lundi 10 septembre 2012

Fin 68
-Musique russe
-Un contempteur de mai 68
-Un article d’Émery
-Les salades
-Le défilé du 30 mai
-Edgar Faure et la loi d’orientation
-Lettre d’Émery

A la rentrée, c’étaient maintenant les musiciens russes que mon ami Orange et moi entendions. Il s’était procuré, pendant les vacances, tout ce qui était enregistré de musique russe. Bientôt arrivés aux compositeurs de notre époque, nous fûmes à même de prendre conscience de la réalité des rapports entre le régime et eux ; ce qui n’était somme toute, qu’un cas particulier du problème plus général de l’art dans ce pays.
La musique, avons-nous vite compris, y était condamnée à devoir s’appauvrir à l’extrême, dans son expression. Tout juste si elle ne devait pas avoisiner le cri, illustrer et faire reconnaître les gestes et les affects quotidiens de la vie -et encore pas tous ! Y était par exemple condamnés comme anti-révolutionnaires (et donc bourgeois) les sonorités extrêmes, les accords trop sulfureux, les dissonances. Y étaient permises, voire recommandées, les lignes mélodiques unies et les moins contre-pointées. Et, pour les émotions, y étaient considérés comme le mal-être propre des sociétés capitalistes. Ainsi, ce qu’Orange et moi avions appris en particulier de Chostakovitch nous faisait beaucoup de peine. L’homme était, à ce qu’on voyait, écrasé par la terreur émanant de Staline. Ce dernier avait quitté la salle au cours de l’opéra Macbeth du compositeur : il avait trouvé cela trop artificiel, trop compliqué. De ce moment, l’invisible main de Staline était toujours pesantes sur les épaules de l’artiste et pouvait à tout moment le réduire à néant. Quand elle se manifesta officiellement pour le soutenir, la situation parut s’avérer encore plus terrible, car Chostakovitch se devait à présent de se glisser, idéologiquement et esthétiquement, dans ce qu’était l’idéal étroit et répressif du tyran.

Toujours à cette même époque, vint chez les Orange un personnage étonnant. Un ancien combattant de 14-18, officier de carrière, que mon ami avait connu dans les tranchées. Sec comme un couteau, grand comme un échalas, altier et droit malgré son âge, impeccablement vêtu. Avec cela, de visage austère, les yeux délavés, voire morts. On sentait en lui, même sans qu’il parlât, un esprit rigoriste et on pouvait éventuellement s’émerveiller de voir comment la nature faisait se conjoindre un physique et un esprit aussi bien assortis.
Orange m’avait déjà parlé de lui, comme d’un homme intelligent mais très conservateur et très pessimiste, aux yeux duquel l’ombre de Satan planait toujours sur le monde -sans espoir que les hommes vissent autre chose que cette noirceur, car il n’était pas croyant. Il m’avait encore dit qu’il était veuf et sans enfants, et qu’il vivait incessamment dans le souvenir de sa femme (une femme très douce qu’il avait quelque peu malmenée) dont les robes, les fards, les peignes et les fonds de parfums étaient toujours dans les armoires de la coiffeuse. Ce qui ajoutait à son désabusement. Mais Orange l’aimait, encore qu’il fut très différent de lui, car ils avaient partagé ensemble les mêmes souffrances de Poilus.
Quand j’arrivai, je réalisai très vite de ce qu’il s’agissait, et, comme il était resté longtemps sans venir, le propos portait bien évidemment sur les événements de mai.
-Oui, me dit madame Orange, en me le présentant, monsieur Duroc, dont on vous a quelquefois parlé. Monsieur Junca est très intéressé par la politique, ajouta-t-elle en me présentant à lui.
