon cas, c’est moi qui me faisais une commande !) et, devant eux, la pierre ou le marbre où celle-ci doit apparaître. Tout est comme préfiguré, il ne reste qu’à croire à la grâce de l’exécution, à l’impression d’aisance qu’elle donnera, de liberté créatrice…
Quant à la frappe du texte (moi-même à l’époque tapant assez lentement), je connaissais une secrétaire rapide, point trop dyslexique - ce qui réduirait le nombre des corrections - et une maison sérieuse qui me promettait d’imprimer dans un bref délais une centaine d’exemplaires.
J’étais comme enfiévré par ce travail. Marguerite Suttin, heureuse de me voir faire oeuvre d’écrivain, me débarrassant de toute préoccupation matérielle, s’occupait des repas. Je ne peux que noter ici, à présent, la visite que lui fit alors sa sœur religieuse, abbesse de son ordre. Je ne l’avais pas revue depuis l’enterrement de monsieur Suttin.
Elle arriva vers midi d’Orléans et se rendait dans l’après-midi sur la côte cauchoise où elle avait plusieurs groupes de novices à voir. En entrant au salon où elle était assise, conversant avec sœur, je vis qu’elle avait déposé dans un coin deux grands sacs noirs que je savais qu’elle portait alertement malgré son âge. Habillée en habits laïques, elle était toujours vêtue austèrement. Seule une croix brillait sur le revers de sa veste et elle avait, par exception, à ses chaussures plates, deux boucles décoratives sans doute offertes par une de ses protégées dont le devoir était de prendre en charge leur mère spirituelle. Cette apparence frustre, jointe à une humeur joyeuse, je l’avais déjà remarqué, la caractérisait. La marque la plus avérée de sa foi étant, dit-elle, que le Seigneur la maintenait constamment en joie. Je la retrouvai donc, une fois de plus, avec son éternel sourire, comme une trace visible et pérenne de ce soutien divin, doux démenti pour ceux qui trouvent la religion est triste. Madame Suttin évoqua au cours de notre repas le décès d’un de ses vieux amis et de l’affliction qu’elle ressentait après cette disparition. Sa sœur abbesse lui répondit qu’elle ne comprenait pas ce sentiment, l’ami regretté étant avec le Seigneur. Elle dit une fois de plus qu’il fallait brosser et lustrer toutes les apparences du malheur en les rapportant à la réalité de la libération finale.
Marguerite Suttin changea de sujet et en vint à ce que j’étais en train d’écrire. Comme elle était curieuse d’esprit et cultivée, notre religieuse voulut en savoir davantage. Marguerite Suttin me pria de développer à sa place, dans la mesure où cela ne me fatiguerait pas trop. Cette dernière remarque fit que je pris tout à fait au sérieux ce souhait et que je m’élançai dans une narration raccourcie du Ring, ce qui subjugua ces deux femmes malgré toutes les simplifications que j’avais apportées.
- En somme, dit sœur Jeanne, c’est l’or qui est à l’origine de tout. C’est par lui qu’arrive tout le malheur. Il souille les gens au fur et à mesure qu’il passe entre leurs mains. Il est donc le personnage essentiel du drame ?
- Exactement ! fis-je.
- Ah ! l’or ! s’exclama Marguerite Suttin. Elle s’arrêta là, comme si elle résistait à développer sa pensée. Sans doute, par modestie, ne la trouvait-elle pas suffisamment intéressante.
- L’or par lui-même, selon Wagner dans le Ring, n’est pas une force mauvaise. Il ne le devient qu’en vertu d’une malédiction. Baigné par les flots du Rhin, il assure la permanence heureuse du monde. Dans les grands mythes universels, dans la magie, il est considéré comme une hypostase du soleil, une condensation de la lumière, un filon d’énergie secrète placé au sein de la terre. C’est pour cela qu’il rayonne intensément dans les flots au lever du soleil. Je n’aurais pu dire alors ce qu’aujourd’hui je rêve qu’il soit : qu’il vienne du cosmos, né dans la fournaise infinie des étoiles et non pas de la gangue terrestre. Ainsi le Dieu-Fleuve le conserve-t-il jalousement tel une pierre philosophale. Ses filles qui sont les modes ou les ondes de sa conscience, l’entourent de leurs chants et de leurs danses lascives. Elles tiennent le rôle des anges et des archanges de la mythologie biblique. C’est là, dans la Tétralogie, le tableau des origines. Mais avec Alberich, le gnome envieux et maudit, l’Adversaire, le Mal fait son entrée dans le monde, comme il le fait dans le Paradis Terrestre avec le Serpent. Certes, tout passage à l’existence est déjà une chute : à preuve, la légèreté naturelle et la lascivité des Filles. Avec la survenue d’Alberich qui maudit l’or et se venge des Filles qui le repoussent en se jetant sur le fruit sacré, c’est l’appropriation pal le Mal et la Cupidité de ce qui aurait dû rester inviolé. Désormais, le drame est enclenché. Il faut comprendre que cet Or Rayonnant ne peut pas être déjà un lingot d’or au sein du bruissement et de la transparence des eaux : le mythe serait alors faussé, le drame joué d’avance.
- Comment pouvez-vous expliquer, demanda sœur Jeanne, que tout passage dans l’existence est déjà une chute ?
- Parce que la divinité, une, infinie, n’a pas su ou voulu rester tout ce qu’elle était, qu’elle a eu l’idée d’autre chose qu’elle, d’où les scories qui sont liées à toute création, quelle qu’elle soit.
- Des scories ? s’étonna notre religieuse.
- Oui : relativement à l’Un, l’Infini, le passage à l’Autre d’eux-mêmes ! à la pluralité, à l’indéfini. L’apparition de la dualité sur quoi repose toute existence finie : l’espace, le temps, le moi, le non-moi, la somme de tous les contraires, à commencer par le masculin et le féminin !
- Moi, j’en reviens, dit Marguerite Suttin, à l’apparition de Serpent Alberich, dans votre Paradis Terrestre, scandinave ou germanique, comme vous voudrez. Avec cette apparition, si je comprends, la Chute est enclenchée après le temps des origines.
- Exactement, fis-je. Avec le rapt d’Alberich, le Mal s’installe décisivement. Toute la Tétralogie, dès lors, nous fait assister à l’accélération catastrophique du Mal dans le monde. Toute la Tétralogie est, par essence, pessimiste. Elle est l’histoire de l’aggravation du Mal. Ce qui nous fait nous poser la question : peut-il y avoir changement qui ne soit partiellement mauvais, puisque, comme l’écrit Léon Emery dont je m’inspire souvent dans mes analyses : Sans le Mal, rien ne serait que l’immobile Perfection.
- Encore que cette immobile Perfection est relative, même au temps des origines, avez-vous dit ? reprit sœur Jeanne.
Je ne pus pas ici faire moins que sourire et dire :
- D’accord !
- Moi, je reviens une fois de plus à ce Mal qu’a engendré le rapt d’Alberich dans le monde et dont toute l’œuvre est la démonstration éclatante. Pouvez-vous être plus précis ?
- Bien sûr ! Il faut s’imaginer, continuai-je, qu’une sorte de solidarité néfaste dans les événements qui se produisent, font pencher inéluctablement toute chose vers l’abîme sans pour autant que les acteurs du drame en aient toujours conscience. La suite des événements est très bien dessinée par Wagner. D’abord concomitant au rapt, la démesure des dieux voulant un château pour asseoir leur pouvoir, ensuite leur décision, pour payer ce château, de voler par la ruse Alberich, le voleur de l’Or que ce dernier a transformé par magie en un Anneau et en un Heaume pour dominer le peuple esclave des Niebelungen. Ce peuple extrait les richesses de la terre au profit d’Alberich et de son frère. Puis, c’est l’horrible fratricide touchant les deux géants qui ont construit le château. Payés avec ces richesses volées, l’Anneau et le Heaume, qu’ils ont exigés pour salaire, arrachés par ruse par les dieux à Alberich. Les deux géants se disputent le magot. Fafner, ayant tué son frère, se transforme en une bête immonde pour couver son trésor dans une grotte retirée. La brutalité d’Alberich était encore humaine, mais la somnolence égoïste et cupide de Fafner est devenue pure bestialité. Elle communique l’horreur. Emery compare celle-ci au bâillement de la gueule de l’Orcus noir sur le tympan des cathédrales. Ainsi, le poison a pénétré toutes choses, qui sont devenues vermoulues.
L’ouverture, poursuivis-je, avait montré, dans une musique que Duhamel compare à celle des météores et des quatre éléments, la création du monde. Au commencement, le puissant accord fondamental de l’Unité primitive, à la fois en sa permanence et en son développement… Passage donc à la pluralité, où l’on voit se former les archétypes de toutes choses. Et, en même temps, apparition des thèmes conducteurs de l’œuvre. Maintenant, au finale, c’est, après qu’on ait descendu jusqu’au bout les marches de l’abîme vers le Mal, la pompe des dieux rejoignant leur Walhalla sur un arc-en-ciel. Certes, une musique aux couleurs de Rubens et de Véronèse, mais c’est là une joie fausse, un triomphe faux, car on entend au loin, en contre-point, gémir les Filles du Fleuve à qui l’on a volé leur Or.
Marguerite Suttin et sœur Jeanne étaient pétries d’admiration par le génie plastique et musical de Wagner. Elles hochaient la tête en se regardant, comme si ces deux sœurs, si différentes l’une de l’autre, avaient trouvé ici grâce à moi un terrain d’entente provisoire.
- Ah ! fit Marguerite, l’Anneau. Enfin je comprends : L’Anneau de Nielbelungen !
- Oui, repris-je, il est le grand symbole, la condensation magique du monde, le réceptacle de son énergie vitale, désormais lancée en une aventure qui tournera en rond.
Arrivé là, j’évoquai seulement (car je ne pouvais pas développer à l’infini) le piège dans lequel les dieux étaient tombés en se compromettant. J’évoquai la douloureuse prise de conscience de leur chef Wotan à cet égard. Ses tentatives de sortir de l’ornière en faisant naître, parmi les femmes et les hommes, sous la forme du voyageur mystérieux, des héros de son sang, et s’entourant dans son Walhalla de filles sublimes, les Walkyries, qu’il a eues de la déesse-mère Erda. L’important, disais-je, dans l’esprit de Wotan, était que ces héros viennent librement à rendre au Rhin l’Or qui lui avait été volé, mais que lui-même ne pouvait rendre, tenu qu’il était par des contrats qu’il avait passés avec les Forces du Mal. Après L’or du Rhin, les trois journées du Ring, poursuivais-je : La Walkyrie, Siegfried, Le Crépuscule des dieux, ne sont autres que l’échec de cette tentative, puis sa réussite finale, à la faveur des plus grandes épreuves pour les hommes. Rendu au Fleuve, donc, l’Anneau redevenait l’Or pur, transcendait sa nature manufacturière ; et le cycle était refermé.
- Mais alors, s’écria sœur Jeanne avec une joie non dissimulée éclairant tous ses traits et forçant son sourire à découvrir une petite dent couronnée d’or bien dans le fond de la bouche, c’est là, après la Genèse du monde, après la Chute, la Rédemption comme dans Saint-Paul, dans Saint-Augustin ?
- Un peu ça, fis-je en souriant moi-même.
- Voilà qui m’intéresse : votre Wagner, sous la forme d’un vieux mythe, n’est pas loin d’être chrétien ?
- Ah ! Voilà ma sœur, fit Marguerite Suttin, qui veut récupérer Wagner aussi.
- Oui : pourquoi avez-vous dit « C’est un peu ça », me demanda alors sœur Jeanne. Et la dent en or de son sourire n’apparaissait plus.
- Parce que c’est davantage une rédemption de notre monde qu’un accès (comment dire ?) à un état existentiel céleste. Avec la restitution de l’Or, un nouveau monde naîtra, un monde débarrassé des dieux qui ont fait leur temps.
- Je vois ! soupira sieur Jeanne, c’est une révolution de plus.
- Si l’on veut dis-je.
- Je vois bien après cela, déclara-t-elle, qu’il faut bien que j’en revienne à mes propres textes.
- Et quels sont-ils, répliquai-je en souriant mais sans douter de la réponse.
- Eh bien, ce qui me tient lieu de tous les mythes, voyez-vous, c’est tout simplement le Christ. C’est un autre genre de héros que Siegfried. Si vous tenez à savoir, le texte qui m’a le plus marqué depuis mon adolescence, c’est le chapitre de l’Evangile selon saint Jean : celui, pathétique, de la Samaritaine. Le Christ arrive à Sychar, vers le soir, fatigué par la route. Il est seul. Ses disciples sont partis chercher de la nourriture en ville. Arrive à son tour au puits la samaritaine. Il l’accoste, il lui demande à boire. Elle est d’abord étonnée que ce Juif demande à boire à une simple Samaritaine. Mais comme vous allez le voir, c’est un subterfuge. Il a demandé cela pour la faire réagir, pour avoir l’occasion de lui dire : si tu savais qui je suis, c’est toi finalement qui m’aurais demandé à boire et je t’aurais alors donné de l’eau vive. Et de répondre : c’est Jacob qui nous a donné ce puits et cette eau et toi, tu serais plus grand que Jacob pour me donner à boire, alors que tu n’as rien pour puiser ! mais Jésus lui déclare : si tu bois de l’eau de Jacob, tu auras encore soif, tandis que si tu bois la mienne tu n’auras plus jamais soif, car l’eau que je te donnerai se répandra en toi telle une source de vie éternelle ! Excusez-moi, Jacques, s’il m’arrive de modifier un peu le texte. Alors la Samaritaine :donne-moi de cette eau afin que je n’aie plus soif et que je ne vienne plus au puits. Mais je vous passe la fin du texte, car l’essentiel est déjà là.
Quand elle eut fini, elle était vraiment émue et Marguerite et moi crûmes presque voir, à la place de son corps de son corps de chair, son corps glorieux apparaître… En partant, elle nous embrassa, comme elle ne l’avait jamais fait avant.

Alors que j’écris ce chapitre de mes Mémoires au sujet du Ring, que je crois amortie l’émotion que m’a, en son temps, communiqué le symbole de l’Anneau, voilà qu’hier, étant sorti dans le quartier de la ville de Bordeaux, où je réside à présent, je suis tombé sur un jeune homme de grande stature et de mine étrangère, une sorte de Siegfried. Il était placé, sur le trottoir, de sorte que je l’ai vu d’assez loin ramasser quelque chose. Il n’avait pu que s’en apercevoir et, après un moment, comme je poursuivais mon chemin, il me courait aux trousses, disant : « Monsieur, Monsieur, voyez ce que je viens de trouver ! » il avait effectivement un fort accent étranger qui m’avait fait penser à quelqu’un des pays de l’Est. L’objet était un anneau de métal doré, très large et d’un éclat intense. Du moins est-ce ainsi que j’en ai d’abord jugé. Mais le jeune homme, manipulant en tout sens l’anneau et s’arrêtant soudain à certain endroit, a ajouté : « Voyez, voyez, il y a ici un poinçon : c’est de l’or ! »
- Eh bien ! tant mieux pour vous, ai-je répondu, tout en me disant que le hasard avait bien fait les choses pour ce jeune étranger apparemment démuni et que ce nouveau Siegfried n’était pas tenu après tout de rendre L’Or du Rhin.
Mais, comme je repartais, voilà qu’il m’a touché l’épaule et m’a tendu de son autre main l’anneau, de telle façon que j’ai compris qu’il cherchait à me le vendre. Alors, je suis tombé des nues : il m’avait fait du cinéma et il s’agissait bien, comme je l’avais d’abord pensé d’un simple métal doré. Je pouvais à peine m’en débarrasser. Là-dessus, quelqu’un passe, qui le reconnaît, pour l’avoir déjà vu faire. Il lui dit d’arrêter de m’importuner et qu’il allait appeler la police ; puis, sortant son portable, il fit mine de téléphoner. L’autre, du coup, a pris ses jambes à son cou.
- Oui, je le reconnais bien, m’a dit alors le passant. Il a déjà essayer, hier, de m’escroquer. C’est un Roumain.
Et, maintenant que je reprends le cours de mon récit sur mes démêlées rouennaises et autour de l’Anneau des Niebelungen, je songe avec un sourire un peu triste à ce micro-événement bordelais autour de l’anneau d’un jeune Roumain.

Mon texte écrit et frappé fut reproduit à une centaine d’exemplaires. Il se présentait sous la forme d’une plaquette portant comme titre : La Tétralogie au Théâtre des Arts. Ce n’était pas quelque chose de luxueux mais de propre. Qu’allais-je donc faire à présent ? D’abord, très logiquement, tenter de placer ces exemplaires chez les plus grands libraires de la ville : ceux auxquels j’avais déjà confié les ouvrages d’Emery, puis renouer sur d’autres bases avec le journal Paris Normandie.
Ma visite chez les libraires fut encore plus aisée qu’elle ne l’avait été pour le livre d’Emery. C’était pour eux, la poursuite d’un même but. La plaquette, de plus, avec un tel titre, avait quelque chose d’accrocheur et était donc facilement exposable en vitrine. D’autant qu’ayant survolé mon travail, chaque libraire en saisit très vite l’utilité pour les Rouennais.
Quant à ce qu’il me restait à faire avec le journal, je pensai que je me pouvais pas repasser par les mêmes chemins. François Vicaire s’était montré fort gentil malgré l’échec de la rencontre. Mais maintenant la situation n’était plus la même. J’étais un auteur qui demandait pour lui-même l’aide d’un journal et, non sans quelque habileté, j’avais rattaché mon texte à l’événement rouennais. Il était, à mon sens, assez difficile que la presse locale refusât au moins de me recevoir. Je téléphonai à l’accueil, annonçai l’existence de mon texte et son actualité, dis qu’il était en vente chez les principaux libraires de la ville et demandai, pour la circonstance, un journaliste non pas spécialisé, mais s’intéressant à la culture en général. En fait, je pensais à quelqu’un dont je connaissais les activités nombreuses dans de domaine et dont la réputation était grande, tant au près des journalistes que des lecteurs. L’hôtesse à l’accueil me dit qu’elle allait me passer Yvon Hecth. Or c’était justement la personne à laquelle je pensais. Je me présentai à lui très brièvement, présentai aussi brièvement mon projet. Avais-je su ne pas trop noyer le poisson dans ma présentation ? Bref, celle-ci sut sans doute lui plaire car il me dit qu’il m’attendait dans une heure au journal.
- Ce n’est pas trop technique ? me demanda-t-il aussitôt.
- Pas du tout.
Le journaliste ne savait si j’étais ou non musicologue.
- Alors, ne restons pas là!
