Automne-Hiver 1958
Politique et Musique
- Différends…
En septembre, je retrouvais la France. Le climat y était moins tendu qu’il ne l’avait été depuis les complots d’Alger. Coty était loin de se reprocher d’avoir appelé de Gaulle à la rescousse. Pinay, qui avait déclaré que seul le général était le dénominateur commun entre la France et l’Algérie, devait se réjouir de voir que les deux parties disjointes s’étaient maintenant, sinon ressoudées du moins assagie -même si elles ignoraient toujours les intentions du chef.
C’est donc dans le calme apparent (en attendant que l’Histoire ne se réveillât) que je rentrai et participai au référendum sur la nouvelle constitution que Debray avait mijotée et que de Gaulle avait présentée en grande pompe, Place de la République, épaulé par la voix profonde d’André Malraux, pareille à la voix du destin.
Certes, comme je revenais d’Allemagne, que j’en avais vu l’heureux développement et ne voyais d’avenir que dans le rapprochement franco-allemand (car je n’avais pas envie que l’on écoutât toujours La Chevauchée des Walkyries et Parsifal non sans éprouver quelque culpabilité), je redoutais un peu l’antigermanisme maurrassien de de Gaulle. Mais je fus plus heureux de le voir tout de suite recevoir le chancelier Adenauer dans sa maison de Colombey.
Maintenant, j’avais retrouvé mon ami Orange et ses disques. Des différends s’installèrent entre nous, politiquement et musicalement, mais sans altérer notre amitié. Politiquement, il s’agissait de de Gaulle et de l’Allemagne ; musicalement, de Mozart et de Wagner
Orange reconnut le rôle immense du général pendant la guerre, mais il se méfiait beaucoup de l’homme comme homme politique. Il pensait qu’il avait un peu vite tiré sa révérence en 1946, par manque de dialogue de sa part. Le parti communiste français ne l’effrayant pas, il se refusait à considérer que de Gaulle avait été alors noyauté par Moscou. A présent que les trois quarts -des gens de tous partis, même des communistes -avaient voté pour lui, pour son nom, il voyait en lui un dictateur en puissance ; pourtant, nous avions stigmatisé ensemble l’instabilité chronique des précédents gouvernements, leur faiblesse à dégager une majorité ; nous avions souhaité ensemble la fin du régime des bavards. Mais Orange ne voyait dans le retour de de Gaulle qu’un coup d’état camouflé et dans la constitution que la marque d’un régime présidentiel à coloration fasciste et militaire, qui nous ramènerait au Consulat. En quoi il n’avait peut-être pas tout à fait tort. Il était patent que l’Assemblée n’aurait plus guère d’importance, que les partis, affaiblis, se réduiraient souvent à des états-majors (le parti communiste, lui, étant définitivement engagé sur la pente fatale) et que l’avenir nous dirait peut-être qu’on était allé trop loin. Mais l’excès traduit toujours la sanction de fautes accumulées.
Si je dois affiner mon propos, je dirais qu’entre un Jacques Duclos, qui défendra comme on sait la démocratie (ce qui, pour Malraux, ne sera pas sérieux) et un Mendès France qui défendra, lui, contre de Gaulle, « un des principes qui avait conduit sa vie », Robert orange penchera du côté de Mendès France.
De plus, ancien combattant de la Grande Guerre, réchappé des tranchées, ce dernier se méfiait des Allemands. Pour lui, ils n’échapperaient jamais à l’esprit de vengeance. Aussi voyait-il dans la C.E.D, l’Euratom, l’Europe des six, une initiative dangereuse et vaticane, dont profiteraient à nouveau les Allemands. Un temps (reconnaissait-il) de Gaulle avait pris ses distances avec ces institutions.
Mais voilà qu’avant le referendum, il avait reçu en privé Adenauer ! Et comme si cela n’était pas suffisant, comme s’il n’y avait pas là un comble, voilà qu’il avait utilisé son prestige à accélérer la décomposition de ce qui avait été, avec l’avancée sociale de l’intérieur, le plus noble legs de la Troisième République : l’empire colonial. Au lieu d’en freiner la chute, il s’était soudain envolé pour Tananarive, puis, à travers tous nos territoires africains, et dans une tournée jupitérienne, il avait partout annoncé la bonne nouvelle : l’octroi à chaque colonie d’une autonomie dans le cadre d’une union française. L’accueil, bien évidemment, avait été triomphal et l’impression à l’étranger très forte. Qu’en serait-il plus spécialement pour l’Algérie ?