Le monde, selon monsieur Duroc, comportait des réalités pénibles (sans doute était-ce là l’ombre de Satan.) Pour aucune génération de jeunes, les choses n’avaient été faciles. Mais, pour lui, en vrai, tout était venu d’une jeunesse peu réjouissante. Non, certes pas, des jeunes qui travaillent, des adolescents raisonnables, lesquels sont plus nombreux qu’on ne le dit, mais des révoltés, fils de bourgeois ou de parvenus pour la plupart, qui, finalement, condamnaient une société dont ils profitaient et s’étaient laissés subjugués, non pas tellement par les communistes mais par les anarchistes de tous bords. Mais encore fallait-il faire la part, dans toutes ces influences, de la littérature, de l’art à la mode, des Sartre, des de Beauvoir… Que savait-il encore ? du scepticisme radical des classes cultivées, des professeurs de sociologie, d’histoire, tous marxistes sinon anarchistes… Et il ne parlait pas de la permissivité des parents, perdus d’ennuis et flattant leurs progénitures. Ah, tous ces jeunes ! Il aurait été beau de les voir, à la place, se mobiliser pour le service des pauvres ! Mais non : ce qui voulaient, en fait, c’était la libération des sens, le rejet de toute autorité, la conquête rapide et immédiate de tout ce qui pouvait exciter leur convoitise…
Et les professeurs de se faire les courtisans de leurs élèves ! Ainsi ce recteur qui avait donné l’ordre à la police d’évacuer la Sorbonne, occupée par les étudiants ! Du coup, tout avait pris feu dans toutes les facultés, dans tous les lycées. Heureusement, les ouvriers, soulevés par les syndicats pour des raisons qu’il pouvait comprendre, n’avaient pas suivi et s’en étaient remis au pouvoir de bonnes élections.
Heureusement enfin les Français avaient été choqués de voir partout flotter les drapeaux rouges et les drapeaux noirs (lui -il le disait en passant- était, en tant qu’ancien combattant et qu’officier, pour le drapeau tricolore), avaient retrouvé leur bon sens et s’étaient rangés en masse derrière l’appel du général.
Il avait tout dégoisé à présent. Madame Orange, qui avait en vain tenté de l’arrêter à un moment (« Monsieur Duroc, vous comprenez bien que…) lui dit alors :
-Vous êtes peut-être un peu dur pour les jeunes ?
-Dur ? Madame Orange, mais c’est la vérité !
Orange, qui n’avait pas bougé, lui, sauf qu’il m’avait adressé un discret coup d’œil, lui dit qu’il comprenait sans doute son point de vue, mais qu’il connaissait des fils de collègue qui avaient manifesté, soit à Paris, soit à Rouen, et il pouvait lui certifier qu’ils n’avaient rien d’anarchistes. C’étaient de gentils garçons ! Il le savait : il les avait eus comme élèves en latin et en grec. Seulement, il y avait, en France, un grave problème en ce qui concerne l’université. Et quant aux parents -du moins ceux des gens en question- ils avaient eu la frousse de les voir manifester.
Comme Duroc était parti avant moi, Orange me dit qu’il fallait l’excuser. Il était vieux, nerveux, seul… Pendant la guerre, il s’était comporté en héros et il avait beaucoup de citations et de décorations.

Le numéro 103 de la revue d’Émery, qui portait sur les événements de mai, était peut-être moins pessimiste. Il notait l’existence d’un microcosme, où l’on avait cultivé la rebellion et où l’on s’était enivré d’idéologies. Point tellement d’idéologie marxiste, ce qui au moins eût participé d’un idéal humain, mais résolument anarchiste -ce qui, pour lui, conduisait, ni plus ni moins, au nihilisme. Et il voyait là une copie conforme de la peinture que Dostoïevski avait faite dans Les Démons.
Il fallait, selon lui, retenir l’existence de trois « caractères nouveaux » dans ce tohu-bohu.
On ne devait pas croire d’abord à une confusion spontanée. Si elle restait vraie en partie, on ne pouvait pas méconnaître l’action de groupes organisés. De groupes communistes certes, mais surtout de l’ultra gauche, porteurs de drapeaux noirs, se réclamant de Che Guevara ou de Mao prônant la guerre civile ; et Émery de s’être effrayé d’avoir entendu des jeunes filles devant leurs lycées affirmer qu’on irait plus loin qu’en 1793.
On devait, en second, noter le renfort empressé des enseignants, lesquels, selon lui, réticents devant toute tentative de réforme, pratiquaient à présent la démagogie, avec la complicité de la presse.
Enfin, il y avait l’Université. Trop napoléonienne par bien des traits, fort mal adaptée à la poussée démographique de l’enseignement et aux besoins de l’époque. Les gouvernements, malgré de nombreux avertissements, n’y avaient opéré que de « continuels rapiéçages », alors que les étudiants parlaient de décentralisation, de cogestion et d’orientation plus moderne -tous mots d’ailleurs que ceux-ci n’avaient pas inventés, selon Émery.