Et, du couloir dont toutes les portes accédaient à des bureaux et où il m’avait tout de suite invité à m’asseoir sur une banquette de cuir, il me conduisit au bar voisin, sur la Place de l’Hôtel de Ville, où nous serions me dit-il, plus tranquilles.
C’était là le quartier général des journalistes à l’époque. Là qu’ils recevaient, là qu’ils venaient travailler à leur papier. Un endroit qui allait me devenir familier durant des années.
A peine assis, il commanda une bière pour chacun et me posa deux ou trois questions sur mon lieu de résidence. Une fois informé, il me dit connaître ma maison, très repérable à cet endroit par son originalité. Et trouvant la chose curieuse que j’habitasse là, il tira de sa sacoche le dernier numéro paru de son journal, me le passa et dit : « Allez ! Au boulot ! » et il se mit à lire. Il lisait sans jamais lever la tête, tandis que je parcourais le journal et lampais de temps à autre un peu de bière. A un moment, sans relever moi-même la tête, mais le regard vers le haut, je l’examinai. Il me paraissait correspondre à l’incarnation exacte du type parfait du journaliste. De taille moyenne, plutôt sec, ses traits étaient quelque peu burinés et ses yeux (dont je n’avais pas encore saisi la couleur) protégés par une paire de lunettes métalliques très fines, dont les verres ressemblaient à deux loupes.
- Oui, il faudra que je regarde la couleur des yeux, me dis-je.
Je ne me souvenais alors que de son sourire quasi permanent. Mais maintenant, le sourire était refermé sur ses lèvres pincées dont j’attendais fébrilement un jugement. Je sentais que ça allait être blanc ou noir, sans nuances. Je le sentais dans toutes les attitudes de cet homme. Je ne doutai pas, au demeurant, de sa disponibilité intellectuelle, car j’avais lu de lui de nombreux articles sur des sujets ou des projets culturels très variés.
Parcourant toujours le journal, je tombai justement sur un de ses articles. Il était question d’un spectacle de la Compagnie du Beffroi, dirigée par Jean-François Gémy. J’avais parfois fréquenté ce théâtre, surtout les fois où la salle était prêtée au Théâtre de Robertys, car celui-ci donnait les pièces du répertoire contemporain : Brecht, Ionesco, et je savais qu’Yvon Hecht y avait présenté une pièce : Camilla.
Au comptoir, derrière mon dos, des journalistes affluèrent. Je le compris à leur conversation. J’entendis nettement dire : « Tiens, Yvon est sur une touche ! » mais je ne me retournai pas : je n’avais pas envie de donner un visage à l’auteur de cette remarque désobligeante.
Soudain, alors qu’à ce que je pouvais apercevoir, il avait lu les trois quarts de la plaquette, le journaliste leva la tête (je découvris ici la couleur de ses yeux), but quelques gorgées de bière et me dit qu’il reprendrait la lecture dans son bureau.
- Je l’avoue : je suis emballé. Je ne suis pas spécialiste ni de musique ni de Wagner. Mais j’aperçois très bien ce que vous avez voulu faire. Aussi vous pouvez compter sur moi. Maintenant parlons. Combien avez-vous tiré de textes ? Combien en avez-vous déjà vendus ? Pouvez-vous en faire réimprimer à volonté ?
Lui ayant précisé le nombre de ceux que j’avais déposé en librairie, je le rassurai sur le troisième point. Il m’affirma qu’il allait m’aider : qu’il écrirait d’abord un article mais qu’avant il avertirait de l’existence de ce texte le directeur du théâtre, André Cabourg, qui était un ami qu’il tutoyait.
- Car, ce qui serait bien, continua-t-il, c’est que vos plaquettes se vendent aussi au théâtre même. Oui : je vais téléphoner à Cabourg dans la soirée. Je sais tout ce que je lui dirai puis je rédigerai l’article en conséquence. Après quoi, je vous téléphonerai et vous indiquerai le jour et l’heure où vous pourrez vous présenter à lui de ma part.
Que voulais-je de plus ? Je n’en avais pas tant espéré. Et je ne savais pas que, de ce moment, ma vie allait être changée, presque jusqu’à ma mort.
- Cependant, me dit-il, je voudrais savoir ce que vous pensez de l’homme-Wagner ? Passe encore sur l’homme, qui n’était pas très sympathique, mais peut-être pas sur certaines conceptions.
Je vis tout de suite où il voulait en venir. Je rencontrai avec lui le même problème qu’avec Pierre-René Wolf.
- Oui : son anti-sémitisme ! Savez-vous que je suis quelque peu concerné en la matière ?
Certes, je n’étais pas d’accord moi-même avec certaines idées émises par Wagner en dehors de son œuvre musicale mais je devais me montrer prudent sur ce sujet, car je n’avais pas encore une connaissance sérieuse de ses écrits doctrinaux. L’essentiel de ce que je savais me venait surtout d’Emery. Et sans doute Yvon Hecht pensait que j’en étais plus instruit. Lui avouer pareille méconnaissance eût été le décevoir.
Les écrits théoriques de Wagner sont infinis. On a peine à imaginer qu’un homme dont le propos était la musique, ait pu écrire tout cela. Non seulement ils sont infinis, mais ils manifestent à la fois le pathos, la prolixité, le galimatias pédantesque, mais aussi les plus claires et les plus palpitantes intuitions. Ils sont le pire et le meilleur et constituent sans doute le manifeste romantique le plus gigantesque et le plus touffu.
A l’époque où je me situe, je n’en connaissais que quelques extraits, en dehors de Ma Vie. Mais je ne veux pas dire qu’actuellement encore j’ai tout lu. Pour répondre à Hecht, je me fiais donc à l’évocation des pages d’Emery là-dessus.
Je partais, comme lui, de l’insurrection de 1848-49 en Allemagne, où Wagner s’était compromis avec Michel Bakounine. Ils partageaient en commun, dis-je, les points de vue de la gauche hégélienne : l’horreur des pouvoirs séniles, des instructions paralysantes, de la bourgeoisie avide et cupide, des Eglises, enfin, qui s’endormaient en un immobilisme égoïste et formel. Puis j’évoquai Wagner proscrit à Zürich, rejoint par sa femme, son chien et son perroquet et rédigeant, en cette oisiveté provisoire, l’essentiel de ses œuvres théoriques : L’Art et la Révolution, L’œuvre d’Art de l’Avenir, Opéra et Drame et la Communication à mes Amis.
Je lui dis qu’un des thèmes importants se dégageant de cet amas était la notion de purement humain. Wagner comme Rousseau voulait, par delà les artifices, les frivolités de la société contemporaine, renouer avec ce qui demeure en l’homme de primordial, de fraîcheur aurorale. Il voulait trouver l’aube des grands commencements. Ces commencements que les Allemands rendent par le vocable Ur et que Wagner, au niveau de la Tétralogie, incarne par le métal Or, immergé et protégé par le Rhin. Ur égalant Or. L’ardeur polémique et révolutionnaire de Wagner était plus centré sur cette exigence que sur celle constituant à redistribuer des richesses et à reconstruire l’Etat cela devant venir par la suite.
- Je vous suis, me dit-il.
- L’élément pur et intangible de l’homme donc, est à retrouver sous les scories du désordre social. Le philosophe n’a-t-il pas dit qu’à travers les voiles du chaos, il fallait retrouver la brillance « des yeux de l’ordre » ?
- C’est de qui ? me demanda-t-il.
- Je ne sais plus et c’est sans importance. Le propos de Wagner est de retrouver ce talisman caché. Et la poésie, la musique, l’art sont seul aptes à s’imposer à ce qui divise et dessèche l’homme, à réaliser les plus vastes accords, les plus solides harmonies. D’où sa recherche d’art de l’avenir : un avenir pour lui tout proche.
Mais voilà, poursuivais-je, qu’on est ici arrêté par un dilemme. Ce salut de l’humanité doit passer par celui d’un peuple élu : le peuple allemand. C’est dire qu’on ne peut faire l’impasse sur son nationalisme. Il en avait ressenti la force surtout au cours de son exil à Paris d’où il envoyait à des journaux allemands force articles d’une grande sentimentalité ; où il se plaignait de sa détresse, disait regretter les bons clochers bulbeux, les maisons à pignons, les glycines fleuries. Un germanisme foncier et doctrinal. S’il admire, s’il aime les civilisations méditerranéennes, la romane, la française, il n’en demeure pas moins qu’elles sont pour lui plus éloignées que l’allemande des véritables sources. Et c’est ici qu’il convient de mettre en bonne place sa croisade contre les coquetteries parisiennes, l’italianisme à la mode, amollissant et desséchant par son formalisme, par ses avis surfaits, ses trémolos gratuits. Or le mal était qu’on voulait imposer tout cela aux peuples germaniques.
- Mais alors, le judaïsme ? Pourquoi cette haine du juif ?
- Wagner s’éloignait à la fois du judaïsme et du christianisme traditionnel. Ses diatribes, là-dessus, étaient véhémentes. Je crois, sans oser trop m’aventurer qu’il reprochait aux Juifs leur plasticité, leur caractère abstrait. Le peuple juif, selon lui, ne vit que d’emprunts et de combinaisons frelatées. Pour Wagner est juif qui s’adapte. L’art juif, toujours selon Wagner est représenté par Meyerbeer. Un Wagner sordidement jaloux qui ne voyait en les opéras de Meyerbeer que perversion, formalisme et superficialité.
- C’est un peu fort ! fit Yvon Hecht. Le Juif ? Sans racines propres ? Mais c’est nier l’évidence ! Il y a une spécificité juive au fond de tout ce que fait un juif, et ce dans le monde entier où il a été obligé d’émigrer. Quand je vous entends soulever le problème de Wagner, qui pense que le salut de l’humanité passera par un renouveau du particularisme allemand, c’est à peu près ce qu’on retrouve au cœur de la tradition juive : celle-ci aussi pense que le salut de l’humanité passera par un renouveau du particularisme juif, par la restauration pleine et entière de sa foi. Ici et là, il y a toujours un peuple élu devant assumer la rédemption du monde.
- C’est exact, fis-je. C’est même tout à fait exact.
J’étais comme illuminé par cette remarque. Je ne rapportai pas à Yvon Hecht un texte que je connaissais où Wagner, faisant preuve de méchanceté, de dureté, d’intolérance, d’ignominie, considérait les Juifs comme des sous-hommes, condition inscrite dans leur physique et dans leur mental. Je n’aurais pas pu citer ce texte bien que j’en eusse les termes précis à l’esprit. Je lui dis simplement que moi-même étais atterré au point de détester Wagner non seulement pour ses idées mais aussi par l’écart qui séparait en lui l’homme de l’artiste. L’homme, pétri d’égoïsme, d’individualisme forcené, d’hyperbolique orgueil, capable d’abjection ; l’artiste, atteignant, lui, à l’universel. Peu d’hommes, ajoutai-je, avaient fait montre d’une telle bipolarité.
- En tous cas, conclut le journaliste, je suis ravi de cet échange.
Et moi, je l’étais (Ô combien !) qu’il le fût. Mais je sentais qu’il restait tout à dire à présent de l’essentiel : de la manière dont ce purement humain avait débouché sur la trouvaille d’une forme d’art, incluant comme la tragédie grecque, comme l’esprit du théâtre shakespearien, danse, musique et poésie, une forme d’art qu’il souhaitait totale, et qui peut-être réaliserait enfin ce que cherchait obscurément à cette époque un Beethoven ou un Berlioz : l’intime combinaison du langage poétique et du langage musical, du texte et du chant.
Le surlendemain de cette rencontre, le 9 novembre, paraissait l’article de Yvon Hecht intitulé : Pour les spectateurs de la Tétralogie. Un modeste et riche petit récit commenté.
« Vous allez découvrir dans certaines librairies de Rouen, disait l’article, un opuscule à la couverture bleue et modestement intitulé « Pour les spectateurs de la Tétralogie. Un modeste et riche petit récit commenté. »
Son auteur, Jacques Junca présente ainsi en quelques trente pages la création wagnérienne majeure. Dans un avertissement il a précisé sa démarche : dans la mesure de nos moyens , nous aimerions aider à la réussite des représentations de la Tétralogie au Théâtre des Arts. Pour cela nous avons conçu l’idée d’initier les auditeurs aux livrets de l’œuvre, écrits par Wagner, et qui, on le sait, ne sont pas d’un abord facile. Mais nous nous sommes proposés d’être bref, clair et nuancé autant que nous le pourrions. Un texte immense, trois dizaines de personnages, des points de vue foisonnants et en regard notre propos… C’est dire la témérité de l’entreprise…
J’ai cité longuement Jacques Junca qui délimite parfaitement ainsi le cadre de son initiative excellente. Elle vient en complément harmonieux avec les conférences que Guy Coutance donnera, le matin de chaque représentation au Théâtre des Arts, sur les thèmes musicaux de l’œuvre.
A la lecture, on note immédiatement que le petit essai de Jacques Junca est d’une rare clarté. C’est un guide précieux pour ceux qui assisteront au spectacle ; également d’ailleurs il sera utile à tous ceux qui veulent s’initier à Wagner. L’auteur a réussi avec des mots simples à nous conduire dans le labyrinthe de la mythologie wagnérienne et cela sans trahir un instant le dieu de Bayreuth dont il est grand connaisseur. Il nous entretient familièrement de chaque thème de l’épopée, de chaque personnage et, en incidence, quand il le faut, il nous fournit la démarche de la création du musicien ; ainsi chaque acte est expliqué et éclairé.
C’était pour l’auteur, comme un devoir, d’apporter sa contribution à une manifestation artistique exceptionnelle. Ce devoir, il l’a mené avec rigueur et une grande humilité intellectuelle. Il fallait aussi, je crois, le préciser. »
Le surlendemain de la parution de l’article, je recevais un courrier d’Yvon Hecht où il me disait avoir eu un échange avec André Cabourg, directeur de l’Opéra. Ce dernier était ravi et prêt à m’accueillir dans son théâtre. Non seulement il donnerait l’ordre qu’on vende des plaquettes aux guichets de location, mais encore il en autoriserait la vente lors des conférences et des représentations. En échange, il me demandait de lui de lui offrir quelques exemplaires qu’il transmettrait, avec les invitations, aux journalistes de la presse nationale qui s’étaient annoncés et me donnait un rendez-vous dont Yvon Hecth me précisa la jour et l’heure.
Tout de suite, je fus heureux de tout cela. Mais je ne me berçais pas pour autant d’illusions. Je savais, par intuition, mais aussi parce que je connaissais comme allait le cours du monde, que je rencontrerai des difficultés ; et, pour le dire tout net, que ces messieurs de la presse parisienne, imbus qu’ils étaient de leur fonction, sceptiques à l’endroit de toute initiative individuelle, surtout quand elle émanait d’un inconnu, ne s’intéresseraient guère à ce travail, du moins ces journalistes se garderaient bien de le signaler, parce qu’étant un travail venu de la province d’abord et ensuite parce qu’il ne renouvelait pas suffisamment le sujet.
Je m’imaginais le bureau d’André Cabourg un peu à sa ressemblance. Il n’en était rien : c’était un bureau fort simple. L’homme-Cabourg, lui, était grand, bien fait, d’une rare élégance, de visage agréable et avenant et d’un comportement aimable et jovial. En somme, un personnage très représentatif de ce que l’opéra de cette époque -surtout en province- devait être : un lieu de brillance, de solennité et de convenances bourgeoises. C’était finalement la vitrine la mieux faite pour représenter cette institution. On ne voyait que lui. Quand il passait les gens disaient : « Tiens ! Monsieur Cabourg ! », en se poussant du coude et sa vue les réjouissait d’autant qu’on le disait avoir une vie sulfureuse, à laquelle chacun ajoutait quelque chose, et qui était un levain, une excitation, pour beaucoup de ces personnes à la vie un peu étriquée qui venaient au théâtre. Il était une sorte de Christ profane qui attirait à la fois et vous laissait comme en extase. Mais lui, au cours de ses déplacements dans sa Galilée artistique, ne promettait aucun ciel ; son rôle, disait-il, était de n’offrir aux gens que du bonheur sur terre : des airs, toujours des airs, de plus en plus suaves… à condition que la mairie lui en donne la possibilité par des subsides convenables.
Cet homme, ce christ très profane, s’était mis en tête de nous donner la Tétralogie, œuvre à la fois sacrée et d’un abord quelque peu austère. Il avait fait, m’avait-on dit, le voyage à Bayreuth avec l’attaché culturel de la ville, un wagnérien pur sang, un homme d’une grande gravité qu’on aurait cru sorti de Port-Royal des Champs : petit, bedonnant et rouge de teint. Tel était ce directeur devant lequel, soudain, je me trouvais.
D’emblée il m’inspira de la sympathie et je crois que, d’emblée, je lui en inspirai. Dans le fond, du moins je le sentais, nous avions quelque chose en commun, malgré de grandes différences de formation, Cabourg ayant fait le conservatoire. Il me toisait un peu comme une bête curieuse mais bienvenue, étonné que j’aie pu fréquenter le théâtre depuis sa réouverture, sans m’être fait plus tôt remarquer de lui. Mais, si curieux qu’il fût de tous ces gens (je devais avoir l’occasion de l’apprendre au cours des années à venir), il ne me demanda pas, il n’osa pas me demander mon curriculum vitae, pas plus que ne l’avait fait Yvon Hecht. J’avais simplement dit à ce dernier que j’étais enseignant, ce dont il s’était contenté. En présence de Cabourg surtout, ce silence jeté sur ma formation m’arrangeait. Je n’avais pas envie de m’étendre sur ma profession. Disons : je ne le pouvais pas. J’aurais nui à mon projet. Je n’aurais peut-être pas été crédible. Un instituteur, devenu par le mérite professeur de collège, et enseignant dans des classes dites de transition, mélomane et non musicien, était-il à même de présenter un travail sérieux sur la Tétralogie, dont les représentations allaient être l’un des événements culturels majeurs de la saison, voire l’événement majeur, avec des retentissements sur le plan national ? Alors que Rouen avait un riche conservatoire et une université avec des professeurs à moitié musicologue ? Mais après tout Cabourg, qui certainement pensait dans le fond que j’étais un universitaire, dut se dire que, quelle que fut ma personne, il était en présence d’un texte vendu en librairie et qui avait fait l’objet d’un article dont (je le savais) tout le monde parlait.
Il me dit qu’Yvon Hecht était un de ses amis et il me confirma les modalités de l’heureux accueil que me ferait son théâtre et qu’il avait exposées au journaliste. Cela dit, à brûle pourpoint, il me demanda ce que je pensais des relations Nietzsche Wagner. Je m’étendis là-dessus et il parut intéressé.
Quand je sortis du bureau, j’éprouvai un grand soulagement.