En bref, Robert Orange assistait à l’écroulement de son monde. Jusqu’à même l’écroulement de valeurs venues des Lumières -puisque l’action politique traditionnelle devenait une action religieuse : celle d’électeurs s’agenouillant devant un homme : un chef ! Un sauveur ! Il y avait là, en fait, une chute et une rédemption !
Toutes ses priorités avaient constitué jusque-là les pierres bien taillées, bien jointes, d’un admirable édifice, objet de sa vénération, et il voyait soudain ce dernier s’écrouler en quelques semaines -à l’instar de ces H.L.M démodés, dynamités en un temps record. Comme je l’aimais, j’en éprouvais beaucoup d’amertume pour lui.
On a compris que Robert Orange avait voté non au référendum…
Il était évident qu’avec de Gaulle, les communistes ayant perdu des plumes, le pays se tournait résolument vers le capitalisme ; ce dernier, en ses modes nouveaux, en ses ardeurs réalisatrices, avait déjà subjugué, semblait-il, les classes moyennes, voire les syndicats -y compris une partie des socialistes ; et le pragmatisme remplaçait la lutte des classes. Désormais, l’Etat Nouveau appartiendrait plus aux administrateurs et aux techniciens qu’aux avocats et aux professeurs. De jeunes loups, versés dans les finances, l’économie et les techniques, allaient remplacer les vieilles barbes pensantes et humanistes. Pour moi, j’attendais quand même de voir ce que tout cela donnerait. Car il y avait des valeurs sur lesquelles je savais que je ne transigerais pas : la liberté individuelle, l’état de droit et la défense de toutes les expressions culturelles -et cultuelles ; mais ici, dans la mesure du respect de la laïcité…
Quant à l’Europe, je voyais bien que de Gaulle, n’imaginant pas la déconfiture de l’Union française, avait, secrètement, une politique de dimension napoléonienne ; qu’il caressait l’idée d’une Europe ayant forcément Paris pour capitale, où la France jouerait le rôle conducteur, en mettant au service de la communauté les ressources coloniales dont elle envisageait de conserver le contrôle. Autour du socle d’états déjà constitué, donc de Paris, de Gaulle espérait que viendrait graviter la Péninsule ibérique et tous ces pays pauvres, pour l’instant hésitants et désorbités, tels la Pologne et la Yougoslavie. Ce qui ne laisserait pas d’en imposer aux Etats arabes.
2
Le deuxième différend qui m’opposait à mon ami Orange touchait donc la musique. De Bayreuth, j’étais revenu très wagnérien. Ce que j’avais entendu là-bas, tant au théâtre que dans la bouche d’Emery, m’avait marqué à un point que je décidai pour un temps, de n’écouter plus que du Wagner et de ne m’informer plus que de lui ! Aussi, malgré mon faible budget, achetai-je des disques et un appareil pour ajouter aux auditions entendues chez les Orange.
Robert Orange avait une grande culture et le respect de la grandeur là où elle se trouve et il ne parut pas d’abord me faire grief de cette passion dévorante. Mais il voulut, à un moment, diversifier nos auditions. Puis il dramatisa les choses, alléguant que Wagner était quand même, pour beaucoup de gens cultivés, un compositeur rejeté. Il connaissait quelqu’un qui était sorti d’une représentation en criant : oh fou ! Les textes de Wagner étaient alambiqués, éloignés de nos préoccupations ; ses mythes nous désarçonnaient souvent. Mais surtout, musicalement, il s’étalait trop, en particulier dans les récitatifs. Il n’avait pas le sens -c’est le moins qu’on puisse dire-de la litote, quoi qu’on pense de son génie, il… Orange laissa ici sa phrase suspendue, comme son geste de la main…
Ayant pris congé de lui, je voyais toujours ce geste, inachevé, en direction du ciel fuligineux de la soirée,… derrière les vitres de notre petit salon d’écoute…
A ma visite suivante, au moment du thé, le sujet fut de nouveau évoqué. Madame Orange disait parfois la même chose que son mari :
- Voyez-vous, cher monsieur Junca, Le Vaisseau Fantôme, Lohengrin… passent encore… mais la Tétralogie ! A mon mari et moi, c’est Mozart qu’il nous faut.