La grève, qui s’en était suivie, était la plus grave qu’ait jamais connu la France : usines, écoles, services publics paralysés… Faite pour des revendications précises de mécontentements et d’injustices, elle avait été dirigée par des gens qui n’avaient d’autre ambition que de détruire l’Etat et pour lesquels le vote n’était plus un recours. Beaucoup de grévistes étaient, en fait, des « chômeurs volontaires », auxquels les piquets de grève et les votes à main levée interdisaient la reprise du travail. Toutefois, les centrales syndicales et la CGT n’entendaient pas politiser le mouvement : d’où ce scénario, rappelant les accords de Matignon, qui conduisit à des négociations entre le Premier ministre et eux. Il y avait là un grand désir d’aboutir. Sinon, demande Émery, « pourquoi avoir tiré de l’ombre et dépêché devant les métallos de Boulogne-Billancourt le vieux Frachon, dont le principal titre de gloire est d’avoir signé en 36 les accords de Matignon ? »
Cependant, se jouait à côté une autre partie. Celle des étudiants extrémistes et des ultras de gauche, effarés par ce constat où ils voyaient la mort de la révolution souhaitée et s’employant à réveiller l’ardeur des jeunes travailleurs prêts « à contester la sagesse modérée de leurs aînés.» Désolés par la perspective de ce compromis, ces agitateurs « pensaient ne retrouver jamais pareille occasion d’abattre à la fois le gouvernement et le régime. » Leur tentative réussissant, tout pouvait glisser vers la grève insurrectionnelle…
Un peu d’histoire était ici nécessaire. En 1947, la grève générale s’étendait en France et en Italie, télécommandée de Moscou par Staline, qui espérait ainsi récupérer entre ses mains tout ce qui restait de l’Occident. Robert Schumann et Gasperi avaient eu le courage de tenir tête, et la grève, qui avait failli atteindre ses buts, avait échoué. L’année d’après, même scénario chez les mineurs du Nord ; même échec. Et ce furent des ministres socialistes, Mock et Lacoste, qui engagèrent une véritable armée de 50 000 hommes, revenus d’Allemagne et appuyés par des chars.
On pouvait, en mai dernier, revoir ce scénario, même en plus grave. Aussi l’anxiété de beaucoup avait de quoi être fondée.
Tout, en fait, dépendait du PC. Or, il apparut que sa politique était, pour le moins ambiguë et fort hésitante. Sa position était inconfortable. D’une part, il tenait, à juguler le gros des syndiqués, à satisfaire les éléments modérés de la Fédération des gauches, à s’assurer les prochaines élections… Mais, d’autre part, -et pour la première fois- il se sent vraiment menacé par un débordement sur sa gauche. Aussi, pour s’assurer les masses, le voilà qui se fait rassurant : il se déclare légaliste, fidèle à la démocratie, et ce, en toute duplicité ; vante la discipline des travailleurs grévistes qui ne détériorent pas les usines, eux, et vitupère contre les anarchistes, les gauchistes, aventuriers de la provocation, qui finissent ainsi par fournir au gouvernement le prétexte à lancer ses gendarmes. La CGT, elle, emboîte le pas, on s’en doute. Et, ce faisant, les communistes disent assister « au mûrissement rapide des conditions qui vont permettre l’élimination du pouvoir gaulliste et la formation d’un gouvernement démocratique et populaire. Ce qui, en fait, revenait à mettre en place la démocratie populaire !
Les acquis des accords de Grenelle (l’augmentation de 25% du SMIG, les salaires de 10%, la réduction du temps de travail) ne satisfont pas la base. Aussi en début de séance, les secrétaires des cellules avaient-ils fait circuler l’ordre de voter contre les accords, pour prolonger le mouvement. Car, ce qui comptait, c’était l’idée d’un changement de régime. Les communistes s’enflent alors d’espoir. Ils multiplient les motions, poussent leurs alliés à la réduction d’un grand programme commun gouvernemental ; puis, voulant rejeter dans l’ombre les manifestations tapageuses et provocatrices des étudiants, se décident à faire défiler dans Paris des centaines de milliers d’hommes, bien disciplinés et bien encadrés. La police restant invisible, ceux-ci réclament, au jour-dit, à cors et à cris, pendant des heures, dans un calme surprenant pour un mois agité, la démission de de Gaulle. Le tour est joué.
Ce qui en 36, en 47, avait échoué (la main mise de Moscou sur la France) aboutirait-il en 68 ?
Pompidou s’évertue toujours. De Gaulle, lui, reste silencieux. On a l’impression d’un grand vide. Le Monde annonce déjà l’après-gaullisme, même si le général (dit le journaliste) devait rester encore quelques jours ou quelques mois. On mise sur Mendès France ou sur Mitterrand -ou sur les deux ensemble. Et Monnerville atteint impatiemment une démission.