Le plus grand libraire d’alors, monsieur Van Moé, me téléphona, me disant que son stock de plaquettes était épuisé. J’allai le voir et il me proposa, pour me rendre service et pour un prix raisonnable de me tirer très vite autant de plaquettes que je voudrais, sur une machine qu’il venait juste de recevoir ; ce que j’acceptai. Cela me permit de réapprovisionner tous les autres libraires et d’apporter au guichetières du théâtre des exemplaires qu’elles mirent aussitôt en vente. Partout les plaquettes partaient comme des petits pains et partout je rencontrai que gentillesse tant chez les libraires qu’auprès des guichetières que cette vente amusait même. Partout, il m’arrivait de croiser déjà des lecteurs, tant potentiels (leur plaquette en main) que ravis d’avoir lu mon texte et m’en remerciait. Yvon Hecth me téléphona pour avoir des nouvelles de la vente et me prévenir qu’il ferait en sorte que le journal rappela aux lecteurs cette dernière, lors des présentations de chaque spectacle.

Le dimanche matin 10 novembre, jour de la représentation de L’Or du Rhin, eut lieu une conférence. Le théâtre était plein. Assis au second balcon, je dominais la salle. Sans aller jusqu’à manifester la joie ostentatoire d’un Chateaubriand à la vue des marques de sa reconnaissance, j’étais heureux d’apercevoir sur les genoux de la plupart des gens la couleur bleue de ma plaquette -celle-ci souvent ouverte même. Les auditeurs de cette conférence l’avaient apportée avec eux ou venaient de se la procurer aux guichets. Sur scène, les deux protagonistes de cette réunion étaient assis derrière une grande table recouverte d’un velours rouge, chacun devant un micro : l’adjoint à la culture tout puissant, le docteur Rambert et Guy Coutance, premier assistant du metteur en scène. Je ne connaissais pas plus l’un que l’autre personnellement.
Solennel, le docteur Rambert, qui gagnait d’être assis, vu sa petite taille, prit la parole. Son teint était moins rouge de loin et sa mine paraissait moins renfrognée. Seule, une immense cravate à grandes rayures contrastées et barrée sur le milieu par une épingle d’or sautait aux yeux, comme le signe tangible de son pouvoir. Il releva l’exploit que représentait pour Rouen, devenue Bayreuth-sur-Seine, l’événement wagnérien, il retraça la somme des initiatives qui en avait décidé (dont un voyage préparatoire à Bayreuth avec André Cabourg), puis nomma les gens du théâtre qui, de près ou de loin, contribuaient au succès de l’entreprise, et les remercia tout en les félicitant. Le concierge et sa femme même étaient cités. Enfin, il présenta le jeune et aimable Guy Coutance. Il évoqua son rôle de metteur en scène second, salua son talent au passage, puis lui donna la parole. Prenant ses notes, ce dernier les étala devant lui. Le docteur se leva pour l’aider à les disposer. Guy Coutance fonça héroïquement dans son exposé. C’était un exposé concret, dense, riche, d’autant qu’à l’époque on ne disposait pas de moyens modernes telle la vidéo par exemple. Finalement, il ne se tira pas mal de tout cela, vu l’extrême complexité de l’action, même si, à certains moments, on sentait la fatigue. Vers la fin, cependant, il dut résumer davantage car le docteur, ayant tourné la tête vers lui, lui avait laissé entendre qu’il fallait faire court pour ne pas trop fatiguer la salle. L’exposé achevé, la salle posa des questions.
Quelqu’un s’avisa de revenir sur la scène où Siegfried, ayant tué le dragon Fafner dans son repaire et léché sur sa main un peu de sang de ce dernier, se mit alors à comprendre le chant d’un oiseau qui le renseignait sur la présence dans la grotte d’un trésor, d’un heaume et d’un anneau et l’engageait à se méfier du gnome Alberich. Coutance, dans sa réponse, me parut n’avoir pas suffisamment senti, ou du moins fait sentir, certaines choses au public. Je pris alors mon courage à deux mains et je me levais pour les préciser. Je parlai fort, longtemps, c’était presque une mini-conférence. Ce qui me paraissait n’avoir pas été senti, c’était l’existence dans cette scène de toutes les énergies vitales, de toutes les influences naturelles et magiques à la fois qui aidaient à l’élection du héros pour sauver le monde. « Il y a bien, disais-je, un consentement général des choses en faveur du jeune Siegfried. Qu’il ait pu déjà, mieux que le gnome Alberich reforger l’épée offerte par Wotan le Voyageur à son père Siegmund, mais hélas brisée entre ses mains, fait partie de son héritage. Cela doit s’étendre comme si le métal de l’arme se soumettait davantage à une volonté cosmique qu’à une technique vraiment assimilée. Qu’il ait pu ensuite tuer le dragon procédait de la même volonté brûlante. Le dragon, si terrible qu’il fût, présentait, sous les coups de Siegfried, une placidité et une résignation singulières. Certes, ajoutai-je, on peut voir là la représentation d’une société bourgeoise, avare et avide qui, fourbue, passe la main. Je reprenais, sans le dire, des idées de Léon Emery. Mais ce serait pitié d’en rester à cette allusion satyrique portant sur l’actualité de l’époque de Wagner. Il faut ajouter à cela des idées bien plus profondes : celle d’un accord avec l’ordre du monde, favorable à une loi de succession et de promotion. Que Siegfried, enfin, comprenne le chant de l’oiseau qui le renseigne, c’est tout simplement qu’il est traversé de part en part par toutes les forces de la nature., y compris par celles qui somnolent dans la masse élémentaire du monstre. Entre Fafner et lui, il y a la même parenté qu’entre l’Apollon solaire qui a percé de ses flèches le serpent Python et en fait passer en lui la vertu du sang. Et c’est ce sang qui, léché sur sa main, donne à Siegfried le pouvoir magique de comprendre l’oiseau. C’est là un retour, dis-je pour conclure, à une conception magique primitive de l’univers.
Je ne me rappelais pas avoir souvent si longuement parlé jusqu’ici devant un public en France ; mes conférences précédentes avaient eu lieu dans un kibboutz israélien où j’avais retracé l’histoire de l’instauration de l’Etat Juif après la guerre 39-45.
Quelques personnes m’applaudirent. L’une d’elles, enthousiasmée, se leva en criant : « Vous êtes Jacques Junca! » Je ne répondis rien. J’aurais pu dire comme cet autre : « Je le suis ! » Je me contentai de sourire en fixant de loin la personne.
Curieusement, alors que beaucoup croyaient à la tenue d’une conférence le matin de chaque spectacle à venir, on apprit en partant qu’il n’en serait rien.
Enfin l’heure de la représentation était arrivée. Le théâtre vivait un de ses plus grands moments. Peut-être un moment comparable à celui de sa réouverture. Les critiques les plus réputés étaient là : Antoine Goléa, Sylvie de Nussac, Jean Mistler, Jacques Longchamp, Claude Rostand, Marcel Schneider, Patrick Tabet… Les associations wagnériennes de Paris, descendues de leurs cars, étaient là aussi avec leurs présidents, de même que l’organisation de la Croix de Malte. J’étais dans l’entrée, avec mes exemplaires, derrière une table qu’on m’avait assignée et tous les pèlerins de la cause wagnérienne vinrent me voir, avides qu’ils étaient, à cette époque, des moindres études paraissant sur Wagner. Yvon Hecht avait pensé qu’il n’y avait pas lieu que je donne des dédicaces. Respectueux de la consigne, je ne dédicaçai donc pas. Mais les lecteurs ayant parcouru mon travail, revenaient d’eux-mêmes, le sourire aux lèvres, quémander une phrase, une signature, en souvenir de l’événement.
Enfin le spectacle commença. C’est maître Paul Ethuin, depuis ce jour-là un ami (car il était venu se procurer une plaquette lui aussi) qui dirigeait. Sa réputation nationale de grand wagnérien n’était plus à faire. Je l’avais entendu à Vichy, deux ans plus tôt, diriger la Walkyrie ; mais je ne jugeais pas à propos d’aller le saluer après le spectacle, en tant que rouennais. A l’orchestre, maintenant, retentissait le puissant accord de l’Unité primitive ; puis, au sein de l’Eau-Mère bruissant inlassablement, apparaissaient, par la grâce d’un chef d’orchestre pourtant éléphantesque d’allure, les archétypes de la création, sous la forme des thèmes conducteurs de l’œuvre.
Le rideau se leva. C’était Manfred Hubrich le metteur en scène. Dans son article de compte-rendu, François Vicaire dit de lui qu’il sut toujours trouver la mesure exacte entre « la réalité d’une situation et l’intemporalité d’une mythologie. » Pour rendre la transparence des eaux du Rhin, les sortilèges de la caverne d’Alberich, il utilisait des éclairages, ou plutôt des projections (ce qui était une nouveauté alors) d’où les personnages émergeaient, s’affermissaient, se détachaient, sans jamais acquérir une netteté définitive. Leur hiératisme était raisonnable. Mais les voix ? C’étaient celles d’acteurs confirmés, voire faisant partie des plus grands. Une liste est toujours pénible à dérouler, lorsqu’elle n’appartient pas à l’Air du Catalogue du Don Juan de Mozart. Mais du déroulement de celle-ci, j’espère que se dégagera une incantation qui la rendra aimable. Oui : William Wildermann, Richard Holm, Gustav Neidlinger, Paul Kuen… Le premier : un Wotan sobre et convaincant, le deuxième : un Loge au timbre éclatant, généreux et d’un étonnant relief dramatique, le troisième : un Alberich au baryton large, puissant et chaudement coloré. Mais ces termes remplacent-ils vraiment l’impact d’une voix ? le dernier enfin, un Mime d’égale intensité qu’Alberich. Mais les autres alors ? Donner : Ladislas Anderka, Herman Winfler : Froh, Kurt Moll : Fasolt, Heinz Haguenau : Fafner. J’ai eu le sentiment du malaise que doivent éprouver les critiques musicaux, pour échapper à la litanie des noms et à celle des étiquettes vocales. Mais aussi celui du malaise qu’ils doivent éprouver quand ils ont à préciser la faiblesse d’un tel ou d’un tel comparativement à d’autres dans le même spectacle. Derrière l’acteur déficient visé, même si critique j’ai la délicatesse d’écrire par exemple :« manquant un peu de puissance » ou « aux reliefs vocaux un peu estompés », je ne pourrais pas moins que penser à la souffrance d’un homme. Et la souffrance d’un homme m’a toujours été intolérable. Mais, trêve de sensibilité ! Et les femmes alors ? Eh bien ! Gerry de Groot, dont je revois le gentil minois et la gentille silhouette, était une Freia sensible comme il se doit, et Ruth Siewert, au profil assez irrégulier et au nez long, une Fricka vaillante et rude, mais en dépit de ce que j’ai dit touchant à la cruauté attachée à la restriction des jugements, je dois convenir que mon Erda, perdue dans le fond de la salle où elle était censée émerger de terre à mi-corps, manquait un peu de force vocale –disons tellurique ! Aussi ne la nommerai-je pas. J’avais pourtant beaucoup d’impatience à la voir paraître, elle, la Grande Mère, dont je croyais avoir vu le double à Çata Höyück.
Mais ce que je gardai toujours à l’esprit comme un souvenir artistique éminent, c’est la fin de la représentation. Un souvenir que le temps n’a pas érodé et qui est resté sans changement en dépit des métamorphoses de la mémoire. Celui de la lente magnificence de la montée des dieux au Walhalla enfin construit et dont ils ont à pendre la crémaillère. A Bayreuth, je n’avais entendu après tout que Parsifal. A Rouen, je découvrais la forte saveur scénique d’un ouvrage que je n’avais entendu jusque-là que sur disque. Oui : « quel despote ivre de gloire eût jamais à sa disposition, après Wotan, pareille musique pour chanter ? » dit Emery. Dans la fraîcheur d’un matin édénique, sur le tapis roulant d’un arc-en-ciel escaladant les montagnes, éblouis de lumière triomphale, les dieux s’élevèrent vers les hauteurs dans une pompe dont ni Rubens ni Véronèse n’ont pu donner d’équivalent. Mais, tandis que se déploie ce faste, force est bien d’entendre, en contre-point, les gémissements, les voix pleureuses des Filles du Rhin réclamant leur Or ; force est bien de songer, à travers elles, à la figure convulsive d’Alberich volé et prêt à réagir dans son antre et à ce qui reste du souffle pestilentiel du dragon Fafner… Le Walhalla n’est donc pas un temple harmonieux, mais un temple qui, fruit de l’orgueil et de l’injuste, ressemble (dit encore Emery) à ces palais phéniciens reposant sur des squelettes, témoins de leur inexpiable fondation. A moins qu’on ne veuille voir en lui, encore, la figure d’un monde qui, comme la Bible, mais ici par la faute des anges rebelles et de l’homme, repose désormais, malgré son apparente perfection, sur la sourde coloration reptilienne qui le menace incessamment…

Comme à l’accoutumée, Tony Fritz-Villars et sa mère vinrent au thé bimensuel que Marguerite Suttin organisait pour eux, et comme toujours, j’y assistai car mes cours finissaient toujours ce jour-là à 16 heures. On était le mardi d’après la représentation de L’or du Rhin et l’on attendait celle de La Walkyrie, le dimanche suivant.
Tony Fritz-Villars représentait l’image même d’un certain Rouen. L’image même des contradictions de la ville, à la fois bourgeoise, policée et ouverte à la modernité des mœurs et personne ne le dépassait dans ce rôle. Biface, il y avait chez lui le côté maman, et l’autre, celui de ses amis très personnels, de ses lecteurs et de son art : le côté qui l’avait adopté. Les époux Fritz-Villars, issus de la grande bourgeoisie d’affaire (lui avait été directeur de la Chambre de commerce de Rouen) étaient sans progéniture ; et je crois que Tony, conscient du milieu d’où il avait été tiré, leur en était infiniment reconnaissant. Eux, comme ils avaient très vite vu l’enfant fragile et artiste, ne lui avaient rien demandé à faire de spécial -à moins que je ne me trompe- sinon à vivre le plus normalement que possible. Je le revois, maintenant qu’il est mort, grand, mince, quadragénaire ou plus, aussi un petit zézaiement, mais plus gentleman dans son apparence que dans ses idées : un éternel feutre qu’il oubliait souvent, une longue, étroite sinueuse écharpe, des gants… Je ne l’ai jamais entendu dire du mal de personne, sinon souffrir de ceux qui lui en faisaient. Il était attentionné avec chacun, quelle que fût son origine. Devant sa mère, il faisait même le baise-main à certaines dames dont Marguerite Suttin.
Par contre, l’autre côté n’était qu’ébauché rue Desseaux. Il touchait la maison un peu comme des vagues qui, venues de loin, ne ferait que la frôler : « Les amis personnels de Tony », y disait sa mère ; « ses amis artistes comme lui, souvent de gauche ! »
En fait, madame Fritz-Villars regrettait que Tony ne peignît pas « comme tout le monde » !
« Au début, ajoutait-elle, qu’il fût là ou pas, il peignait des maisons. Oh ! je ne dis pas de belles maisons. C’était souvent des masures. Mais au moins on reconnaissait dans ses toiles quelque chose ! Maintenant, c’est tout ce qu’on veut… Mais il dit qu’il ne peut pas faire autrement. » Lui, ici, dodelinait de la tête.
Puis, dans un soupir : « Finalement, ça ou autre chose, j’aurais bien aimé qu’il vende un peu ! »
L’une de ces maisons, il l’avait offerte à Marguerite. Je l’avais vue longtemps dans un angle du salon. Puis un jour, elle disparut. Selon Marguerite, que j’interrogeai longtemps après à ce sujet, c’était monsieur Suttin qui n’en avait plus voulu.
Ce qui caractérisait son autre côté, c’était d’abord ses lectures et sa participation à des revues locales, avec les articles sur la littérature, la peinture, la musique rock, mais aussi et surtout son art. Lui qui n’était pas méchant, avait une dent particulière contre tous les conservatoires d’arts plastiques, contre tous les professeurs patentés de dessin ou de peinture qui n’enseignaient selon lui que du sommeil. Il ne dessinait pas, ou ne savait pas dessiner, mais il s’en fichait. Seule la ligne ou le tracé le guidait, dans le risque le plus absolu et le plus émouvant. On voit où cela pouvait mener.
Quand, ce jour-là, il arriva avec sa mère pour le thé de Marguerite Suttin, son chapeau, ses gants, son écharpe ôtés, l’élégance de son sourire à peine amenuisée sur les lèvres, il commença par me féliciter. Ayant eu l’article d’Yvon Hecht, il s’était procuré une plaquette à la librairie Lestringuant. Il avait même écrit à mon intention deux papiers et me demanda de ma rendre chez ses amis photographes, les Cordier, 8 rue de la Pie, pour avoir une photo qu’ils lui communiqueraient et réserverait à son papier destiné à la revue Le Tout Rouen.
Le lendemain, je me rendis donc 8 rue de la Pie où j’allais découvrir un monde. J’y découvris d’abord une maison. Sise à côté de la maison natale de Corneille, c’est l’une des plus des plus vieilles demeures moyenâgeuse de Rouen : colombages, léger encorbellement portail, portail en demi-cercle à deux-vantaux. J’ignorais alors qu’il allait m’être donné de la fréquenter tout le restant de ma vie et je la fréquente encore maintenant quand je me rends de Bordeaux à Rouen. J’ai pourtant perdu le souvenir du premier choc qu’a dû me faire cette façade. Or, elle était là, ce jour-là, comme elle y est toujours et le choc a dû bien avoir lieu. Ainsi s’effacent les traces du temps, tandis que d’autres se trouvent affermies…
Des propriétaires, ce que je savais d’eux, à l’époque, je le tenais de Tony. Sa mère et Marguerite parlant souvent entre elles pendant les thés, lui m’entretenait alors de la vie intellectuelle de Rouen. Ainsi de William et de Dominique Cordier, je savais qu’ils faisaient parties de ses meilleurs amis, parmi ceux n’appartenant pas en principe au côté de maman, ne franchissant pas en principe le seuil de sa maison et n’ayant pas de raison de voir sa bonne et son jardinier. Je savais encore par lui qu’ils fréquentaient nombre d’artistes de la ville : des peintres, surtout des peintres, des musiciens, des écrivains, des acteurs, qu’ils faisaient des expositions de leurs travaux, qu’ils étaient les photographes attitrés du parti communiste de la région et qu’enfin Dominique était une grande militante des grandes causes : les femmes, les émigrés, les prisons..