- Ma femme dit vrai. Chez Mozart, il y a tout : la joie, la tristesse, l’émotion, la retenue, la pudeur ; et sa musique apporte aux hommes la consolation.
- Comme celle de Beethoven, fis-je. Romain Rolland disait que, sans Beethoven, il se serait suicidé.
Quelques jours après, je dis avoir reçu une lettre d’Emery, dans laquelle il tâchait de cerner les esthétiques de Mozart et de Wagner. Les Orange connaissaient bien Emery. Dès le début de mes relations suivies avec eux, quand je leur dis que Fernand Ferré m’avait mis en contact avec lui, son nom leur avait fait tilt aussitôt. C’est que, pour tous les instituteurs de France, il avait été le maître à penser de l’Ecole Libératrice, pendant des années.
Il y avait publié des articles où il s’était efforcé « d’élargir » disait-il, l’horizon de ses lecteurs, de les « arracher » à ce qu’il considérait comme le matérialisme un peu borné des instituteurs d’alors. Car déjà, tout incroyant qu’il était, il avait la curiosité de l’histoire des religions, et l’église déclinante de l’époque ne lui paraissait plus un danger pour la laïcité.
Mes amis connaissaient encore les ouvrages qu’il avait publiés chez Sudel, poursuivi par sa fièvre pédagogique et rénovatrice, et savaient qu’il avait été membre de la Ligue des Droits de l’Homme et du Comité de Vigilance des intellectuels antifascistes. Ils avaient même lu le premier numéro de sa revue Les Feuilles Libres, parue alors que commençait la course à l’abîme avec la guerre d’Ethiopie -et où, cet ardent socialiste, ayant abandonné tous les partis de droite comme de gauche, manifestait farouchement le pacifisme : dénonçait les abus du traité de Versailles et voulait qu’on discutât avec l’Allemagne. Certes, pour les Orange, c’eût été là à la rigueur une cause défendable ; ils avaient même appris qu’André Gide s’était intéressé à cette revue. Mais ils connaissaient aussi la suite, qui n’avait pas été, elle, sans les désarçonner, où Emery, selon eux, s’était rendu traître à tous ses engagements d’homme de gauche (comme Laval, Déat, Albertini et tant d’autres). Oui : ses rapports avec Vichy, son emprisonnement à la libération…
- Sans doute, leur avais-je alors répondu, mais vous savez bien qu’il a été gracié, rien de grave n’ayant pu être prouvé contre lui.
- Mais vous avouerez, m’avait répliqué Orange, qu’il a été pour le moins maladroit. Faire paraître en 1939 une critique acerbe de la Troisième République, de ses institutions, de ses chefs, de sa politique extérieure, c’est maladroit. L’avez-vous lue ?
- On peut le voir ainsi, fis-je. D’autant qu’il a été débordé par les citations que certains, au cours de la collaboration, en ont fait mal à propos.
- Et puis il y a eu ses conférences à Allevard !
- Non : voulez-vous ma pensée nette ? Je veux bien que passe pour courageuse la personne qui travaille à la recherche de la conciliation entre des peuples en guerre, sous couvert qu’on assiste à une conflagration générale, vu la férocité des conflits modernes. Mais, pardonnez : quand on connaît (comme devait les connaître Emery), l’acharnement destructeur d’Hitler, son nihilisme, sa capacité incroyable d’engendrer l’horreur (6 millions de juifs scientifiquement exterminés, par exemple : maintenant on sait), qu’on s’aperçoit qu’on est emporté dans un maelström dont l’auteur n’a pas envie d’arrêter le cours -comment persister à croire à un conciliation possible ? Il y a là de l’irréalisme. Voyez-vous, mon cher Junca, j’ai fait la guerre de 14-18, j’en sais les horreurs, je n’en aurais pas souhaité d’autre. Mais, quand même, ne trouvez-vous pas combien sont néfastes les pacifistes qui ont le mauvais goût de le demeurer dans une telle situation ? Il fallait qu’Emery, alors, au moins se taise…
La lettre que je venais de recevoir était une sorte d’étude comparée entre Mozart et Wagner. Se situant au niveau le plus élevé de l’histoire des idées et de l’esthétique, Emery voyait en Mozart celui qui a porté au sommet les qualités de la musique de cour -et donc « le plus grand des petits maîtres » ; la légèreté souriante, l’esprit, la grâce, mais aussi la douce mélancolie des époques finissantes -si bien qu’il avait par excellence cueilli la rose ronsardienne, avant qu’elle ne s’effeuille. Il y avait chez le compositeur quelque chose de parisien, de chatoyant, d’agile et de virevoltant, propre au style Louis XV où Pompadour, et ce dans la plupart de ses divertissements évoquant l’atmosphère des salons et des parcs fait pour les rêveries de Watteau, mais aussi dans une grande partie de ses concertos, sonates, symphonies…