Waldek-Rochet, bien informé, avertit ses camarades du Comité Central que de Gaulle va revenir d’Allemagne, très résolu, avec l’appui de l’armée –tandis que la franc-maçonnerie prévient les loges qu’un coup d’état militaire est imminent. On parle de fascisme…
C’est alors que survient, dans ce drame shakespearien, « l’un des plus étonnants coups de théâtre de l’histoire contemporaine » : l’allocution du général.
Émery, avec beaucoup d’humanité, évoque ici de Gaulle. Les faiblesse, si grand qu’il soit, et le compare à Bismarck, qui était sujet à de fréquentes crises de larmes. Il ne trouve pas surprenant que de Gaulle ait hésité, qu’il ait été désemparé et qu’il ait songé à s’en aller. Tout ce travail de politique extérieure, en particulier -et cette récompense ! Alors il y a eu le sursaut : le brusque voyage à Baden Baden pour s’assurer l’armée, qui a surpris tout le monde, même les ministres ; puis de retour la méditation à Colombey, afin l’allocution de quatre minutes. Brève, tranchante. Plus de démission. L’Assemblée sera dissoute. Des pouvoirs exceptionnels seront octroyés aux super-préfets. L’appel est lancé, pour finir, au civisme… Evidemment, les mouvements de quelques divisions et de chars restent voilés…
Tout de suite, on entend la dénonciation rituelle de fascisme, mais rien ne bouge. Les communistes n’osent pas relever le défi ; ils se rabattent sur les nouvelles élections envisagées : ce en quoi leurs détracteurs gauchistes voient une trahison. Par contre, à Paris, se forme soudain l’énorme manifestation gaulliste, qui compte un million de personnes (des jeunes, des ouvriers et, bien sûr, les cohortes vouées depuis toujours au général) et qui est survie dans nombre de grandes villes. Le reste, on le connaît…
De mon lit d’hôpital, j’avais certes été impressionné par ces rassemblements. Mais leur signification, au terme de cette longue et brillante analyse d’Émery, me parut soudain colossale, mythique. Où je voyais la réaction d’un peuple se soudant momentanément, indépendamment de toutes différences, au bord de ce qui aurait pu être un gouffre -réaction qu’aucune pensée d’historien marxiste n’aurait pu expliquer vraiment. Où je voyais, en tous cas, dans ce sursaut collectif, quelque chose qui avait empêché qu’on envoyât l’armée comme en 47 et qui s’originait au charisme d’un homme…

De nouveau chez les Orange. En ce mois d’octobre incroyablement beau pour la Normandie, les fenêtres de la salle à manger étaient grand ouvertes sur le jardin et la petite maison des voisins. Ceux-ci étaient un couple sans enfants : lui, gros, grand, rouge de visage, les cheveux en bataille ; elle, toute petite et maigre, en tablier, pressées comme une souris, le dos incurvé, la tête baissée, les bras croisés en marchant. A l’époque, ils étaient souvent devant leur grille, inspectant la rue « vu tout ce qui s’était passé rive droite. » Mais, plus souvent, quand même, ils étaient dans leur jardin -un jardin tiré à quatre épingles : plates-bandes tracées au cordeau, allées bordées de gerbes de fleurs, dont ils disaient ne jamais vouloir couper une seule pour faire plaisir à quelqu’un : « Les gens n’ont qu’à faire comme nous, disait-elle, s’en faire venir ! » la terre de ce jardin était un humus noir et épais qui contrastait avec le gravier blanc des allées. S’y apercevaient, de loin en loin, des épaisseurs suspectes et y poussaient les légumes les plus charnus et apparemment les plus appétissants, comme choux-verts, oignons, rhubarbes, salades, surtout des salades, qui paraissait craquantes : scaroles, frisées, laitues… Mais le dit humus tenait sa beauté noire et veloutée de ce qui était, deux fois par semaines, enrichi par les produits solides et liquides extraits des cabinets du fond du jardin, que le couple répandait à coup de pelle et d’arrosoirs. En général, quand l’un avait la pelle, l’autre avait l’arrosoir. Et, si mes amis Orange se mettaient alors à la fenêtre, la voisine criait, triomphante : « On fait venir ! » Il en était généralement des légumes comme des fleurs : « On fait venir pour soi, Madame Orange, on ne peut donner à tout le monde, dans la rue ! »
-Pourtant, disait Madame Orange, penchée à sa fenêtre, il y a une famille nécessiteuse à côté. Les parents sont tous deux au chômage.