Bref, je savais déjà beaucoup de choses par Tony, pour que je ne finisse pas par m’inquiéter : qu’est-ce qu’un wagnérienne impénitent comme moi allait faire dans ce milieu ? N’allait-il pas m’être délibérément hostile ? D’une part, il y avait l’opéra, que les enseignants en majorité et tous les gens de gauche boudaient à l’époque, en tant qu’art bourgeois et décadent ; de l’autre, Wagner lui-même et ses écrits antisémites. Je me voyais à cent lieux d’être accepté.
Dominique, alors, encore jeune, était une femme très mince, très brune, avec de grands cheveux tantôt tirés, tantôt défaits, d’un piquant méditerranéen et William, lui, un homme d’un certain âge encore très beau. Ce couple, assurément, sortait de l’ordinaire.
Ma réception fut enjouée. La photo prise, comme je leur étais envoyé par Tony, Ils m’invitèrent chez eux à prendre un thé. Je crois que ce qui les intéressait, c’était de connaître quelqu’un de très différent d’eux, voire de leur problématique, car ils savaient que j’enseignais dans un collège public. C’est alors que je découvris leur salon. Si je garde un souvenir vivace de cette rencontre, c’est bien celui de ce salon. Les lieux me parurent tellement encombrés que je crus qu’ils déménageaient. Avec sans doute cette naïveté et cette transparence gasconnes qui m’ont toujours caractérisé, je leur posai la question. Ils tombèrent des nues et, ayant compris, furent loin de pleurer. L’encombrement venait de la passion de Dominique pour les collections. Sur beaucoup d’étagères, de coins aménagés voire dans une armoire ouverte et peu profonde, elle avait exposé des pièces fort intéressantes d’encriers, de bronzes de bureaux et de cheminées, des casques militaires et bien d’autres objets encore.
Je crois qu’ils me pardonnèrent cette remarque un peu enfantine ! Par contre, de ce que j’ai appris depuis, que m’ayant trouvé fort sympathique, ils s’étaient bien gardés de m’attaquer sur l’homme-Wagner et ses dérives, se réservant pour mieux comprendre mon choix.
Ce qu’il y a de sûr, c’est que les deux articles de Tony et la photo des Cordier firent encore beaucoup pour moi : les librairies de la ville et les guichetières du théâtre redemandèrent des ouvrages.

C’est avec la représentation de La Walkyrie que je commençai à comprendre que certains problèmes me concernant se posaient. Je n’apprendrai que plus tard qu’ils étaient le point de départ d’où naîtraient pour moi les pires difficultés.
Le théâtre, me dit André Cabourg, allait être en ébullition, les gens serrés les uns contre les autres. Aussi me suggéra-t-il de m’installer, au départ, dehors, sous l’abri avancé de l’entrée où toutes les personnes intéressées et arrivant pouvaient me voir. Pour les entractes, il fut décidé qu’on m’installerait dans la grande salle du premier, attenante au bar et où tout le monde se retrouvait. Le directeur fit transporter ma table et mes livres sous l’abri extérieur, ce dont je me trouvai bien. Mais cela me permit surtout d’accéder à une prise de conscience que je n’aurais pas eue avec l’ancienne disposition. J’étais évidemment très à l’avance.
Le public qui arriva d’abord était encore très fluide et je pouvais à loisir voir venir chaque personne. Soudain, je vis venir lentement, très lentement, un couple qui paraissait très concentré et dont la femme tenait le bras du mari. Je reconnus assez vite le docteur Rambert. J’étais pris de court. Devais-je aller au-devant lui, lui offrir une plaquette ? En tant que premier adjoint à la culture, grand responsable du Théâtre des Arts, il aurait été tout à fait normal que je lui envoie un exemplaire de mon travail, tout de suite après que j’eus obtenu l’autorisation de vente au théâtre. Mais, je l’avoue, je n’ai jamais trop eu le sens de l’institution et ma spontanéité l’emporte sur toute considération administrative. Aussi à aucun moment je n’ai songé à faire cette démarche et personne au théâtre qui ne me l’ait conseillée ! Je songeai donc, maintenant, à le rattraper. D’autant qu’il ne pouvait que me voir. Attendant qu’il passe devant moi, je pris une plaquette, m’avançai, fis le geste de la lui offrir, m’apprêtant déjà à formuler mon boniment. Mais lui, ne tournant pas la tête, fit comme si de rien n’était et je me retrouvai idiot, avec ma plaquette en main. Quelqu’un qui passait et qui avait vu la scène me dit en riant : « Vous n’avez pas de chance avec lui ! Vous feriez mieux de me l’offrir, je la prends volontiers. »
C’est alors que je réalisai. J’avais vaguement pensé, pendant la conférence de L’Or du Rhin, que ces messieurs sur la scène cherchaient plutôt à m’exclure de l’événement ; mais je m’étais vite reproché ce genre de réaction. Je n’étais pas en la matière le centre du monde et ils n’étaient pas non plus tenus de savoir que j’étais là. Même si je trouvai difficilement pouvoir être évité : il y avait eu les articles, les annonces de ma présence au théâtre, il y avait surtout sous leurs yeux, me disais-je, la plaquette sur les genoux des gens… Mais maintenant, ce souhait qu’ils avaient cherché à m’exclure et que mon intervention avait fait échouer, ne faisait plus aucun doute. Il y avait donc toute une partie de théâtre qui me rejetait : tout un clan que j’appelais déjà le clan Rambert. Et je m’interrogeai, tandis que la vente allait son train, sur les raisons de ce rejet. Mon texte écrit, l’aval de la vente donné par le directeur, l’empressement des lecteurs, j’avais pleinement persuadé que j’apportais ma dimension à l’événement, que je ne gênais en cela personne. Or voilà que m’envahit l’idée que je pouvais en effet affaiblir la vente du programme, ce qui n’avait pas dérangé André Cabourg, dérangeait sans nul doute le docteur Rambert à qui je pouvais paraître tel un vulgaire commerçant, même si j’ajoutais une note culturelle. Je sentais, pour la première fois avec acuité et amertume, que le monde n’était pas idéal. A moins qu’il y eût quelque part une personne jalouse ? Quoi qu’il en fût, je devais avoir, au cours du premier entracte, confirmation de ce rejet. Le jeune Guy Coutance, venant à passer devant ma table, je le félicitai pour sa conférence et j’ajoutai qu’il était dommage que celles annoncées fussent interrompues. Je trouvai qu’il y avait là une occasion manquée de s’exprimer. Alors lui : « Je pense, cher ami, que vous vous êtes déjà bien exprimé ! »
Devais-je en conclure qu’on avait fait en sorte pour que tout en restât là ? J’avais du mal à le croire.
Le spectacle, lui, était superbe. Du moins tout le monde le trouvait tel. Le hiératisme qui avait prévalu dans L’Or du Rhin, laissait place maintenant à l’humanité courante. Et cela parce que le dieu Wotan, s’étant fait homme, participait de nos inquiétudes et peut-être même de celles de Wagner qui s’en faisait un confident. Le dieu était devenu l’errant, le Voyageur. Il portait l’étrange chapeau qui jetait une ombre sur ses traits et il était borgne : sans doute vu que la demi-cécité est le symbole de l’état hybride entre connaissance et ignorance. Il était enveloppé du manteau bleu-sombre qui, nous dit Emery, est la robe des prêtres de l’Atlantide, ce ces prêtres voués au service des énergies primordiales et dont les druides recueillirent l’héritage. Et des enfants qu’il a suscités et suscite dans le monde, pour rendre l’Or du Rhin, lui ne pouvant pas, nous en voyions deux sur scène dès le premier acte : Sieglinde et Siegmund. Le hasard les fait se rencontrer, mais le hasard n’est qu’une forme de la prédestination. Il y a ici une élection à la fois morale et biologique. Helga Dernesch est Sieglinde, katz Eberland Siegmund, superbes tant dramatiquement que vocalement.
Entre eux, dans le chêne qui est au centre de la maison conjugale de Sieglinde, se trouve plantée l’épée que Wotan le Voyageur a enfoncée là à leur intention et que Sieglinde, soudain intuitive, soudain voyante, invite Siegmund à arracher, personne jusqu’ici ne l’ayant pu. Le couple, que les scènes printanières ont enflammé d’amour, fuit donc, certain à présent d’être élu par le destin.
Wotan a-t-il bien joué ? L’action libératrice est-elle enfin enclenchée ? Hélas non ! car pour Fricka (Erika Wien dont la voix est solide et efficace), femme de Wotan, il y a adultère et inceste ! Aussi Hunding, le mari trompé courant après le couple (Heinz Haguenau au timbre chaleureux en dépit de sa fureur), doit-il, selon elle, être soutenu. Le dieu, écoutant sa femme, est partagé, divisé…Bref, il faut arrêter toute initiative, venger Hunding…
L’action du sublime troisième acte a été préparée au second : Brünchilde (Gertrude Grob-Prandl à la voix large et puissante) y a reçu l’ordre de son père d’assurer dans le duel qui va opposer Siegmund à Hunding, la victoire de ce dernier ; mais elle y a senti surtout où était le vœu secret de son père : dans les élans du cœur et non dans la sagesse conservatrice. Aussi préfère-t-elle, au dernier moment, se ranger du côté de l’amant. Hélas ! il faut l’intervention rapide de Wotan pour rétablir les choses. Certes, muette d’effroi mais lucide à préparer l’avenir, tandis qu’elle fuit elle emmène avec elle sur sa monture Sieglinde éplorée à qu’elle a annoncé la naissance d’un fils, pour lequel elle a rassemblé les éclats épars de l’épée brisée par son père…
Dans cette fuite éperdue où elle est poursuivie par une colère titanique, elle n’en prend pas moins le temps de déposer dans une grotte sa précieuse passagère et les éclats du glaive. Mais maintenant, après cette chevauchée, la plus terrible harmonie panique qui ait jamais été entendue, il ne reste plus sur la scène qu’un père et sa fille, qui a commis l’un des plus grands attentats qui soit. C’est sans doute, avec le finale de L’Or du Rhin, l’un des plus grands moments que la Tétralogie peut nous dispenser. Après l’assoupissement des dernières rafales de la Chevauchée, ce silence soudain… Une coupable est là, à même d’être jugée.
Elle attend l’écrasante sentence. Le sacrilège, elle doit renoncer à sa divinité : elle ne sera plus désormais qu’une femme, esclave du premier passant qui la découvrira. Mais elle, dans un sursaut moins de peur que de fierté blessée, ose plaider sa cause.
Fut-elle coupable à ce point ? N’a-t-elle pas été sensible au désir secret de son père ? A son commandement tacite plus qu’à l’ordre formel imposé par la Nécessité ? à sa volonté libre, sincère plus qu’à sa contrainte ? Comment être plus fidèle, finalement. Et la direction de Paul Ethuin de nous permettre de suivre, ici, dans l’âme de Wotan, les progrès de l’émotion, de l’apaisement et de la mansuétude, tandis que chante la voix ferme et suppliante de sa fille. Il sait qu’elle a raison et lui fait un pas de plus dans le renoncement. Aussi se dirige-t-il vers un compromis ; il tempèrera la sanction par la grâce : Brunehilde, finalement, sera certes déchue de sa divinité, deviendra une simple femme, mais endormie à présent dans un cercle de feu ; elle attendra qu’un plus vaillant, qu’un esclave vienne le réveiller. C’était aussi, dans l’inconscient du dieu, relancer l’avenir. En attendant, il la berce d’immortels adieux, où on le sent à la fois pleurer sur elle et sur lui-même. Ces adieux communs communiquèrent, ce soir-là, à la salle, de tels frémissements, qu’on se demandait si le public se désengourdirait enfin pour applaudir. Quand il le fit, ce fut frénétique et il signa du coup une date historique pour le théâtre.
Le directeur, plein de contentement, vint à la sortie me taper amicalement sur l’épaule ; à quoi je vis que je n’avais pas que des ennemis.
Je réalisai que la table qu’on me préparait dehors, maintenant, au moment de l’entrée, était lourde à porter, qu’elle mobilisait deux personnes pour son transport ; or je voulais, vu les circonstances, me faire discret. Aussi, pour la représentation de Siegfried, je décidai d’emmener avec moi une table légère, de style empire, noire, avec un filet d’or sur le dessus, que me prêtait Marguerite Suttin. Elle faisait très opéra et j’étais sûr qu’elle plairait à tout le monde et que certains lecteurs même me demanderaient si elle n’était pas à vendre avec les plaquettes : ce qui, d’ailleurs, se produisit.
Lorsque je fus installé, on ne voyait que cette table. On pouvait presque croire que je l’avais emmenée pour attirer davantage les gens : une manière de me faire de la publicité.
Les gens s’attroupaient devant moi, souriaient. Il faut dire que le design n’était pas encore à la mode et qu’on recherchait les meubles d’antiquaire.
- Ah ! c’est dommage qu’elle ne soit pas à vendre. Je vous aurais acheté une plaquette en même temps.
- Mais vous ne sauriez pas où la mettre pendant la représentation.
- La plaquette ou la table ?
- La table !
La personne riait.
- Allez : vous m’êtes sympathique. Je vous prends une plaquette mais vous me faites une belle dédicace.
- Finalement, sans l’avoir voulu, j’écoulai plus d’exemplaires que pour la Walkyrie. Je ne venais pas à bout de tout faire : vendre, dédicacer et rendre la monnaie.
Les gens, maintenant, se raréfiaient. Presque tout le monde était entré. Je ne devais de ne pas trop traîner, car j’avais mes plaquettes restantes et ma table à ranger : la guichetière en chef m’avait promis de la garder dans sa réserve. Et, si je traînais trop, j’aurais du mal à regagner la salle avant le commencement de l’Ouverture de Siegfried ; or il était interdit d’entrer pendant l’audition de cette dernière : on se devait d’attendre. Mais, comme je rangeais mes plaquettes dans leur carton, j’aperçus, dans le hall déjà quasi vide du théâtre, le directeur en grande conversation avec le docteur Rambert. Il y avait comme un litige entre eux. Chacun faisait d’amples mouvements de bras appropriés à ce qu’il disait, mais sans se regarder. Je compris que j’étais l’objet de cette altercation. Le directeur montra ma table, puis fit des gestes d’évaluation dans le vide, écartant ses deux mains pour les rapprocher et accomplir alors un signe de dénégation de la tête. Enfin, ils partirent en se tournant le dos. Pour moi, j’allai vite ranger la table dans la réserve, apporter le carton au premier où je devais m’installer pendant l’entracte. J’arrivai tout juste à temps à ma place pour profiter de l’Ouverture.
C’est au premier entracte, une fois de plus, que je devais être éclairé de la situation. Le directeur, très souriant, vint me voir à l’endroit de vente qu’on m’avait assigné.
- je suis désolé, cher ami, mais le docteur Rambert est très en colère. Il croyait que je vous avais prêté, pour l’entrée, une table faisant partie des réserves des décors du théâtre. Il a demandé à quel titre vous aviez droit à tant d’égards. Je lui ai certifié que cette table est à vous, que vous l’aviez amené de chez vous et que la table des décors à laquelle il pense est plus grande. Là-dessus, il a déclaré péremptoire qu’il ne voulait pas que le théâtre héberge quoi que ce soit venant de chez vous pour assurer votre vente, que ce n’est pas ici un lieu de commerce. Aussi, comme il a appris que vous avez mis cette table au bureau de location, à la garde de la dame de la billetterie, je vous demanderai de ne pas l’y ramener pour la représentation du Crépuscule.
Puis, après un silence :
- Ah ! vous savez, la vie n’est facile pour personne. L’establishment, mon cher, l’establishment !
- Peut-être, fis-je, Yvon Hecht aurait dû lui téléphoner pour moi, en même temps qu’il vous a téléphoné ? Peut-être est-il vexé de n’avoir pas été informé ?
- Non, mon cher, il a mieux valu que les choses se passent ainsi. Je le connais. Il aurait dit non. Maintenant, il voit que c’est trop tard. Comme a dit désagréablement et avec un certain mépris sa femme : « Monsieur Junca, il a les libraires pour vendre ! On ne peut pas vendre n’importe quoi au théâtre ! »
Heureusement, la représentation me fit oublier toutes ces mesquineries. Il y eut quelques changements d’acteurs. Hand Kopf était Siegfried, Ludmilla Dvorakova : Brünnehilde ; Heinz Hagenau devenait Fafner. La mise en scène de Manfred Hubricht n’avait plus rien qui rappelât les précédentes : elle était nette, claire, homogène. Sans doute un peu trop car l’aspect mystérieux de l’œuvre était occulté et le dragon Fafner, par exemple, à force de retenue dans la représentation en devenait plus comique que terrifiant, ce qui coupait d’avance beaucoup d’effets dramatiques d’autant que Wagner avait écrit en parlant du monstre dans une lettre à Elisa Wille que tout chez lui « était miracle et songe, sinon tout serait douleur mortelle. »
Tout dépend à présent de cet enfant, Siegfried, que Sieglinde, grâce à Brünnehilde a pu mettre au monde avant de mourir, elle, de fatigue et de souffrance. Mais ce que je ressentis au cours de ce spectacle, plus profondément que je ne l’avais fait lors de la rédaction de ma plaquette, c’était combien tout était ici à la fois réalité et songe. Combien les personnages, qui vont et viennent tels des navettes sur le métier bruissant et bourdonnant du temps, n’en sont pas moins conduits, par une mystérieuse connivence des choses, vers des buts dont ils ne voient que l’aspect superficiel. Ainsi, la demi-cécité du dieu est-elle le lot de tous. C’est qu’ils sont poreux à tout un environnement magique, dont ils entendent les injonctions, favorables aux uns, défavorables aux autres. Ils se croient libres et sont sujets des énergies naturelles, qui décident pour eux plus encore que leur intelligence. Une présence est au fond du cosmos, qui parle au travers de ce dernier et s’impose à eux.
Siegfried est bercé par les murmures de la forêt, relié à l’arbre et à l’ours ; en lui revit l’innocence originelle, la fraîcheur aurorale des commencements « la saveur primordiale –dirait Léon Emery- de l’enivrante vie. » Il est, en filigrane, la moiteur épaisse des feuillages, la sève montante et sauvage du printemps, et donc une sorte d’Adonis : l’un de ces dieux du renouveau qui, par leur sacrifice, au cours de rituels, dans les sociétés traditionnelles, le renouveau annuel de la nature et du monde. Aussi est-il essentiellement sous l’emprise d’une volonté supérieure : il sent les dispositions méchantes de Mime, son tuteur, à son endroit, répare le glaive de Wotan, plus par un effet de l’assortiment du métal que par une technique éprouvée, se dirige instinctivement aussi vers la grotte de Fafner avec son arme ; et, quand il a tué celui-ci, qu’il en a bu le sang sur sa main, il lui est donné de comprendre le chant d’un oiseau, or ce dernier ne lui indique-t-il pas la présence dans la grotte de l’Anneau (dont d’ailleurs il n’a pas conscience de l’importance et qui sera pour lui un simple anneau à offrir à une belle ?) et le chemin vers Brunnehilde, la femme sublime à conquérir au milieu des flammes ?