Heureusement, ajoutait-il, la vie lui donna l’occasion d’approfondir et de sonder son cœur. D’où les quatre ou cinq dernières années qui se terminent en 1791, où naissent ses ultimes chefs d’œuvre d’opéra et de musique de chambre -avec, ici, la forme (féconde d’avenir) du quatuor à cordes. Mais tout le génie de Mozart ne peut faire qu’il n’échappe pas, par exemple, aux formes traditionnelles de l’opéra, même s’il leur ajoute magistralement la poésie des timbres et l’invention de combinaisons instrumentales qui, à côté des voix des grands instruments, nous font découvrir celles de la clarinette, du basson, du cor, de la harpe, les fantaisies du glockenspiel, de l’horloge mécanique, de l’harmonica -sans oublier les imitations de la vielle, de la guitare et de la mandoline…
Aussi devons-nous accepter chez Mozart la progression par saccades, par temps d’arrêt, l’alternance d’airs et de récits (plus ou moins accompagnés), sans qu’il ait pu trouver le moyen de résoudre cette dualité dans une unité texte-musique. Cette dualité, poursuit la lettre, c’est Wagner, piètre pianiste, piètre instrumentiste, piètre compositeur de musique pure, mais ardent théoricien, qui la résoudra.
Une révolution esthétique dont il a trouvé en fait la source chez Beethoven, en particulier dans la Neuvième ; et a compris que la symphonie beethovénienne était déjà un drame musical -un drame symphonique dont les thèmes, à la fois un et changeants, seraient les personnages. Mais comment actualiser tout cela ? En s’appuyant sur un texte avant tout symbolique, débarrassée de surcharges décoratives et de réalisme humain (tout étant non dans les objets mais dans les symboles) en sorte que la fusion se fera désormais entre l’élan de la rêverie musicale et les traces d’une réalité narrative dépouillée.
Ainsi, chez Wagner, la concordance célèbre : architecture et musique est brisée ; entre les palais et les temples d’une part, les formes pures de la musique classique de l’autre, le rapport n’est plus analogique. A la place, c’est « le libre essor vers l’horizon, le désir d’infini; la volonté de s’unir symboliquement aux peuples en marche et à toutes les palpitations de la vie cosmique, ébranle, crevasse, renverse les parois et les murailles des formes fixes de l’art classique.
Je croyais, dans ma naïveté, que les Orange seraient subjugués par ces aperçus. Ils étaient plutôt interloqués. Ce que Robert Orange n’acceptait pas, c’était qu’Emery ait pu écrire de Mozart qu’il était le plus grand de petits maîtres. J’essayai de lui faire comprendre la perspective dans laquelle cette énonciation était recevable.
- Vous parlez, fit-il : Mozart effeuillant la rose ronsardienne ! écrivant La petite musique de nuit, expression d’une société crépusculaire ! Mais Mozart c’est surtout autre chose. C’est, d’abord, l’expression de toute une société nouvelle en gestation ; c’est, ensuite, l’éventail de tous les sentiments humains : la mélancolie, la tendresse, la bonté, la souffrance, le mal presque jugulé -et, comme dit ma femme : une source de consolation… Je ne vois pas que Wagner, très pessimiste et dangereux à certains points de vue, puisse nous aider beaucoup de ce côté-là. Voulez-vous que je vous dise, mon cher Jacques Junca : votre Emery tout cultivé qu’il est, est quelque part un cuistre, pour ne pas dire un pied !
Politique et Musique
- Différends…
En septembre, je retrouvais la France. Le climat y était moins tendu qu’il ne l’avait été depuis les complots d’Alger. Coty était loin de se reprocher d’avoir appelé de Gaulle à la rescousse. Pinay, qui avait déclaré que seul le général était le dénominateur commun entre la France et l’Algérie, devait se réjouir de voir que les deux parties disjointes s’étaient maintenant, sinon ressoudées du moins assagie -même si elles ignoraient toujours les intentions du chef.