-Eh ben ! faisait-elle, n’ont qu’à se débrouiller: nous on l’a fait avant eux!
Ce jour-là, comme j’arrivais, le couple était debout derrière le grillage séparant les deux maisons et s’entretenait avec mes amis. C’était elle surtout qui parlait ; lui se contentait d’approuver dans un marmonnement, quiétait presque un jappement.
« Nous, Madame et Monsieur Orange, disait-elle, on voyage pas ; on lit pas, car on n’a pas de mémoire : on ne retient rien, et on dépenserait notre argent bêtement. Et puis, je vas encore vous dire : nous, on fait pas d’apolitique. D’abord, on n’y comprend rien. Tous ces partis, comme ils disent, ça se mélange dans notre tête. Ensuite, tout ça, ça sert qu’à se disputer ! Je vas vous dire : mon mari, il était sur les arremorqueurs. Eh bien, quand ils parlaient, lui et ses copains, ça n’arrêtait pas de se bagarrer. »
Et lui d’approuver de la tête, en écarquillant les yeux.
Alors Madame Orange :
-Il faut quand même essayer de comprendre. Chacun doit se faire une idée, sans avoir pour autant à se disputer, comme vous dites…
-Eh ben là ! Je vas encore vous dire, Madame Orange, tous ces hommes politiques, c’est des vendus! -comme le dit le gros monsieur du bout de la rue, quand on l’invite à boire un pot…
Alors il se passa ici une chose des plus cocasses. Vu que mes amis, disait-elle, étaient des gens calmes comme eux et ne s’occupaient pas de politique, elle leur avait préparé une surprise. Sur ce, elle saisit à ses pieds un grand sac transparent dans lequel elle avait mis des salades (un peu de toutes les espèces), le brandit au-dessus du grillage, le montra à mes amis et le lança dans leur allée.
-Oh ! fit Madame Orange, mais c’est trop.
-Pas du tout, poursuit-elle ; et je vous en donnerai encore. C’est mon mari qui m’a dit de le faire.
Et lui opina de nouveau du chef.
Ils étaient devenus tout à coup attendrissants, comme deux gamins offrant leurs confiseries. C’est moi allai chercher le sac et le ramenai chez les Orange, où je le mis sur la table de la cuisine.
Quand la conversation fut achevée, que tout le monde eut retrouvé son home, nous étions, les Orange et moi, devant les salades étalées sur la table de la cuisine. Elles étaient belles, charnues, apparemment craquantes -surtout les laitues. Mais Monsieur Orange, qui n’avait pas pris la parole durant toute cette scène, s’étant contenté de sourire et d’acquiescer aux propos de sa femme, ainsi que son voisin l’avait fait avec la sienne, déclara :
-Faites ce que vous voulez, moi je ne mange pas ces salades. J’ai pourtant connu les tranchées, où j’ai mangé un peu de tout. Mais ces salades, non !
Et elles allèrent aussitôt finir à la poubelle.

Au repas, après les auditions musicales, j’évoquai le dernier article d’Émery, que je venais de lire. Je dis que j’avais rarement lu une synthèse des événements de mai aussi profonde. On était d’accord ou pas. Mais la qualité de l’analyse était hors de doute. Je ne crus pas bon de la rappeler. Je vins seulement à l’attitude finale du général, évoquée par Émery : à ce qui a immédiatement précédé l’allocution, à l’allocution elle-même et aux réactions frileuses du parti communiste.
-Il y a eu un moment de danger de fascisme, fit Madame Orange. On avait quand même affaire à un général !
-Tu y vas un peu fort, fit alors mon ami à sa femme. Ce n’eût pas été le même coup d’état qu’avec les gens de l’OAS, s’ils avaient réussi.
- Émery, fis-je, analyse la paralysie du PC tout de suite après l’allocution. Sa crainte, s’il mobilisait les masses à nouveau, de se voir piégé par l’extrême-gauche. Ce que Moscou n’aurait pas supporté.
-Je crois, rétorqua Madame Orange, qu’ Émery exagère la portée des communistes en France. Le PC, c’est surtout un appareil puissant. Mais le gros des Français est au centre. L’avenir est là.
-Ma femme a raison.