Mime, lui, recherche en toute conscience ses intérêts. Il utilise à cette fin Siegfried pour tenter de reprendre l’Anneau à Fafner. Mais quand il croit presque toucher le but, qu’il songe à empoisonner Siegfried en possession du talisman, sous couvert de le faire boire, il lui vient une folie par où il dévoile son plan au jeune héros. On assiste ici à la plus passionnante dislocation du moi qui soit, où nous pouvons voir même le signe avant-coureur de ce qui adviendra à Siegfried lui-même…
La mort de Fafner ne me paraissait pas non plus échapper à cette mystérieuse connivence des choses. Cette mort a généralement été bien analysée par les commentateurs ; mais seul Emery, à ma connaissance, a su bien en parler. La masse élémentaire du monstre est traversée, selon lui, par cette mystérieuse force. Entre Fafner et lui existe une sourde parenté, inscrite dans une sorte de loi de succession, voire de promotion, puisque passe en lui le sang de sa victime. Ainsi l’Apollon solaire a fait passer en lui le sang du Python qu’il a percé de ses flèches, exhaussant à son niveau le limon de la bête. Aussi tout Emery se déroule comme si le dragon en avait conscience, comme « s’il savait que l’heure est venue des nécessaires transmissions de pouvoir qui n’en doivent pas moins s’exécuter devant le tribunal de la vie et de la mort. » D’où ce presque assentiment de Fafner à mourir sous les coups de Siegfried, d’où ce duel, qui est plus une ordalie qu’un combat, « une reconnaissance autant qu’un affrontement. » Malheureusement, je ne pouvais pas être suffisamment être convaincu de tout cela avec la mise en scène rouennaise d’Hubricht, où le monstre était réduit à un graphisme !
Il me restait maintenant à suivre Siegried dans sa quête vers Brunnehilde. Son impatience m’emportait : à peine s’était-il intéressé à l’Or. Il se précipitait déjà dans les flammes et découvrait avec la walkyrie endormie la révélation de l’amour glorieux et de la beauté suprême. Encore une exaltation qui nous ramenait à la fraîcheur de vie de ces temps primordiaux aptes à renouveler le monde, à le rendre contemporain de l’ardeur des commencements ! Grâce à maître Paul Ethuin, des torrents de musique illustraient ici à merveille ces moments où le héros, réveillait la vierge par ses transports, la tirait de sa léthargie et entonnaient ensemble l’hymne de la joie sans limite. Et nous ressentions des émotions aussi fortes que celles ressenties à la fin de la Walkyrie, les états d’âme étant pourtant très différents.
Etait-ce vraiment le terme du cauchemar ? Et ne vivait-on pas un rêve endémique durable associant la force, l’amour et la joie ? Hélas ! l’auditeur attentif savait que non car il avait à se rappeler ici des scènes faisant un lugubre contrepoint à ce qu’il entendait, un contrepoint lui évoquant maintenant celui des plaintes des ondines dépouillées de leur or, accompagnant les dernières mesures triomphales de L’or du Rhin. Et un contrepoint immense cette fois, qui s’est déroulé en deux temps. Comme le jeune Siegfried cheminait vers sa Belle après avoir tué sa Belle, Wotan, inquiet, toujours double, a consulté la plus vénérable des sibylles, l’antique Vala, dont Ruth Siewert a tenté de rendre la moire tragique de sa voix, et l’antique mère, engourdie, secouant le givre de sa chevelure, lui a confirmé l’arrêt irrévocable, touchant les dieux et leurs séides. Alors le dieu s’est prêté à une deuxième épreuve symbolique. Puisque tout est vain, il a cherché à s’opposer à l’élan de Siegfried vers Brunnehilde. A quoi bon laisser faire ce qui n’aboutira pas ou aboutira mal ? Mais il a vu sa lance voler en éclats sous le choc du glaive du jeune héros, glaive qu’il a pourtant confié au vieux chêne de la hutte de Sieglinde, pour souhaiter justement armer ceux que le sort a désignés et qui furent ce père et ce fils : Siegmund et Siegfried… privé de ses prérogatives, paralysé par la déréliction de son état, il a abandonné la partie et il s’est enfoncé dans la nuit d’où il ne va plus émerger, d’où il va contempler simplement les choses. Mais il sait que le bouillant jouvenceau, qui l’a écarté superbement de sa route, court malgré toute son ardeur à sa perte, qu’il ira tout comme lui vers la fatale conclusion…
Comme tout le monde se levait et applaudissait, je me disais que Wotan cependant avait beau savoir, quelque chose quelque part le dépassait. Ainsi que tous les personnages de drame, il ne voyait toujours que l’aspect superficiel de l’événement : sa fin tragique et celle des siens, l’inanité de toutes ses entreprises dans ce sens. Ce qu’il ne comprenait pas, c’est pourquoi le héros était parvenu à l’écarter de sa route. Ce qui lui échappait, c’est qu’en dépit des péripéties à venir de son petit-fils, l’Or finirait, grâce à ce dernier, par retourner au Rhin. Car la Vala ne lui avait répondu que partiellement.
En sortant de la salle, les gens exultaient ; la musique les avait certes écrasés, comme atteints de torpeur. Mais chez d’autres, le questionnement allait bon train. Certains, me reconnaissant, venaient me voir. Je tâchai de répondre aux questions, même si je savais que j’avais moi-même beaucoup encore à réfléchir, ce à quoi, d’ailleurs, je consacrerai les années à venir. Les questions tournaient surtout naturellement autour des agissements de l’énigmatique Wotan. J’en oubliais presque complètement les mesquineries dont j’avais été l’objet à l’entrée.

Cette fois-ci, je posai directement la table dehors, à l’emplacement même où je l’avais posée pour Siegfried : pas un centimètre de plus ni vers l’avant ni vers la droite ni vers la gauche. A la limite, j’aurais pu la reculer, mais j’avais derrière moi un pilier. Non : je ne pouvais pas en prendre trop à mon aise avec l’institution qui me tolérait. Exagérer, ça ne se faisait pas. Des divagations spatiales par trop importantes eussent agacé le docteur Rambert qui allait jeter sur moi, de l’intérieur, l’œil des faucons. De plus, je m’arrangeai à ne pas trop étaler les boîtes de carton, je les mis l’une sur l’autre derrière le pilier que j’avais dans le dos, où on pouvait difficilement les apercevoir.
Cette dernière représentation du Ring, Le Crépuscule des Dieux, s’annonçait bien pour moi. Des gens qui arrivaient déjà, les uns venaient me saluer les autres me faire dédicacer la plaquette qu’ils avaient emmenée de chez eux, d’autres m’acheter un exemplaire.
A un moment, il y eut beaucoup de monde autour de la table et je me trouvai vite dépassé. Surtout que j’avais de la monnaie à rendre. J’aurais dû mettre un prix rond ! Mais maintenant, c’était trop tard, je ne pouvais pas changer le prix. Si encore au moins j’avais eu quelqu’un pour m’aider ! Finalement, deux collègues vinrent à passer. C’étaient des collègues avec lesquels je m’entendais bien. Ils étaient plutôt d’idées avancées et crurent d’abord qu’on m’avait forcé à vendre dehors : de ce dont ils étaient estomaqués. Je les rassurai de ce côté, me réservant toutefois de leur parler de la résistance que je rencontrai. Quand ils virent les gens que j’avais, que ceux-ci m’attendaient et que je m’embrouillais avec la monnaie, ils décidèrent de mettre la main à la pâte. La pâte, pour eux, ce fut, sans même me consulter, d’ouvrir les boîtes de carton à côté de moi, de prendre un certain nombre d’exemplaires, chacun avec un peu de monnaie que je leur passai, et de se mettre à vendre, en s’éloignant de moi, disant que la dédicace éventuellement se faisait à la table. Ce fut une quasi organisation qui marchait à souhait. Les cartons furent bientôt vides. Il m’en restait deux à ouvrir dans la voiture. L’un des collègues m’en demanda la clé pour aller les y chercher. Ainsi la vente put continuer jusqu’à ce qu’on entendit retentir la sonnerie. Tout le public ou à peu près était maintenant entré. Les deux collègues, que je remerciai, s’empressèrent de regagner leurs places. Je me retrouvai donc avec les boîtes (dont une n’était pas complètement vide) et la table. Les vides pouvant rester là jusqu’à la fin du spectacle, j’entrai la demi-pleine dans le hall où je la rangeai derrière un pilier. Mais la table, elle, frappée d’interdiction, je me devais de la rapporter à la voiture. Or, elle était garée fort loin sur les quais et je tenais toujours pas à regagner ma place trop tard, sous peine de manquer le Prélude. Alors me vint une idée que je trouvai géniale. Le concierge du théâtre était un homme aimable qu’il m’avait été donné de rencontrer deux ou trois fois ; sa femme aussi était aimable. Je ne doutai pas qu’ils garderaient la table jusqu’à la fin.
Comme elle était légère, je l’amenai chez eux en courant, le plateau collé contre mon ventre, les quatre pieds graciles et effilés, avec chacun leur filet d’or en avant de moi, comme si j’eusse tiré de mes intestins ce petit meuble que je voulais mettre maintenant à l’abri des voleurs. Les vantaux en verre de la porte du concierge étaient fermés. Je dus faire pression sur l’un d’eux avec mes pieds de table. Il n’y avait personne, alors qu’en général quelqu’un était toujours au standard du téléphone. Soudain, la porte de la cuisine de l’appartement du concierge s’ouvrit. Il apparaissait, grand, bien mis de sa personne comme toujours, mais sans le sourire. Il était affolé.
- Ah ! mon cher, surtout n’entrez pas !
Je compris très vite.
- Je vous prie de m’excuser. Je n’y peux rien, monsieur Junca.
Je voulus en avoir le cœur net.
- « On », fis-je, c’est monsieur André Cabourg ?
- Non ! ce n’est pas lui.
Je respirai. Maintenant, j’avais fait mon deuil du Prélude.
- Attendez, me dit-il : je vais téléphoner à la station des autobus à côté. Je les connais.
- D’accord, fis-je
- Allô ! C’est le concierge du théâtre…
J’étais dépanné !
De retour au théâtre, c’est à peine si l’ouvreur, qui avait des ordres stricts, voulut me laisser rejoindre ma chaise. J’étais essoufflé comme si j’avais couru un cent mètres. Il me fallait maintenant entrer dans l’univers de Wagner, en espérant que ces fameuses premières mesures dont je rêvais ne seraient pas entachées par les réminiscences de ma petite odyssée. Alors que le mieux était finalement que j’en rie.
Jamais la musique de Wagner ne m’avait paru plus désirable. Après cette fin de vente mouvementée, elle participait pour moi d’une excitation bien méritée : Guy de Pourtalès n’avait-il pas écrit qu’on devait l’entendre avec tout son corps ? Et c’est donc les réminiscences de la découverte que j’entendis le Prélude et ses fameux deux accords : le premier tranchant, le second plus doux et occupant lentement l’espace jusqu’à des confins où il s’apaise, suivis par le thème ondulatoire du Rhin, qui de mue bientôt en thème d’Erda, la déesse-mère, la déesse originelle. Ce qui, en passant, me rappelait l’extrême rigueur avec laquelle Wagner avait conçu son Ring, poème verbal et symphonique forgé sur l’enclume de Siegfried, aussi bien articulé qu’une philosophie classique enfermée dans ses concepts.
Du coup, sur ce thème d’Erda, force fut bien de subir le premier volet inexorable du Prologue, nous faisant descendre dans la caverne des Nornes, les Parques scandinaves, fille de la déesse-mère. Avec elles, dans « ce royaume des profondeurs et des essences », l’arrêt de mort était prononcé pour tout ce qui se passait sous la clarté du soleil, qui n’était finalement qu’illusion. Sur quoi Wotan ne se montrant plus resterait enfermé silencieusement en son Walhalla.
Avec le second volet du Prologue, nous retrouvions la magnifique ardeur de Siegfried, incarné cette fois par Hans Beirer, à la voix de poitrine large et timbrée, et assurément « le meilleur de la série[2]» Nous retrouvions aussi l’enthousiasme de Brunnehilde, incarnée par Gladys Kuchta, « beau et grand soprano, s'il perd quelquefois de sa vigueur et de son volume, il retrouve, par contre, dans les aigus, une force et une clarté exceptionnelle.[3] » et d’ajouter que la chanteuse a donné à son personnage « une intensité dramatique incomparable, peut-être avec un brin d’emphase, que soulignait le dépouillement de la mise en scène.[4] »
Après ce noir mystère des filandières du destin, je constatai, une fois de plus, combien, par contraste, la musique de Wagner était ici riche de verve rythmique, d’allégresse et de splendides parures orchestrales. Un bonheur édénique étreignait ce couple humain protégé par les flammes.
Siegfried était ici au sommet de ce qu’il pouvait être et atteindre. Personnage mythique par excellence, il possédait l’essence même de ce qui fait la force naturelle : la naïveté puissante, la primauté du sentiment et de l’instinct, l’intrépidité fougueuse. De telles vertus, nées du sol, des plantes et transmises à l’animal, l’avaient mis en harmonie avec le monde, ce qui l’avait qualifié pour vaincre le dragon, reprendre l’Anneau et conquérir la Walkyrie. Ainsi possédait-il tout : courage, trésor magique, amour… Selon la logique de tous les contes, cela signifie « l’absolu ». « Incapable, pour Léon Emery, de grandir, porté à la limite, il ne pouvait plus que persister en un immuable Eden. »
Mais le voilà atteint du désir d’effectuer un voyage au Rhin, et cela tout seul. C’est le Fleuve Sacré que nous avions quelque peu oublié qui entre en scène. Emery nous demande de ne pas voir là une simple localisation géographique, ni dans ce voyage, un simple pèlerinage, mais la marque d’une aspiration profonde vers un lointain qui le ramènerait à des origines qu’il sent bruire en lui. Pour Siegfried qui ne connaît ni sa mère ni son père, retourner, croit-il, de cette façon aux origines est un besoin urgent, malgré tout le bonheur présent éprouvé. Alors que tout le séparait du gnome qui l’a élevé, le Rhin c’est la figure symbolique, lointaine et vague, de la mère mais aussi du père. L’Ouverture de l’Or du Rhin nous a fait assister à l’éclatement de l’Un primordial et, dans un mouvement de procession toutes les formes de la vie en étaient sorties, entraînées par les motifs conducteurs et projetées dans l’espace et le temps en une expérience dite phénoménale. Il faut imaginer maintenant qu’avec Siegfried, figure terminale de cette évolution, un mouvement inverse d’involution aspire à retourner à l’Etre fondateur qui contient tout. Avec lui, à travers lui, le cours des choses semble donner un signal fort que quelque chose doit finir, pour recommencer autrement. Ainsi le veut l’exigence de l’éternelle Roue cosmique.
Ainsi le plus beau rejeton, la plus belle fleur humaine, est-elle désignée pour entamer le processus de cet holocauste : tout en lui est prédestination, « résonance particulière d’un dessin général » et sa geste doit se lire un peu comme celle d’Ulysse, dans un sens allégorique et mystique.
Le sait-il ? Est-il un acteur conscient du drame qui veut que tout doive mourir pour renaître ? Sait-il, à ce moment où il est, qu’il est ainsi désigné par le destin, parce que, possédant l’Anneau (qu’il passe au doigt de Brunnehilde en signe d’engagement avant de la quitter) il participe du mal à sa manière. Non, pas précisément. Siegfried n’est pas Parsifal, baigné, lui, dans une atmosphère chrétienne. Il sent à peine qu’il appartient aux meilleurs d’être les instruments ou les hosties d’«un univers qui travaille » à se régénérer.
Le rideau se levait maintenant sur l’Acte I. Nous sommes transportés chez les rois d’une tribu des bord du Rhin. Car Siegfried, alors qu’il écoutait, fasciné, l’immense et majestueuse voix du Dieu-Fleuve, devait rencontrer ce qui allait devenir pour lui un lieu d’épreuves : ces épreuves sans lesquelles, dans toute initiation, on n’atteint pas les portes d’or de l’explication totale. Il n’a pas jusque-là connu la peur, mais peut-être sent-il ici obscurément qu’il est sur un chemin le conduisant ici à la mort… Tristan lui aussi ressent, à partir d’un moment, l’haleine du gouffre, celle qui le conduira à la mort libératrice et unitive avec Isolde. Dans cette tribu rhénane, Gunther est le roi, Gutrune la sœur du roi, et Hagen, le demi-frère, fils adultérin de cette noire créature qu’est Abbouch, lequel, tapi dans l’ombre, attend, par l’intermédiaire d’Hagen, de récupérer l’Anneau. On comprend tout de suite que le piège est là pour Siegfried. Le héros a quitté le centre enchanteur de son roc protégé de flammes pour l’île de Circé ou la caverne de Calypso. Aussi désormais tout est-il rectiligne. Annoncé par Hagen, lui-même averti par Albérich), Siegfried, qui a amarré son esquif, est reçu en cette cour triomphalement ; et qu’il boive, en signe de bienvenue, une boisson qui n’est autre qu’un philtre d’amour destiné à lui faire oublier sa passion pour Brunnehilde et à le rendre amoureux fou de Gutrune, il n’y aurait là qu’une aventure banale, ressort mille fois utilisé par le théâtre. Il fallait aller plus loin et connaître l’horreur ; il fallait que, victime du philtre et des autres ruses de son entourage, Siegfried devint fou, se comportât en ravisseur barbare et allât, sous le masque de Gunther, enlever sa propre femme sur le roc pour la livrer à ce dernier, non sans avoir récupéré l’Anneau !
Les applaudissements, à la fin de l’acte, furent frénétiques, comme si les spectateurs étaient de plus en plus transportés à mesure qu’ils avançaient dans l’ouvrage.
Il est vrai que Victor Godfrey (baryton) était Gunther, Isabel Staus (soprano) Gutrune et Gerd Niensteat (basse) Hagen. François Vicaire reconnaissait qu’ils étaient « des géants de la voix. »
A l’entracte, une grande table était installée dans le hall vitré du premier. Je reconnaissais là une marque des attentions d’André Cabourg : il avait était décidé qu’on ne devait pas me voir transporter une table pendant le spectacle. Des gens étaient déjà autour, devinant que j’allais arriver et exposer quelques exemplaires, certains espérant seulement une dédicace ou une explication. La table était de nouveau libre, quand je vis venir vers moi André Cabourg. Souriant et aimable comme toujours. Je m’attendais à ce qu’il évoqua l’affaire du concierge, mais il n’en fit rien et je compris alors qu’il n’était pas au courant. Je me gardai bien de l’en informer car j’adoptai alors une tactique qui devait me servir à l’avenir dans tous les théâtres où l’on m’inviterait, non pas certes, pour cette plaquette qui serait vite abandonnée mais pour toutes celles qui allaient m’être donné d’écrire sur Wagner mais aussi sur d’autres compositeurs, et qui consistait à faire semblant de ne pas m’apercevoir de ce qui m’était défavorable.