C’est donc dans le calme apparent (en attendant que l’Histoire ne se réveillât) que je rentrai et participai au référendum sur la nouvelle constitution que Debray avait mijotée et que de Gaulle avait présentée en grande pompe, Place de la République, épaulé par la voix profonde d’André Malraux, pareille à la voix du destin.
Certes, comme je revenais d’Allemagne, que j’en avais vu l’heureux développement et ne voyais d’avenir que dans le rapprochement franco-allemand (car je n’avais pas envie que l’on écoutât toujours La Chevauchée des Walkyries et Parsifal non sans éprouver quelque culpabilité), je redoutais un peu l’antigermanisme maurrassien de de Gaulle. Mais je fus plus heureux de le voir tout de suite recevoir le chancelier Adenauer dans sa maison de Colombey.
Maintenant, j’avais retrouvé mon ami Orange et ses disques. Des différends s’installèrent entre nous, politiquement et musicalement, mais sans altérer notre amitié. Politiquement, il s’agissait de de Gaulle et de l’Allemagne ; musicalement, de Mozart et de Wagner
Orange reconnut le rôle immense du général pendant la guerre, mais il se méfiait beaucoup de l’homme comme homme politique. Il pensait qu’il avait un peu vite tiré sa révérence en 1946, par manque de dialogue de sa part. Le parti communiste français ne l’effrayant pas, il se refusait à considérer que de Gaulle avait été alors noyauté par Moscou. A présent que les trois quarts -des gens de tous partis, même des communistes -avaient voté pour lui, pour son nom, il voyait en lui un dictateur en puissance ; pourtant, nous avions stigmatisé ensemble l’instabilité chronique des précédents gouvernements, leur faiblesse à dégager une majorité ; nous avions souhaité ensemble la fin du régime des bavards. Mais Orange ne voyait dans le retour de de Gaulle qu’un coup d’état camouflé et dans la constitution que la marque d’un régime présidentiel à coloration fasciste et militaire, qui nous ramènerait au Consulat. En quoi il n’avait peut-être pas tout à fait tort. Il était patent que l’Assemblée n’aurait plus guère d’importance, que les partis, affaiblis, se réduiraient souvent à des états-majors (le parti communiste, lui, étant définitivement engagé sur la pente fatale) et que l’avenir nous dirait peut-être qu’on était allé trop loin. Mais l’excès traduit toujours la sanction de fautes accumulées.
Si je dois affiner mon propos, je dirais qu’entre un Jacques Duclos, qui défendra comme on sait la démocratie (ce qui, pour Malraux, ne sera pas sérieux) et un Mendès France qui défendra, lui, contre de Gaulle, « un des principes qui avait conduit sa vie », Robert orange penchera du côté de Mendès France.
De plus, ancien combattant de la Grande Guerre, réchappé des tranchées, ce dernier se méfiait des Allemands. Pour lui, ils n’échapperaient jamais à l’esprit de vengeance. Aussi voyait-il dans la C.E.D, l’Euratom, l’Europe des six, une initiative dangereuse et vaticane, dont profiteraient à nouveau les Allemands. Un temps (reconnaissait-il) de Gaulle avait pris ses distances avec ces institutions.
Mais voilà qu’avant le referendum, il avait reçu en privé Adenauer ! Et comme si cela n’était pas suffisant, comme s’il n’y avait pas là un comble, voilà qu’il avait utilisé son prestige à accélérer la décomposition de ce qui avait été, avec l’avancée sociale de l’intérieur, le plus noble legs de la Troisième République : l’empire colonial. Au lieu d’en freiner la chute, il s’était soudain envolé pour Tananarive, puis, à travers tous nos territoires africains, et dans une tournée jupitérienne, il avait partout annoncé la bonne nouvelle : l’octroi à chaque colonie d’une autonomie dans le cadre d’une union française. L’accueil, bien évidemment, avait été triomphal et l’impression à l’étranger très forte. Qu’en serait-il plus spécialement pour l’Algérie ?
En bref, Robert Orange assistait à l’écroulement de son monde. Jusqu’à même l’écroulement de valeurs venues des Lumières -puisque l’action politique traditionnelle devenait une action religieuse : celle d’électeurs s’agenouillant devant un homme : un chef ! Un sauveur ! Il y avait là, en fait, une chute et une rédemption !