-Oui, mais alors, Monsieur Junca, s’il y a des gens qui ont eu bien peur, c’est sans doute ceux qui ont défilé le 30 ! J’ai une amie d’école, une Ardennaise comme moi, qui a épousé à Rouen un ancien grand champion de voitures. Ils ont les reins très solides ; ils habitent une somptueuse demeure dans l’île Lacoix. Mon amie m’a donné les raisons pour lesquelles elle avait défilé à Paris. La peur des dresseurs de barricades et de leur drapeau rouge, plus encore que des communistes… Alors je leur ai dit la même chose qu’à vous : que ce sont là des minorités et que le gros des Français, qui est raisonnable, est au centre.
Je n’osai pas, en fin de compte, le lyrisme avec lequel Émery parlait de cette journée du 30 ; du sursaut collectif d’une France malade. D’un miracle. Car, pour eux, c’eut été le sursaut d’une classe et non d’un peuple.

Ce n’est pas moi qui, à l’époque, professeur dans un collège, où j’enseignais à des enfants en difficulté les bases du savoir : l’orthographe, l’expression écrite, le calcul, pouvais me targuer de connaître les arcanes de l’université, où j’avais jamais mis les pieds. Mais j’étais, comme chaque Français, concerné par le problème -d’autant que je m’étais fait une idée de ce que j’aurais voulu qu’elle soit.
L’homme auquel de Gaulle avait confié le problème était donc Edgar Faure. J’avais le sentiment qu’il avait, ce faisant, choisi l’homme le plus désigné, parmi les siens, pour réaliser cette tache qui ne devait pas faire l’impasse sur la réalité immense des revendications de mai. Edgar Faure n’était-il pas le père d’une des manifestantes du mouvement ? Dans l’imbroglio politique de ces dernières années, il n’était pas le premier à avoir eu un parcours fort sinueux, dénotant de la mobilité du personnage, ses zones interdites étant l’extrême droite et l’extrême gauche, et il n’avait pas l’air même de tenir le PC comme un ogre.
Personnellement, cette mobilité m’était sympathique, car l’ai toujours craint les hommes à idées fixes, les hommes à vérités acquises une fois pour toutes, préférant ceux qui s’entendent à poser les questions à ceux qui prétendent les avoir résolues.
Cette mobilité était, dans mon esprit, la marque d’une liberté de pensée, d’une souplesse intellectuelle et, finalement, la plus à même de rassembler tous les esprits. De Gaulle, ce prestidigitateur né, mais qui n’était pas à l’aise avec le problème estudiantin, avait nommé, en fin de compte, pour régler, un autre prestidigitateur.
Il avait, jeune avocat, plaidé en faveur de Pierre Mendès France, incarcéré par Vichy ; s’était par la suite présenté dans le Puy de Dôme, sous l’étiquette MRP et tourné finalement vers le Parti radical -dont il avait été un élu du Doubs en 1946. Ce qui s’appelle proprement chercher sa vie ! mais qui ne cherche pas la sienne à cet âge ? Inlassablement, il avait navigué dans les eaux mouvantes de la IVème, vouant son énergie à des causes solides, elles, comme la défense des professions, la décentralisation économique et la taxe à la valeur ajoutée ; puis avait ferraillé avec Mendés pour l’indépendance de la Tunisie, le retour de l’exil du roi du Maroc, l’Algérie enfin… Exclu du Parti radical, il crée le Rassemblement des Gauches républicaines, dont il est bien évidemment le président. Ce qui ne l’empêche pas d’être partisan d’un retour de de Gaulle, vu l’existence du guêpier algérien. Mais, battu aux législatives de 1958, il en prend aisément son parti. Tenu à l’écart de la Vème, il prend alors ses distances et se lance dans une agrégation de droit. Réintégré au Parti radical, le voilà sénateur du Jura. Mais la valse continue : il est à présent revenu à l’Assemblée nationale, comme élu du Doubs. Et ici, l’homme apparaît à plein : favorable qu’il a été au retour de de Gaulle, il n’en vote pas moins non au référendum constitutionnel de 1962, en vue d’entériner l’élection du président de la République au suffrage universel direct, excipant, dit-il, d’une exigence de juriste !