- Oui, me dit Cabourg à peine m’avait-il salué voire embrassé pour la première fois (car à l’opéra, dès qu’on se connaît, on s’embrasse beaucoup), une certaine personne a cru voir que vous vous étiez fait aider pour la vente au moment de l’entrée.
- Ah ! bon, fis-je en souriant, étonné qu’on ait pu voir là une faute ; ce que Cabourg comprit.
J’expliquai comment les choses s’étaient passées.
- Quant à moi, je me vois là aucun mal, du moment que vous avez été accepté par le théâtre et soutenu par la presse. Ce que j’ai répondu à cette personne. Et puis, il faudra bien qu’elle se fasse à vous !
- Et puis, surtout, fis-je, on est à la fin.
- Est-ce que vous êtes un homme à abandonner une partie que vous venez à peine de commencer. Vous savez : Wagner c’est immense !

Je devais vite retourner au monde de Wotan. Le dieu, dans un premier mouvement de colère, avait condamné sa fille à subir l’esclavage humiliant du premier homme venu passant par là ; mais, dans un second, sa clémence avait atténué la terrible sentence et avait alors voué Brunnehilde au héros qui aurait le courage de traverser les flammes dont il l’avait entourée. Le sort avait paru un moment apporter une heureuse réalisation à cette seconde alternative. Mais le sort cache toujours sa vraie nature et il ne faisait là que différer l’exécution de la première sentence, comme s’il n’avait pas appartenu à Wotan de reprendre sa parole, et Brunnehilde vivait à présent une détresse bien pire que celle envisagée au départ. Elle allait, dans cet Acte II qui commençait toucher le fond de l’angoisse et de la dérision. Ancienne divinité, elle allait connaître le fond de la misère humaine et morale ; et, sans le savoir tout aussitôt participer par ses souffrances à la réception du monde, alors que le Christ, dieu fait homme, connaissait d’emblée sa mission, lui.
Oui : cet Acte II était la page la plus hamlétique de l’œuvre. Des flots de bitume se répandait sur la scène, sans qu’on éprouvât le moindre soulagement. « Dors-tu, Hagen, mon fils ? » C’était Alberich, l’infatigable guetteur, symboliquement le père de toutes les créatures caïnites qui revenait à la charge auprès de son noir rejeton, lui renouvelant sa mission de reprendre l’Anneau. Je me rappelle, comme si c’était hier, des inflexions de la voix de basse de Gustav Neiglinger disant cela : on dirait même que l’œuvre entière s’est agglutinée autour de ces quelques mots, qui en émergent comme un iceberg noir dont l’équivalent pour moi est dans le Nouveau Testament, quand le Christ dit à Judas : « ce que tu vas faire, fais-le vite ! »
Siegfried revient, il retrouve Gutrune. Elle lui demande des détails de son voyage. Il raconte tout : la traversée du feu, sa transformation en Gunther grâce au heaume, la chasteté de la nuit de noce, la traversée du feu en sens inverse, la substitution habile du vrai Günther et sa transformation à lui en Siegfried, en fin son voyage final vers ce palais pour la rejoindre, tandis que le vent pousse Brunnehilde et Gunther sur le Rhin. Prescience féminine de Gutrune, qui a peur de tout cela… Le Heaume, facteur de toutes les transformations, de toutes les lévitations, est bien le transparent symbole de tous ces enchaînements fatidiques : de cet ondoiement, de cette altérité généralisée.
Mais Hagen, l’ordonnateur de la situation, dit voir un bateau au loin, et, montant sur un rocher, en appelle à tous les vassaux pour célébrer ce double mariage. Alors a lieu le Chœur des Vassaux auquel Hagen, heureux pour une fois, apprend les nouvelles. Ce faisant Brunnehilde, les yeux baissés, et Gunther arrivent et ce dernier présente la reine à la foule. Surviennent Siegfried et Gutrune. Brunnehilde découvre alors l’horreur de la situation, en fixant Siegfried, sur un accord frémissant de septième diminué, tandis que la clarinette illustre son émotion, et que retentit déjà, parmi tous les thèmes, celui de la Vengeance. Elle comprend qu’elle a été livrée, muette, esclave, pantelante, à la domination de son nouveau maître. Siegfried lui demande la raison de ce regard. Elle se récrie : comment ? Il lui répond qu’il est l’époux de Gutrune. « tu mens ! » lance-t-elle en chancelant sur un soutien de clarinette. Alors, elle a deux révélations : que l’Anneau est à son doigt et pas à celui de Gunther et donc que Siegfried le lui a arraché par la ruse. Elle le traite d’imposteur, crie à la trahison, en appelle aux dieux et déclare publiquement qu’elle est la véritable épouse de Siegfried et a eu de lui plaisir et amour. Les hommes et les femmes de l’assemblée, troublés, exigent des serments sur une lance et Hagen prête la sienne. Siegfried jure n’avoir pas aimé cette femme et Brunnehilde soutient le contraire et en appelle, maintenant, à la mort du traitre. Dès lors, il est clair que Siegfried n’est plus Siegfried par l’effet du philtre, que sa mémoire a des trous et que cette amnésie a dénaturé, inverti toutes ses vertus, entraîné le désastre du meilleur de sa personnalité, que son visage clair a fait place à un animal érotique gouailleur : il prie Gunther de calmer son épouse, car, en connaisseur de femmes qu’il est, en connaisseur de leurs glapissements, il sait très bien que la rage de celle-ci passera très vite, persuadé qu’elle est heureuse d’avoir été donnée à un Gibichung. Et, sur le thème de l’Appel au mariage, il invite tout le monde aux doubles noces.
Mais la joie, chez Wagner, ne dure jamais longtemps. Restent en scène Hagen et Brunnehilde, et déjà le motif de l’Appel au meurtre, qui illustre le chant de Brunnehilde. Elle se demande à quel monstre elle a eu affaire, quelles runes elle peut invoquer. Hésitante encore entre haine et amour, elle n’a peut-être pas l’idée d’un châtiment total, elle pense plutôt à sa fin. C’est alors que Hagen, s’approchant, va l’aider à sortir du labyrinthe de son cœur en lui proposant de se venger. Désormais tout est accompli : le destin a parlé.
Dans un premier temps, elle invoque l’impossibilité d’attendre le héros, s’attache presque à son invulnérabilité, d’autant qu’elle dit en être en partie l’auteur : magicienne, n’a-t-elle pas béni son corps ? Finalement, elle ne peut qu’elle ne signale à Hagen le seul endroit qu’elle n’ait pas béni : le dos sachant que Siegfried ne se retournait jamais au combat. C’en est fait du héros. Hagen manipule maintenant Gunther, qui arrive, prostré. Lui est attaché à Siegfried malgré tout ; un pacte de sang existe même entre eux. Et puis, que va dire Gunther dont Brunnehilde exige aussi la mort.
Hagen a le mot de la fin, qui réunit Brunnehilde et Gunther : il imagine une chasse au cours de laquelle un sanglier sera censé tuer le héros.
Alors a lieu le fameux trio, dont on dit qu’il évoque la maîtrise de Bach, où Brunnehilde et Gunther souhaitent que le traître à la foi jurée expire, que Wotan, maître des serments, se porte garant de la vengeance, où Hagen jubile de voir mourir le rayonnant héros et joint à sa jubilation celle d’Alberich, son père, qui commandera de nouveau à tous les Nibelungen, le trésor, le Heaume et l’Anneau étant récupérés.
Cependant, le cortège nuptial arrive et les noces vont débuter. La mémoire doit avoir ses lors car ici se déroule un moment de l’œuvre auquel la représentation rouennaise, ce décembre, a donné pour moi un visage définitif, inaltérable, encore que j’ai eu l’occasion depuis de voir la Tétralogie dans nombre de théâtres et en particulier au Festival d’Orange où je fus invité pour une vente dédicace de mes travaux d’alors et pour deux conférences. Oui : je revois avec une exactitude scrupuleuse cette célébration des noces au Théâtre des Arts, en 1969, alors que celle de la ville d’Orange (pour ne parler que d’elle) s’est estompée dans ma mémoire. Il en est de cette Tétralogie que je voyais sur scène pour la première fois comme de celle de Parsifal de Bayreuth en 1958. Elles sont pareilles à des pierres de souvenir que l’érosion du temps n’atteint pas.
Garçons et filles agitent des baguettes ornées de fleurs. On porte Siegfried sur un bouclier, Gutrune dans un fauteuil. Je me demandais si ces valets et servantes conduiraient les animaux des sacrifices ; mais non, le réalisme n’alla pas jusque là. Les cors des hommes retentirent pour l’Appel au mariage. Brunehilde résiste à se laisser conduire aux côtés de Gutrune. Hagen la pousse vers Gunther qui se laisse hisser sur le bouclier.
Le cortège, un moment arrêté, repart. La musique rend compte de l’ambiguïté de l’état d’esprit des principaux acteurs, à l’exception de Siegfried qui a conservé la nature ardente et innocente du jeune fauve qu’il a toujours été ;
Encore une musique apparemment triomphale. Mais comme souvent chez Wagner, c’est là une joie fausse, car aux thèmes de l’Appel au mariage et de Bienvenue de Gutrune, se mêlent bientôt ceux de la Servitude et de la Vengeance, créant d’étranges dissonances d’une puissance et d’une audace incroyables. Ainsi, à la fin de L’Or du Rhin, au triomphe exaltant des dieux gagnant le Walhalla, se mêlait la plainte lointaine et obsédante des Filles du Rhin réclamant leur Or.
Le théâtre était soulevé par l’enthousiasme, les applaudissements avaient déjà la force qu’ils auraient en fin de spectacle. C’est empli de cet enthousiasme partagé que je rejoignis pour la dernière fois ma table. Une joie réelle, une joie point troublée celle-là par quelque bémol, m’y attendait : les présidents des deux principales associations wagnériennes de Paris vinrent m’inviter à leur rendre visite. Peu après André Cabourg venait me convier, lui, à participer au lunch de clôture qui se tiendrait avec les artistes dans le grand hall du théâtre.
Maintenant l’Acte III débutait. J’étais assis depuis le début de la représentation à côté d’un monsieur que je retrouvais avec déplaisir. Il avait une tête étrange agitée d’un tremblement et peut-être était-ce pour maîtriser ce tremblement qu’il mâchonnait sans cesse un chewing-gum, ce qui produisait un bruit agaçant. A l’Acte précédent, je m’étais promis de lui en dire quelque chose, mais il était revenu avec ma plaquette sous le bras et s’était mis à la consulter. Je n’avais pas alors trouvé le courage d’intervenir. Heureusement avec l’Acte III, je fus tout de suite pris par le Prélude, qui débuta comme je revenais de m’asseoir et se joua à rideau fermé, ce qui permit de se concentrer sur la musique.
Un climat agreste, vif, évoquant une chasse, avec des cors se répondant et créant l’effet d’espace, encore que les notes sombres de la Servitude éclatassent à deux reprises. Puis soudain, un thème suave de quiétude, lent et majestueux, qu’on n’avait pas entendu depuis les premiers moments de la Tétralogie. En Fa majeur, escorte du thème de l’Or et de l’Adoration de l’Or. Ainsi le Fleuve-Dieu revenait occuper la scène et nous comprenions qu’il allait traverser les lieux de la chasse organisée.
Mais à la limite on pouvait se demander ici pourquoi ce voisinage, puisque aucun espoir n’était plus envisageable que le héros nous offrait une image autre de celle qu’il nous avait offerte jusque là, une image voire grivoise et gouailleuse, alors que notre émotion se concentrait sur le désir de voir se réaliser au plus vite, non sans quelque soulagement, le dénouement apocalyptique que nous sentions venir avec une lenteur insoutenable. Qu’est-ce que l’attente de la statue du Commandeur auprès de celle que nous allions vivre ?
Tout est d’abord, dans la poignante poésie du chant des Filles, en dépit de leur côté folâtre et sur des mots assonancés évoquant les vagues. Elles ont entendu les cors, flairé la présence du héros et de son Anneau. Récupéré, ce dernier les détournerait d’envier dans leurs ténèbres l’œil étincelant de l’Astre, à titre de consolation et de tenter de séduire alors le jeune chasseur éloigné de sa troupe, et, égaré près de leur rive, en premier toutes ensemble, en second chacune à leur tour, ce qui nous offre un avant-goût de la scène des Filles-Fleurs dans Parsifal. Puis de tenter de le convaincre plus sérieusement, de lui dire l’Anneau, le malheur qu’il y a pour lui à le garder et que les Nornes ont entrevus en tissant la corde des Lois…
Insensé, il ignore les runes, bafoue le bien qu’il aurait dû conserver (Brunehilde), mais n’en savent pas moins maintenant qu’une femme héritera de lui ce jour-même et leur rendra l’Anneau. Luc, plein de forfanterie, dit pouvoir casser cette corde. A la limite, il leur aurait offert l’Anneau, pour le plaisir. Mais puisqu’elles cherchent à l’effrayer, eh bien ! Il le garde.
Et elles s’éloignent, affolées, dans un chant qui s’affaiblit à mesure.
Maintenant, il n’y a plus de place que pour la course à l’abîme, maintenant, il n’y a plus de place que pour « la certitude anticipée » plus insupportable à vivre que le drame que l’on sait attendu et dont on souhaite l’imminence, afin d’en finir une fois pour toutes. Il ne reste plus qu’à faire apparaître au grand jour le motif d’abattre Siegfried, la modalité de sa mort, elle, étant arrêtée. Et, tandis que résonnent les thèmes de la Malédiction, de la Vengeance et de la Servitude, la forfanterie du héros ayant retrouvé la meute des chasseurs, va d’ailleurs servir à ses ennemis. Ne leur narre-t-il pas sa rencontre avec les Filles, le noir présage qu’elles lui ont annoncé et dont il préfère rire ? Une folle extraversion de sa part va pousser les autres à redoubler leurs desseins.
Hagen ironise : il lui demande s’il lui est jamais arrivé de comprendre le langage des volatiles car il a plus ou moins taxé d’oiseaux les Filles du Rhin. C’est autour de Siegfried d’ironiser : il y a déjà longtemps qu’il s’intéresse à autre chose qu’à des volatiles ; aux jeunes femmes par exemples ! Hagen lui demande de raconter ses souvenirs et d’inviter en même temps tout le monde à boire. Mais la coupe qu’il tend au héros est un philtre puissant qui a le pouvoir de le faire renouer avec le passé. Dès lors, tout est dit, narré : Mime, le nain grincheux, le projet de tuer le dragon, la séance de forge, la mort de Fafner, le sang de la bête léché sur sa main, l’oiseau qui le renseigne sur le trésor, le heaume et l’anneau restés dans la grotte et qui lui recommande de tuer Mime. Une coupe de plus et le reste vient : l’oiseau (toujours l’oiseau) qui lui signale l’existence de la femme, des flammes… Puis c’est la vision retrouvée de la traversée du feu, de la femme endormie (sur des vocalises confondantes), du réveil de celle-ci, de leur ardeur… Tandis qu’au même moment deux corbeaux s’envolent au-dessus de lui. On a reconnu les corbeaux de Wotan allant porter au Dieu les dernières nouvelles. Comme si Siegfried se retourne pour les observer, lui qui est censé maintenant être un traître vis-à-vis de Gutrune, est une cible toute prête pour Hagen et la lance s’enfonce dans son dos. Ainsi tombe le meilleur des hommes.
Mon voisin qui jusque là m’était antipathique (il était loin de rappeler la Begum à Bayreuth), se tourna instinctivement vers moi, arrêta de mâchonner et, me regardant dans les yeux, me montra je ne savais pourquoi la plaquette, esquissant le signe de celui qui en a apprécié l’analyse. Ainsi un homme que je croyais mort pour moi, se révéla soudain avoir une vie et je lui fis très vite un mouvement de tête de remerciement.
Mais la mort de Siegfried est une mort éloquente. C’est même une des plus éloquentes de l’opéra. Auréolé par les images tourbillonnantes mais précises de son adolescence héroïque et de l’amour qui l’a couronné, celui qui était le sel de la terre, redevient lui-même. Par sa mort, il va en devenir le rédempteur en un profil d’une certaine manière christique.
Hagen parti, les hommes maintiennent Siegried assis, tandis qu’il évoque Brunehilde, la nomme « sainte fiancée » et la prie d’ouvrir les yeux sur les thèmes du Salut du monde, du Sort et de l’Enthousiasme amoureux. Enfin, les timbales funèbres retentissant, il rend l’âme. Ces secondes épousailles du souvenir paraissant davantage une réactualisation des premières plus que le désir d’accès à une plénitude glorieuse avec la fiancée…
Mon voisin se mit à parler en s’inclinant vers moi « ça y est ! » s’exclama-t-il avec un étrange sourire qui découvrit une dentition irrégulière, mais il ne peut faire que quelqu’un sur sa droite l’entendît et ne le priât de se taire.
Non : ce ne sont pas les « sanglots longs des violons » qu’on entend ici, mais la fameuse Marche funèbre qui, sur les colonnades doriques du rythme, étale sa désespérante solennité. En son ardeur récapitulative de tous les thèmes afférant à la race des Wälsungen, à leur héroïsme, à leur malédiction, elle n’en est pas moins dominée par la scansion et la force d’un thème violent et primitif, d’où résulte une impression d’une unité profonde. Alchimie que seule la musique peut sans doute opérer !
Cependant la nuit est là, la lune s’est levé, le convoi pénètre dans le palais où Gütrune sort de sa chambre, agitée par un rêve : elle a vu hennir le cheval du héros, Brunehilde la réveiller et une femme avancer vers le Rhin. Cette femme, c’était peut-être Brunehilde ? Elle va voir chez celle-ci, elle n’y est pas ! Mais elle entend la voix de Hagen, ses appels rauques : « Hoïko !hoïko ! » Et il lui est alors donné, maintenant, de voir l’incroyable. Le cortège est là, Siegfried mort déposé sur le sol, tué par un sanglier, si elle en croit Hagen. Mais non, elle ne le croit pas, elle crie, s’écroule sur le cadavre, traite Hagen d’assassin. Gunther dénonce Hagen ; alors celui-ci revendique le meurtre, l’Anneau. Gunther aussi le revendique. Hagen en appelle à ses hommes pour juger de son droit. Gunther se récrie, invoque les droits de Gutrune et le traite de fils d’Albe. C’en est trop : ils se battent, Gunther s’effondre. Hagen n’a plus qu’à se précipiter sur le cadavre de Siegfried. Mais la main de Siegfried s’élève, menaçante, sur un terrifiant éclat du motif de l’Epée. Tout le monde est épouvanté.