Ce n’est pas là tout. Ce danseur nietzschéen, ce politicien aux pieds légers, voyage et, aux côtés de sa femme écrivain, écrit aussi, avec un indéniable talent, des formes brillantes, une mémoire et des raisonnements fulgurants, si bien que, connaisseur des choses de la Chine, le gouvernement gaulliste l’envoie officieusement dans ce pays, lors du rétablissement des relations diplomatiques avec la République de Mao. Par les liens de l’apparentement, le voilà presque complètement gaulliste ! Il est nommé ministre à l’Agriculture, puis nanti d’un portefeuille dont personne ne veut…
Il avait alors dans une série d’interviews très soignés, exposé l’ensemble de son programme. Il était frappé par les formes archaïques de nos universités. Héritières de la scolastique médiévale, de l’humanisme formel des Jésuites et du lycée napoléonien impérial, elles avaient certes bien besoin de sortir de ce carcan séculaire, désormais inintelligible pour nos étudiants, réclamant une dispensation vivante de la culture et l’accès à une formation professionnelle. Il était aussi frappé par la cassure entre littéraires et scientifiques et il imaginait, en accord avec le monde moderne, un véritable approfondissement des technologies, donnant lieu donc à des apprentissages utilitaires et à une reconsidération -je dirai philosophique- de l’outil et de la machine.
A dire vrai, la loi de novembre 1968 sur l’orientation n’est pas une réforme des contenus, mais une réforme administrative de la cité universitaire. Elle ne précise pas les buts culturels, spirituels souhaitables, mais modèle les nouvelles structures applicables à l’enseignement supérieur, illustratives de sa formule célèbre : « Puisque l’imagination n’a pas pris le pouvoir, c’est le pouvoir qui prendra l’imagination. »
Chaque université étant -comme on sait- pluridisciplinaire, est donc désormais subdivisée en unités d’enseignements et recherche, dites UER. Et la pierre angulaire de cette université est le conseil d’administration de chacune de ces universités. Dans ce dernier, toutes les catégories sont représentées : les enseignants du type A. (professeurs, maîtres de conférence), ceux de type B, les professeurs dit ATOS (administratifs, techniques, ouvriers et autres), les étudiants, enfin le lot des personnes extérieures à l’université mais intéressées par elle. Tout un monde d’élus, comme on voit. Consécration, par excellence, de l’esprit de mai, et où de Gaulle pouvait voir une marque, à ce niveau universitaire, de cette « participation » qu’il envisageait d’appliquer à tout. Une réforme, qui ne témoignait pas de quelque timidité chez le législateur, mais, au contraire, de grande hardiesse.
L’université, ce n’était donc plus dorénavant l’affirmation d’une autorité réservée un ensemble de professeurs ayant élu un doyen, témoignant d’une même compétence assurée par un doctorat d’état, chacun ayant été choisi par ses collègues. Ce qui disparaissait, c’était le mandarinat. Au niveau administratif où nous nous situons, la grande nouveauté étant la parité entre enseignants et étudiants. La nature de l’institution était complètement changée. Et le résultat le plus immédiat avait été l’approbation de la réforme par tous les députés ou presque. A droite, parce qu’on aurait pas osé d’être en retrait ; à gauche, parcequ’on avait la démocratie souhaitée. Le PC, dont Edgar Faure prenait un soin extrême, avait lieu de se réjouir.
D’ailleurs, ce que le proche avenir devait montrer, c’est que celui-ci allaient être le grand gagnant. Le chaos momentané, qui résulta d’un système si compliqué, qui avait bien besoin de retouches, lui profita. Des conflits, en effet, apparurent très vite, tant au niveau de chaque catégorie qu’entre les catégories ; et les rapports de force s’avèrent la règle.
D’où la solide impopularité que rencontra un moment Edgar Faure, émanant de nombre d’enseignants qui l’accusèrent d’avoir installé l’anarchie -alors que sa réforme, vu les événements, bien qu’un peu dangereuse, était généreuse et nécessaire. Mais une constante demeurait dans cette mouvance : la poussée du pouvoir communiste. Le PC avait un appareil structuré, efficace, et les étudiants qui le représentaient se trouvaient être les plus sérieux et les plus disciplinés. Les autres, hélas, déçus peut-être de voir qu’il restait si peu des grands mirages de mai, se perdaient en mascarades, en bagarres, en verbiage révolutionnaire et n’enregistraient que des votes exsangues. Du coup, les étudiants communistes, nombreux ou pas, firent barrage à tout. D’autant que les enseignants de rang B, soutenus par le SNE-SUP et les ATOS, soutenus par la CGT, leur apportaient leur contribution.