Mon voisin se retourna à nouveau vers moi. Sa tête se trouvait agitée d’une sorte de tremblement comme il arrive aux personnes âgées. Je ne vis jamais pareil mimétisme à l’opéra : il levai aussi sa main et, le poing fermé, tâchait sans y parvenir de redresser le médium où il avait une large alliance. Mais bien vite je fus heureusement détourné de cette désolante et infantile distraction par l’arrivée de Brunehilde.
Désormais, elle sait ! Sortie de sa chambre, elle s’est dirigée vers le Rhin et a entendu la plainte des Filles. La scène s’organise en un style grandiosement monumental, où Brunehilde convoque, pour un suprême jugement, tous les acteurs du drame. Parvenue « au-delà de l’espoir et de la douleur » elle est soudain envahie par un souffle prophétique, même si elle se garde bien de rugir, tel un personnage de Sénèque. Ce faisant, elle replace toutes choses passées, présentes et futures, en un ordre révélateur. Un chant à six séquences, où le diktat de la nécessité brille d’un éclat qui éclaire et transmue toutes les souffrances. Elle ordonne la réfection d’un bûcher où brûleront Siegfried, Grane, le cheval de celui-ci et elle-même ; fait l’éloge du héros qui, même dans l’erreur, fit montre de fidélité et honora ses serments. Brunehilde, poreuse soudain à la divinité du héros, réalise que les dieux sont responsables, et surtout Wotan, lequel a voué à la malédiction qui le touchait le plus brave et le plus libre de ses enfants ; entendant les corbeaux sacrés au-dessus d’elle, les renvoie au dieu avec le message du jour pour qu’il trouve enfin dans la mort, le repos tant espéré ; fait signe aux hommes de porter le cadavre de Siegfried sur le bûcher, mais retient l’Anneau de la main toujours dressée de Siegfried tandis que les thèmes de l’Anneau et de la Malédiction se muent en celui du Crépuscule des dieux, s’adresse aux Filles qui lui ont prodigué les conseils qui l’ont en quelque sorte rétablie dans sa divinité : mettant l’Anneau à son doigt, elle leur enjoint de le reprendre de ses cendres, avec le souhait que le feu en détruise la malédiction et les flots envahissants du Rhin en rétablissant la forme originelle. Puis se tournant vers le bûcher où se trouve déjà le cadavre de Siegfried, arrache une torche à un homme, la brandit, prie les corbeaux de nouveau là, sur le thème des Traités et dans une tessiture, de tout rapporter à Wotan et de passer ensuite au rocher de Brunehilde où Loge flamboie pour le renvoyer au Walhalla, où le crépuscule des dieux est prêt ; cependant qu’elle lance la torche dans le bois qui s’enflamme et que les corbeaux s’envolent. Enfin, apercevant Grane, elle va vers lui, lui ôte la bride, lui parle en le flattant, tandis que résonne le rythme de la Chevauchée, le salue, l’avertit de son sort, et, sur le thème maintenant de la Rédemption par l’Amour qui était déjà apparu dans la Walkyrie lors de chant de reconnaissance de Sieglinde, demande à la bête de ressentir déjà le feu dans son sein, avoue être elle-même déjà étreinte par Siegfried, quand, sur son ancien cri de Walkyrie, elle convie Grane de saluer le héros, le fait à son tour à elle, en femme heureuse, et la bête pénètrent dans le foyer. Le motif de la Rédemption envahit alors la scène.
Les hommes et les femmes se pressent pour voir. Les flammes s’élèvent, puis d’épaisses fumées les remplacent. Après le feu, l’eau : le Rhin monte, envahit le brasier. Le thème de la Malédiction résonne une dernière fois, mais brisé, inachevé… Sur les vagues, on voit les Filles. Hagen, qui a écouté, observé Brunehilde dans la stupeur, est effrayé. Les paroles de son père Alberich le hantent. Fou de rage, il se précipite dans le brasier, criant : « Ne touchez pas à l’Anneau ! » Mais deux des filles l’enlacent, cependant que la troisième le tire à elle et il disparaît dans les flots tandis qu’elle exhibe l’Or.
Dans le lointain, une rougeur apparaît, le Rhin s’est retiré. La rougeur s’amplifie, s’étend et l’on distingue la grande salle du Walhalla, où les dieux et les héros, assis le long des murs, attendent la fin.
Solennel, le motif du Walhalla résonne une ultime fois sur les tubas et à la trompette basse, suivi du motif ascendant-descendant le la Puissance et du Déclin des dieux, sur les harmonies des Adieux à Wotan à la fin de la Walkyrie Et les violons, le altos, la harpe dessinent les mouvements ondulatoires de l’eau et que les hautbois, les clarinettes et, plus tard, le cor anglais et la troisième flûte rappellent les souples évolutions des nageuses…
C’est alors qu’après un rappel du motif de Siegfried, surgit aux premiers et seconds violons, que soutiennent deux flûtes, le thème final, déjà entendu à la fin du Chant de Brunehilde, mais ici porté à un comble : celui de la Rédemption par l’amour. C’est une phase éthérée, confondante de douceur qui prend toute sa force en ce contexte.
La Puissance des dieux retentit, s’effondrant en traits de basse précipités sur une dernière sonnerie de Siegfried : le Walhalla s’écroule… Quelque part plane le thème si doux de la Rédemption.
Le rideau se referma. Le théâtre était en ébullition. Tout le monde ou presque debout, applaudissant jusqu’à l’endolorissement de la paume des mains, criant, hurlant et certains persuadés dans leur transport que ce qu’ils venaient d’entendre dans cette matinée avait atteint à un comble, comme on aurait pu en entendre un semblable seulement dans les plus grands opéras du monde voire à Bayreuth. Moi-même, plus passionné que vraiment connaisseur, comme je l’ai dit, plus enthousiaste que vraiment spécialiste des voix, je ma laissai aller à ce même délire. C’était la première fois que j’entendais sur scène toute la Tétralogie, porté par une écoute de l’écoute de l’ouvrage non accompagné de studieuses, de rigoureuses analyses du texte, de volonté systématique de cerner l’apparition et le retour des thèmes ; et cette écoute, qui venait couronner de grands efforts, fit autant sur moi à elle-seule que toutes celles que j’avais entendues chez mon ami Orange, puis, ces derniers temps, chez moi, pour préparer la rédaction de la plaquette. Emery me disait toujours que l’excès d’analyse nuit à la réception des œuvres. Il y avait, selon lui, une limite après laquelle il fallait retrouver la fraîcheur des premières émotions de la jeunesse découvrant le monde.
Je n’exagèrerai pas en disant qu’il y eut au moins un quart d’heure d’applaudissements, de trépignements, de manifestations vocales de toutes sortes, ce qui, pour les Rouennais qu’on disait froids, était une performance. Ce jour-là, le théâtre acquit une réputation qui le plaçait comme la plus grande scène peut-être après Paris et cette réputation allait se perpétuer.
Comme je quittai la salle, empli d’émotion, éberlué qu’un homme à lui tout seul, malgré ses manques, son incroyable égoïsme, ses dérives idéologiques parmi les plus graves de son siècle et annonçant, hélas, celles du suivant, ait pu mener à bien une telle œuvre, où texte, musique, sens du grandiose, voire du pathos, mais aussi sens de l’infiniment petit sur le plan musical, sens de la scène, du théâtre enfin, convergent en un tout ayant la richesse et la rigueur d’un système philosophique classique, j’entendis quelqu’un crier derrière-moi :
- Monsieur Junca ! Je suis un ami de monsieur Orange !
Je me retournai : ce n’était ni plus ni moins que mon voisin de salle. Il disait avoir appris, il y avait deux ou trois jours seulement que nous avions cet ami commun. Certes, il ne le fréquentait guère depuis longtemps (« Que voulez-vous, avec l’âge, même les relations s’usent. ») Mais sachant qu’il fréquentait toujours l’opéra, Orange lui avait téléphoné pour lui parler de moi et le destin ironique nous avait placé côte à côte !
L’homme ? Une vraie apparition dont je ne doutais pas. Ne l’avais-je pas vu jusque-là toujours assis ? Par contraste, j’évoquai la Bégum qui avait été ma voisine à Bayreuth. Oui : une défroque humaine, avec tout juste ce qu’il faut de chair et d’os pour constituer l’idéogramme d’un homme. Long, cassé en deux, s’appuyant sur une canne que la maladie de Parkinson agitait perpétuellement. Aussi, croyait-on que la mort était toujours à même de lui sauter dessus, mais que l’agitation de la canne était une manière de dire, de façon un peu triviale, à l’intruse : « Pour le moment, fous le camp ! » Seuls, le regard et la voix étaient demeurés intensément vivants, comme des phénomènes ultimes d’un intellect toujours en éveil. Il avait assurément toute sa tête. Derrière son dos, quelqu’un s’approcha et dit :
-Monsieur ! Vous avez laissé tomber la plaquette ! Il éprouva à la récupérer un immense contentement et remercia la personne ;
- Dites-moi, monsieur Junca, sans vouloir trop vous accaparer, car je ne doute pas que vous avez beaucoup de gens à voir, j’étais invité au pot de clôture de l’événement qui avait lieu dans la salle réservée au bar, en présence des chanteurs, du chef, du metteur en scène, de quelques choristes et des personnalités locales, dites-moi donc : qui est-ce qui meurt finalement dans toute cette affaire ?
J’étais intéressé par cette question immense, que ma plaquette avait évoquée et j’éprouvai certaine impatience d’avoir à y répondre, vu qu’on m’avait permis d’assister au pot de clôture, où je comptais faire connaissance avec certaines personnes. Mais bien vite, je me reprochai mon impatience : j’avais à me consacrer en premier à ce monsieur, ne serait-ce que pour être fidèle, à travers lui, à mon vieil ami Orange, auquel je devais en partie, sinon en totalité, d’être ici. Aussi décidai-je de ne pas me soustraire à ce moment de pédagogie, de ne pas l’esquiver, d’y consacrer tout le temps qu’il faudrait. Jamais je ne ressentis comme alors tout le tranchant d’un devoir. J’avisai deux chaises dans le hall déjà presque vide. Assis, l’homme sembla retrouver soudain une vie incroyable, ce qui se manifesta part un large sourire laissant voir d’impeccables appareils dentaires d’un blanc éclatant et d’une parfaite régularité.
-Oui, pour tout vous dire monsieur Junca, je m’appelle Jean-Paul Coste. J’étais de la même promotion que votre ami Orange. A propos du Ring, vous avez écrit dans votre plaquette qu’il s’agit d’une fin révolutionnaire. Qu’entendez-vous par là ? Mais peut-être ai-je mal lu ?
- Pas du tout. Cette fin a tout pour l’être, ne serait-ce que par ce qu’elle a été pensée pour la première fois, en pleine révolution de 48. Wagner, alors, était le défenseur de la révolution. Je ne suis certes pas un historien spécialiste de cette période, mais je sais que Wagner était l’auteur d’un fameux discours où les rois, disait-il, devaient compter avec l’état d’un peuple libre : ce qui était, proprement, réclamer l’institution de monarchies constitutionnelles.
Je simplifie ici beaucoup le détail des avatars de cette fin, par suite des différentes versions du texte de la Tétralogie et des influences que Wagner a subies, en particulier celle de Schopenhauer. Les dieux, si vous voulez, qui sont « les rois » dans notre affaire, en viennent d’abord, du fait de leur faute, à envisager leur fin, et Brunehilde les invite à vivre dans la joie de la rédemption, en offrant leur mort au lieu de la subir. Puis on voit que ceux-ci (La Walkyrie étant alors écrite, puisque la composition, comme vous le savez, s’est faite selon une marche en crabe, qu’elle est allée de la fin vers les commencements) finissent par venir d’eux-mêmes à aspirer intensément à leur mort, par une sorte de renonciation. Mais 1852, si je ne m’abuse, voit encore des remaniements. Les corbeaux de Wotan s’envolant, Brunehilde prononce deux strophes nouvelles où elle dégage le sens sacré de la mort des dieux. Elle dit (en substance) qu’on passe à présent su règne des dieux qui est, mystiquement, celui des fastes divins, de l’or, des traités honteux et de la morale hypocrite recouvrant tout cela, au règne « du monde sans maîtres ». Entendons au règne de l’Homme, règne par excellence de l’Amour et des rapports transparents.
Quant aux dieux, ils reçoivent à présent, par la grâce de Brunehilde, la mort à laquelle ils aspirent depuis longtemps. Du moins, Wotan, leur chef. Ce dernier, de ce fait, s’élève à une grandeur tragique : grandeur de l’être qui veut ce que la nécessité lui impose.
-Cela, c’est vraiment stoïciens ! fit Coste.
-A un moment, cela a même failli devenir bouddhiste, toujours du fait de Schopenhauer. Le monde étant une illusion, et le désir nous rivant à ce dernier en engendrant la souffrance, alors que l’être aspire fondamentalement à la délivrance, la négation de la vie et donc du mal, est à l’ordre du jour. Et Wagner en vient à cette idée que ce n’est pas un moment du monde qui a besoin de restauration, que ce ne sont pas seulement « les rois », si vous voulez, qui sont à revoir avec leurs pouvoirs, mais le monde dans son ensemble ; et il esquisse en 1856 un drame bouddhiste : Les Vainqueurs. A quoi je dois ajouter que ses sentiments à cette époque, pour Mathilde Wesendonck, se colorent aussi d’une teinte schopenhauerienne : leur amour les conduit à rêver ensemble de l’entrée dans quelque Nirvana… A dire vrai, cela n’est pas très schopenhauerien, cela ressemble même à un contresens de la doctrine du philosophe, l’amour-passion, pour ce dernier, n’ayant pas ce pouvoir, comme appartenant au désir de vie ! Le résultat pour Wagner, est que la musique de Wotan à quoi il travaille alors, est emplie de ce mysticisme. Le texte de Brunehilde, voire, est encore modifié : l’avenir du monde ordonné à l’amour, ordonné à l’amour, est remplacé par un propos où Brunehilde dit être heureuse d’échapper à l’univers, au Walhalla, de quitter le « domaine du désir », de fuir l’illusion et d’être délivrée de la réincarnation.
- C’est donc, de sa part, le souhait de la fin d’un certain monde.
- Tout à fait ! et la princesse Wittgenstein et le roi Louis II de Bavière poussent ardemment Wagner à mettre ce texte en musique. Mais Wagner se reprend. Il est trop profond, trop rigoureux pour se laisser aller ici à cette insinuation du moment car ce qu’il a composé jusque-là, s’inscrit, dès le départ, dans un tout autre état d’esprit. Dans la foulée du grand mythe scandinave qui est un mythe de création du monde, de chute et de régénération… Mythe lointain de l’Edda, mythe pessimiste sans doute, mais aussi mythe du renouvellement de l’univers à la fin, à l’occasion d’un Ragnaröck où, après un effondrement universel, nature et homme sont à la fois restaurés et exhaussés à un niveau bien supérieur. C’est pourquoi « la douceur » et « l’élan suprême » poussant Brunehilde au bûcher ne sont pas « communicatifs » ou, si vous voulez, le renoncement d’un Tristan et d’une Iseult ne sont pas non plus de mise ici. Au centre du monde déchu de la Tétralogie, il y a les héros solaires de la rédemption : Sigmund, mais surtout Siegfried… La souffrance, la violence, le mal, s’y trouvent aussi sans doute, mais en tant qu’éléments tragiques, non pas définitifs. Aussi Wagner supprime-t-il ce propos bouddhiste de la bouche de Brunehilde, cet élan suprême poussant l’héroïne au bûcher, comme le signe par trop évident d’un souhait d’extinction du monde. Sans mettre en place pour autant quelque chose de plus net, touchant la régénération de l’univers : ce qui gêne certains.
- Ah ! fit mon interlocuteur, ce que vous me dites est bien éclairant ! Orange a bien de la chance de vous avoir comme compagnon d’écoute au cours de ses auditions musicales !
Je songeai, non sans quelque humour, que moi, relativement jeune, j’étais en train de faire la leçon à un vieil homme et que c’était là le pendant, somme toute, de celle que m’avait faite Emery à Bayreuth lors des représentations de Parsifal.
-Mais alors, reprit Jean-Paul Coste, tandis que le temps s’écoulait, que les éclats de voix de la manifestation de clôture tout à côté m’atteignaient, non sans redoubler en moi une certaine impatience d’en finir, qu’en est-il précisément pour vous de cette fin ?
-Au moment où l’orchestre du Crépuscule se déchaîne dans la force d’une ultime résolution, fis-je, le Rhin envahit la scène, portant ses filles sur ses vagues, celles-ci reprenant l’or qui leur a été arraché. Comment dire plus clairement que la fin est un recommencement ? Que l’œuvre se présente sous la forme d’un cercle, comparable à celui de l’Anneau tiré du bloc initial ? Certes, le Frêne du monde et la Source du monde, profanés par Wotan, gages de la maintenance heureuse de l’humanité, se sont desséchés ; et c’est d’ailleurs la porte de ce verrou de sécurité qui a permis le vol de l’Or, et qu’une violence secondaire, dirai-je, s’en est suivie, qui s’est ajoutée à la violence fondamentale inhérente au monde, sorti de l’Un infini et livré à la dualité… Mais le retour de l’Or du Rhin rachète le monde. Le point zéro à partir de quoi tout peut recommencer est de nouveau reconstitué, après que l’Anneau aie parcouru son cercle fatidique. Ainsi a-t-on remonté le temps. (Dans le mythe, le temps est toujours réversible)
-Tous ces points de vue m’intéresse beaucoup. Moi-même, vieux franc-maçon, j’ai beaucoup réfléchi sur les symboles. La circularité dont vous parlez m’interpelle moins que ce retour de l’or en son emplacement originel. Vous parlez très bien de ce mode d’association Eau : Or rayonnant (C’est-à-dire condensation du Feu), comme gage de maintenance heureuse du monde. Mais alors, il s’agirait d’une manifestation du Centre du monde, tel qu’en parle par exemple Mircea Eliade ? Avez-vous déjà songé à cela ?
J’étais à présent émerveillé par cet homme à qui je trouvai un sens aigu de l’intelligence des mythes. Je commençai à comprendre que la relation jeune pédagogue et vieil homme demeuré élève était sérieusement à revoir dans notre cas. Je compris que ma place était bien ici, dans ce hall, en compagnie de ce vieil homme, plus qu’à côté, où mon propos finalement, il faut l’avouer, était de m’intégrer un peu plus au monde de l’opéra. Une fois de plus, j’avais le sentiment que le destin me faisait signe et que je ne devais pas lui résister.
-Oui Monsieur, fit-il, je n’ai peut-être pas l’air comme ça, mais j’ai peut-être moi aussi des choses à vous dire. Des choses qui vous amèneraient peut-être à approfondir, dans le futur, vos réflexions wagnériennes. Mais poursuivez, même si je suis un peu gêné de vous retenir beaucoup : je vois déjà s’éloigner des participants à la collation de clôture de cette soirée.
-Oui : contrairement à l’Edda, il n’y a pas ici d’embrasement cosmique, de vrai Ragnaiork : il y a celui de l’embrasement des dieux, comme vous le savez. Ils brûlent, alors que tout reste en place. Aussi, grâce à cela, n’a-t-on pas fait un tour pour rien. Un espace de liberté est apparu. Il vient de ce que l’homme est désormais face à lui-même, sans les dieux. Ce règne de l’homme, Siegfried l’avait finalement préparé par son ignorance totale du lointain des dieux, par le fait qu’il a forgé lui-même son épée et surtout brisé la lance de cet inconnu de lui : Wotan. Il a ainsi accédé au rang de héros fondateur, au sens mythique du terme. Même si Brunehilde et lui l’ont payé de leurs malheurs.
Les dieux morts, le règne de l’amour et des rapports transparents est devenu possible, après celui de la haine et de l’opacité ; D’où la phrase musicale finale de Wagner, la Rédemption de l’Amour. J’ose avancer que, si l’idée n’est pas plus explicite, plus développée, si cette fin laisse certains sur leur faim, c’est sans doute que le monde étant libre à la fin du cycle, l’avenir n’est pas tracé d’avance, même s’il est envisageable. D’autant qu’Alberich, lui, a survécu au drame, comme la preuve que rien n’est absolument acquis.
-Vous défendez bien votre point de vue. Je ne suis pas, personnellement, assez connaisseur pour vous rien contester. Mais, alors, nous sommes vraiment dans le « pur humain » et lui seul ?
-A la limite, non. Il reste que l’espace ne peut être complètement profane, ni le temps, même s’ils échappent aux dieux. Il demeure en effet, selon moi, le sacré. Ce sacré d’où les dieux eux-mêmes avaient émané.
-Que voulez-vous dire ?
-Certes, le Frêne du monde est flétri, la Source du monde tarie. Le bois de l’arbre a nourri l’incendie du Walhalla ; Mais, ce que vous avez appelé vous-même le Centre du Monde subsiste. Il rayonne à présent que l’Or est revenu au Rhin et les Filles qui invoquaient le père, le Soleil, peuvent invoquer la Mère aussi. La mère, c’est Erda, la déesse-terre, qui subsiste aussi -dont le thème musical est en partie celui du fleuve. Sortie de terre jusqu’au tronc, à la fois conscience et pleine de torpeur, elle a annoncé la fin des dieux, maintenu Siegfried dans une étroite intimité avec la nature, fait de lui le frère de l’ours, l’heureux vainqueur de la bête, le décrypteur du chant de l’oiseau ; elle a enfin, Wotan défait, contribué à tirer Brunehilde du lointain des dieux vers le présent de Siegfried -c’est-à-dire de l’Homme. Les dieux étant morts d’avoir détourné et dénaturé à leur profit les forces telluriques qu’elle incarne, Siegfried et Brunehilde ont été au contraire portés, favorisés par elles -ainsi que Sieglinde et Sigmund avant eux. De plus, dans l’ouverture de l’Or du Rhin, je l’imagine comme la grande pondeuse de l’œuf Primordial (illustré par les premières mesures), d’où tout est apparu successivement…
Comment imaginer dès lors qu’elle ne survive pas aux dieux condamnés ? Qu’elle ne demeure pas en tant de l’éternelle nature ? Du moment que cette dernière n’est pas retourné an Non-Etre ! Les Nornes, comptables du Temps, sont même rentrées en elle !
-Je vous arrête en passant. Vous venez de parler de Non-Etre. Qu’est-ce que cela évoque pour vous ?
-Rien ! ici. Je vous ai déjà dit que l’infini de l’indétermination du Nirvana n’était pas de mise dans notre contexte. D’ailleurs, mon maître et ami, Léon Emery, va jusqu’à dire (je cite en substance) que l’esprit humain et à plus forte raison l’imagination d’un poète sont incapables de se représenter le néant « puisque toute représentation devient positive par elle-même. » Sans quoi, on serait en plein nihilisme.
Des extraits de l’Edda, que l’on m’a fait tenir dernièrement,, disent que le monde détruit à la fin laisse apparaître une autre nature, d’autres dieux, une autre humanité. Parmi les dieux est un nommé Vidar le silencieux, pénétré des mystères muets et sacrés de la nature, incarnation, face aux richesses et aux gloires éphémères des hommes, de la puissance et de la splendeur des forces telluriques. Je verrais volontiers, pour le moment, en Erda (car j’ai à me plonger dans un avenir proche dans cette geste scandinave dont j’irai consulter les textes -dans une traduction d’un nommé Wagner justement- à la Bibliothèque Nordique) un écho de ce Vidar le Silencieux.
-Tout cela est passionnant, cher ami. Mais, dites-moi, comment voyez-vous ce règne à venir de l’Homme ?
Je me sentais un peu à bout. Le vieux Coste, lui, était tout animé par une vie nouvelle. Je ne voyais plus sa canne s’agiter dans sa main. Il était momentanément guéri. J’étais tellement impressionné par cette catharsis que je retrouvai quelque entrain pédagogique et que je tachais d’évacuer pour le mieux les invites alléchantes de la réunion d’à côté dont je percevais maintenant des rumeurs amplifiés -les participants se laissant aller à eux-mêmes, sans doute par l’effet des boissons.
-Pour faire bref, lui dis-je, d’une voix malgré tout impatientée (mais le pauvre accroché à mon discours s’en apercevait-il ?) les dieux, voyez-vous, qui avait bâti leur règne sur la base de la loi représentée par Wotan, ordre masculin s’il en est tout nourri d’intentions morales, n’en ont pas moins glissé vers le mal. La société se transforme en un système rigide, vaguement théocratique et libéral chez les dieux, complètement totalitaire et technocratique chez les nains…
Coste faisait des hochements de tête approbateurs, avec une pointe évidente de remerciements à mon endroit pour toute cette lumière que je lui apportais.
-Ainsi, continuai-je, tout a été ravalé à l’état de moyens : l’espace à un champ d’opération, le temps au seul support d’un projet, la nature à un réservoir d’objets. L’utilitaire est roi désormais. L’or n’est plus qu’un métal, l’homme qu’un numéro. La femme elle-même est détournée de sa positivité…
Comme je développais tout cela, je me rendais curieusement compte que je mettais à jour ma pensée sur le Ring, plus avant que je ne l’avais fait dans la plaquette et que j’étais invité à donner forme à des analyses plus approfondies et donc à un développement important de mon travail. En somme, que j’aurais à reprendre en des ouvrages distinct le Prologue et les différentes journées, et ce à l’occasion d’éventuelles représentations dont je savais qu’elles porteraient seulement sur telle ou telle partie de l’Anneau. Je prévoyais que tout cela s’étalerait automatiquement sur plusieurs années. Je ne prévoyais cependant pas, alors, que ces plaquettes iraient en s’épaississant et feraient l’objet de remaniements incessants -attendu que je poursuivrais parallèlement mes réflexions sur le mythe en général (et là-dessus la littérature est abondante) et sur l’histoire des religions primitives, celle des anciens Scandinaves au premier chef, et que les livres de Mircea Eliade me dirigeraient finalement vers la Bibliothèque nordique de Paris, où je devais lire in extenso les traductions françaises de Snorri Turlasson, mais encore celles des Eddas, traduites, elles, justement, par un nommé Wagner ! Ouvrages qui, à l’époque, étaient difficilement trouvables, voire introuvables en librairie. A tout cela devaient s’ajouter, bien entendu, la lecture complète de la Chanson des Nibelungen, dont je ne connaissais en 69 que quelques extraits, puis une plus grande connaissance des écrits du compositeur, du moins les plus connus, afin que celle des quelques biographies devenues célèbres de ce dernier. Mais, ce que je prévoyais déjà avec force, c’est que l’originalité de ce futur travail tiendrait surtout dans l’approfondissement d’une explication plutôt traditionnelle (et donc basée sur le sacré) de tout le Ring, et qu’elles s’opposerait par-là à tout ce qu’on tenterait pour moderniser l’approche de Wagner, tant au niveau de l’interprétation que des mises en scène, et que ce serait sans doute mon destin que d’être ici décalé, par rapport à toute une époque en pleine effervescence intellectuelle. Ainsi, en plein mitterrandisme, alors que les passions se déchaîneraient au sujet de Lacan ou de Lévi-Strauss, je serai, moi, à réfléchir sur la petite place de Saint-Austinde de mon petit village nogarolien, en plein mois d’août, sur la manière la plus élaborée possible de concevoir la fin du Crépuscule des Dieux, afin d’échapper à la réitération bête et simpliste d’un retour cyclique au point de départ…
Par contre, ce que je ne prévoyais pas du tout, alors, c’est que je viendrais à m’occuper d’autres opéras que ceux de Wagner. N’étant pas musicologue, je pensais que ceux-là (en raison de l’attraction qu’ils avaient sur moi) constitueraient une exception. Déjà, je m’interdisais de tenter quelque analyse que ce soit d’un morceau purement symphonique ; ici les mises en garde de mon mentor Fern and Ferré, fonctionnait :à savoir qu’on ne parle bien que ce qu’on connaît ; mais je m’interdisais aussi de ce fait l’analyse des œuvres de Bellini, de Mozart, de Strauss. Or, je ne savais pas qu’il allait se passer ceci, à Rouen et ailleurs : que compte-tenu du succès de mes plaquettes wagnériennes, des lecteurs n’auraient de cesse que de me pousser à écrire sur d’autres compositeurs que Wagner ; et que j’aurais beau leur découvrir mes limites en la matière (que j’étais surtout un autodidacte et un esprit littéraire et philosophique plus que musical), ils ne démordraient pas de leur invitation à ce que je satisfasse certaine attente ; et que je me retrouverais donc à travailler presque tous les grands compositeurs joués, et, qu’enfin, par un comble de contradiction, je m’éloignerais, en leur faveur, de mon parti-pris traditionnaliste réservé à Wagner, par des commentaires qui se réfèreraient à la linguistique ou à la psychanalyse ou au structuralisme, au point de déconcerter plusieurs…
-Oui, pour conclure tout à fait, dis-je cette fois à mon interlocuteur d’un soir dont la jubilation soulevait tout le corps, les dieux disparus dans les flammes et l’Or retourné au Rhin, je vois ici s’établir le règne sans partage de la Grande Mère, d’Erda. Elle qui a annoncé le déclin des dieux, est toujours là sous terre, bien vivante après ses prédictions. Avec elle (les Filles du Rhin entonnant l’hymne final au rayonnement retrouvé) reparaît l’or sous le métal, la chose sous l’objet, l’être sous le numéro. On a atteint la tension la plus haute de l’existence, la plus authentique. A l’extériorité délirante du monde des dieux, va suivre un monde accédant, lui, à un niveau supérieur du sacré. Un monde recréé par la puissance de la pensée, préparant la voie à l’Amour vrai, par-delà celle des traités abjects et de l’ambition. Sont-ce les valeurs masculines d’une nouvelle loi, tempérées par les valeurs du féminin ?
On assiste, selon moi, continuai-je, à un rite de renouvellement du monde, dans la lignée de celui apparu dans l’Edda après le Ragnarök.
La vie, parfois, se charge d’être signifiante. Comme je surfais à hauteurs, je vis soudain sortir du bar du théâtre les premiers partants. Et qui ai-je reconnu ? Le couple Rambert ! ils se tenaient déjà par le bras, soudés, collés l’un à l’autre. Têtes baissées, pressés, ils avançaient comme si quelqu’un leur avait dit qu’il les attendrait à certaine heure. Rejoignant à cet instant l’image mythique d’eux-mêmes : celle d’un couple indissoluble et impérial, au service de quelque idéal qui les envelopperait comme une chape de plomb et qu’on sentait être celui d’une société cadenassée par le respect des lois les plus rigoureuses, des contrats les plus stricts, des privilèges les plus reconnus, avec, pour prime, l’étouffement de toute spontanéité, de toute initiative personnelle telle la mienne. Et songeant à cet homme, pourtant ministre de la culture de notre ville, me revenait cette idée que Nietzsche disant qu’à la limite une société vraiment libre devait permettre à ce que chacun pût éventuellement porter un fusil sur l’épaule. Oh ! que non ! les Rambert ne partageaient pas cette idée : « Vous comprenez, disait madame Rambert, vendre ses propres œuvres dans un endroit public ! Pourquoi ne pas y vendre aussi ses propres sandwiches ? » Ils voulaient conserver entre eux et moi ce traité d’hostilité qui ferait de nous des ennemis jurés. Sans doute la vie pour eux avait-elle plus de piquant ainsi.
Quelqu’un qui les attendait à l’extérieur vint à leur rencontre. Et qui ai-je alors reconnu ? Une jeune femme que j’avais tenu dans mes bras au moins lors de trois danses lors d’un bal à la Halle aux Toiles et que j’avais chaque fois reconduite auprès de ce que j’imaginais être ses parents. C’était un grand bal. Je faisais alors partie d’un club de danse de la ville qui avait ses entrées dans les réunions festives les plus officielles. Mes amis Merch et tous les autres du même club étions convenus d’aller volontiers à ce bal. Nous étions tous réunis autour d’une grande table dressée spécialement pour nous. Quand à la troisième ou à la quatrième fois, je ne me rappelle plus très bien, j’eus reconduit la jeune femme auprès de ses parents toujours impassibles, madame Merch se leva et, venant se pencher sur mon épaule me dit avec un sourire amusé : « Dites, Jacques, je me permets de vous féliciter ! Vous faites danser la fille des notables les plus connus de Rouen après le maire ! » Et, avec un petit sourire maintenant malin : « Il va falloir que vous montiez en grade pour vous faire admettre ! » Alors quelque chose se déchira en moi à cette remarque. Je suis sûr que madame Merch n’avait pas été sans me donner le nom du notable mais j’avoue que je ne cherchai pas alors à l’engranger dans ma mémoire. La jeune femme avait pris plaisir à danser avec moi. Elle était souple ; j’étais plutôt bon danseur, assez créatif même dans les pas et elle me suivait avec aisance. On n’était pas sans nous regarder. De plus, nous nous entretenions de choses et d’autres, sans que cela troublât notre rythme.
Mais, quand madame Merch m’eut dévoilé l’identité de la danseuse, me vint la crainte de m’engager trop loin avec elle et il se passa un temps énorme, sans que j’allasse l’inviter. Personne d’autre d’ailleurs ne l’avait tenté jusqu’à moi (peut-être avait-on éprouvé de la timidité à le faire, connaissant l’importance un peu imbue des parents) et on ne l’invitait pas plus maintenant que je restais sur ma réserve. On aurait dit qu’un grand vide s’installait autour d’elle : on la voyait seule jeune femme assise, alors que les autres dansaient. A moins que certains la croyaient prise par moi. Finalement, impatientée sans doute par cette situation, au bout de je ne sais combien de danses, elle se leva brusquement, parla à ses parents et ils partirent tous les trois. « Ah !me dit alors monsieur Mersch d’un ton rieur, c’est dommage Jacques, vous l’avez laissée partir. » Et, sur un ton à présent plus grave : « C’était peut-être là votre avenir ! » J’éprouvais en effet un sentiment d’inachevé qui me mettait mal à l’aise, mais dont je préfèrerais de ne pas tenter l’analyse : elle aurait soulevé trop de choses en moi !
Et voilà que dans ce théâtre elle réapparaissait ! Voilà que quelque chose qui m’était complètement parti de la mémoire, qui serait peut-être tombé dans le trou profond de l’oubli, me revenait à l’esprit avec une netteté incroyable, au point que je voyais nettement les Merch assis à côté de moi, l’éloignement exact du trio par rapport à notre place, et, chose encore plus incroyable, que je croyais retrouver dans la personne du père, assis solennellement sur son siège, la silhouette, le maintien, le visage de celui que j’avais cru connaître pour la première fois en venant au théâtre ! Pour des mystères de la mémoire, c’en étaient ! Un souvenir sorti des limbes, auquel je n’aurais attaché aucune importance s’il avait eu l’heur de me revenir autrement en mémoire, s’incrustait maintenant avec force dans mon présent, qu’il éclairait d’un jour nouveau. Les époux Rambert étaient donc ses parents à elle ! Tout me paraissait devoir être reconsidéré. J’étais abasourdi. Coste qui s’apercevait de mon trouble, avait retrouvé son allure de vieillard agité ; il me demanda ce qui se passait.
-Non ! lui dis-je, comme nous nous levions tous deux de nos chaises à présent, ce n’est rien !
Mais moi : « Et si je me trompais dans toute cette histoire ? Si j’avais fantasmé touchant cette rencontre ? Si cette jeune femme n’avait accordé à cette dernière la moindre importance ? Si elle avait même presque oublié cette soirée dans le flux de ses événements personnels ? Au point qu’elle me remettait à peine ? »
Comme le trio disparaissait au loin, j’en vins à préférer voir les choses ainsi.
Monsieur Coste, lui, me quitta sur ce en me remerciant et en me témoignant de grandes marques de considération. J’étais gêné par ces dernières ; je ne croyais pas devoir les mériter. D’ailleurs, il en sera toujours ainsi à l’avenir, chaque fois que je recevrai ce genre de marques. Il me semblera toujours qu’elles s’adresseront à un savoir vite emprunté, vite assimilé, vite oublié et qui, finalement, ne m’appartenant pas vraiment, ne méritera pas qu’on m’en félicitât. Monsieur Coste revint ensuite sur ses pas, qu’il allait écrire longuement aux Orange à qui il voulait parler de notre rencontre. Puis il s’en alla définitivement cette fois-ci.
-Ah ! Vous enfin ! me fit André Cabourg en m’apercevant. On ne vous attendait plus !
[1] « Der Ring des Nibelungen » en français: « L’Anneau du Nibelung » est composé de « l’Or du Rhin », de « la Walkyrie », de « Siegfried » et du « Crépuscule des dieux ».
[2] Cit. François Vicaire
[3] idem
[4] idem

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