En réponse à mes vœux de fin d’année, Émery avait l’habitude de m’adresser un courrier plus long que les autres. Il porta, cette fois, essentiellement, sur l’Université. Mon lecteur, qui commence à connaître le personnage, peut bien se douter de l’ordre de ses préoccupations. Comme moi, il n’avait jamais mis les pieds à l’université ; comme moi, il en parlait, disons-nous, de loin. Sa passion à lui (je l’ai dit) avait été l’école de la République. Avec son ami et collègue André Ferré, ils avaient abreuvé la Revue de l’Ecole libératrice de quantités d’articles visant à développer, chez les élèves, les qualités morales individuelles et l’esprit civique. Un programme qui, peut-être aujourd’hui, ferait sourire beaucoup.
Mais Émery était allé plus loin : dans les années 30, il avait fait paraître, à la Société Universitaire d’Editions, un livre qui resta longtemps une bible pour tous les enseignants : Devant la vie. C’était un ensemble d’entretiens à l’usage des classes supérieures et des cours complémentaires, développant, avec textes de très grands auteurs à l’appui, les différents aspects de la vie morale et sociale y étaient abordés, entre autre, la sincérité du cœur, la joie de donner, la camaraderie, l’amitié, la famille, la propriété, l’épargne et l’avarice, le respect des contrats, la richesse et la pauvreté, l’amour du pays, la nation, la nation et la vertu, la nation et la guerre, la nation et la justice, l’union des peuples, le progrès, l’héroïsme, le sacrifice, l’humanité, la paix universelle, la justice, la liberté…
Des années plus tard, après qu’il eut été très blessé moralement, menacé de prison à vie (au point d’avoir envisagé le suicide), déchu un certain temps de ses droits civiques, et que, libéré et blanchi, il eut repris le travail, malgré la cécité survenue dans ses geôles, il écrivit, entre autres ouvrages : Variation sur l’école. Là, dans un style très différent de celui de ses ouvrages précédents, il avait été touché de nouveau par le virus du professeur. Ce n’est pas ici le lieu de tenter une analyse de texte, mais de préciser simplement quelles choses essentielles devaient assumer, selon lui, l’école : la connaissance du temps historique, celle de l’espace géographique et cosmique, mais aussi l’approfondissement de la personne (afin qu’elle ne fût pas un simple point, un atome, perdu dans ce temps et dans cet espace) -et ce, par le biais de la fréquentation des grands textes universels, des grandes philosophies, des grandes doctrines religieuses, des grandes théories scientifiques et de l’art sous toutes ses formes. Toutefois, une piste où je ne le suivais pas, par suite de son évolution vers la mystique, c’est quand il mettait l’école en garde, toujours pour la défense de la personne, contre ce qu’il appelait la cohorte des démons de la modernité : celle de certains sociologues et de certains penseurs structuralistes et psychanalystes -le seul Carl Gustav Yung, parmi ces derniers, ayant pour lui le droit de cité. En fait, il frémissait devant l’irruption de la sexualité, placée au centre de la compréhension de l’homme. Et il était mort, lorsqu’il allait m’être donné de me faire connaître avec des analyses d’opéras, autres que celles de Wagner et où je m’inspirais de Freud et de Lacan…
Le courrier que je recevais alors, se faisait l’écho de ses préoccupations sur l’enseignement au sens large, et donc sur l’Université. « Bien que Faure s’en défendît, m’écrivait-il, bien qu’il eût dit excellemment que la question n’était pas de se préparer à une profession, mais de pouvoir en changer autant de fois que l’exigeaient les remous de notre siècle », il demeurait que la faculté sous-entendue par le ministre allait de plus en plus pencher vers « la technique et l’utilitaire » et que « des valeurs délicates et précieuses » allaient être fortement bousculées dans l’aventure. Et il disait regretter le temps où l’université était qualitativement distincte du monde, où le savoir qu’on dispensait était essentiellement désintéressé, non inséré sans l’économie et au métier. Or c’était là finalement le seul savoir qui touchât l’homme au plus profond de lui-même ; et il ne resterait bientôt, pour ceux qui le rechercheraient, que les refuges et les monastères de l’Himalaya. Aussi souhaitait-il voir, en compensation, naître un mouvement, où l’on s’évertuerait à permettre : « la formation d’élites libres, non soumises aux exigences de diplômes ou de certificats utilitaires ». Oui : il regrettait finalement, que Faure n’eût pas reconnu implicitement « cet humanisme esthétique et moral » sans lequel aucune culture n’existe et dont André Malraux, père des Maisons de la culture, étant un digne représentant…

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