Toutes ses priorités avaient constitué jusque-là les pierres bien taillées, bien jointes, d’un admirable édifice, objet de sa vénération, et il voyait soudain ce dernier s’écrouler en quelques semaines -à l’instar de ces H.L.M démodés, dynamités en un temps record. Comme je l’aimais, j’en éprouvais beaucoup d’amertume pour lui.
On a compris que Robert Orange avait voté non au référendum…
Il était évident qu’avec de Gaulle, les communistes ayant perdu des plumes, le pays se tournait résolument vers le capitalisme ; ce dernier, en ses modes nouveaux, en ses ardeurs réalisatrices, avait déjà subjugué, semblait-il, les classes moyennes, voire les syndicats -y compris une partie des socialistes ; et le pragmatisme remplaçait la lutte des classes. Désormais, l’Etat Nouveau appartiendrait plus aux administrateurs et aux techniciens qu’aux avocats et aux professeurs. De jeunes loups, versés dans les finances, l’économie et les techniques, allaient remplacer les vieilles barbes pensantes et humanistes. Pour moi, j’attendais quand même de voir ce que tout cela donnerait. Car il y avait des valeurs sur lesquelles je savais que je ne transigerais pas : la liberté individuelle, l’état de droit et la défense de toutes les expressions culturelles -et cultuelles ; mais ici, dans la mesure du respect de la laïcité…
Quant à l’Europe, je voyais bien que de Gaulle, n’imaginant pas la déconfiture de l’Union française, avait, secrètement, une politique de dimension napoléonienne ; qu’il caressait l’idée d’une Europe ayant forcément Paris pour capitale, où la France jouerait le rôle conducteur, en mettant au service de la communauté les ressources coloniales dont elle envisageait de conserver le contrôle. Autour du socle d’états déjà constitué, donc de Paris, de Gaulle espérait que viendrait graviter la Péninsule ibérique et tous ces pays pauvres, pour l’instant hésitants et désorbités, tels la Pologne et la Yougoslavie. Ce qui ne laisserait pas d’en imposer aux Etats arabes.
2
Le deuxième différend qui m’opposait à mon ami Orange touchait donc la musique. De Bayreuth, j’étais revenu très wagnérien. Ce que j’avais entendu là-bas, tant au théâtre que dans la bouche d’Emery, m’avait marqué à un point que je décidai pour un temps, de n’écouter plus que du Wagner et de ne m’informer plus que de lui ! Aussi, malgré mon faible budget, achetai-je des disques et un appareil pour ajouter aux auditions entendues chez les Orange.
Robert Orange avait une grande culture et le respect de la grandeur là où elle se trouve et il ne parut pas d’abord me faire grief de cette passion dévorante. Mais il voulut, à un moment, diversifier nos auditions. Puis il dramatisa les choses, alléguant que Wagner était quand même, pour beaucoup de gens cultivés, un compositeur rejeté. Il connaissait quelqu’un qui était sorti d’une représentation en criant : oh fou ! Les textes de Wagner étaient alambiqués, éloignés de nos préoccupations ; ses mythes nous désarçonnaient souvent. Mais surtout, musicalement, il s’étalait trop, en particulier dans les récitatifs. Il n’avait pas le sens -c’est le moins qu’on puisse dire-de la litote, quoi qu’on pense de son génie, il… Orange laissa ici sa phrase suspendue, comme son geste de la main…
Ayant pris congé de lui, je voyais toujours ce geste, inachevé, en direction du ciel fuligineux de la soirée,… derrière les vitres de notre petit salon d’écoute…
A ma visite suivante, au moment du thé, le sujet fut de nouveau évoqué. Madame Orange disait parfois la même chose que son mari :
- Voyez-vous, cher monsieur Junca, Le Vaisseau Fantôme, Lohengrin… passent encore… mais la Tétralogie ! A mon mari et moi, c’est Mozart qu’il nous faut.
- Ma femme dit vrai. Chez Mozart, il y a tout : la joie, la tristesse, l’émotion, la retenue, la pudeur ; et sa musique apporte aux hommes la consolation.
- Comme celle de Beethoven, fis-je. Romain Rolland disait que, sans Beethoven, il se serait suicidé.
Quelques jours après, je dis avoir reçu une lettre d’Emery, dans laquelle il tâchait de cerner les esthétiques de Mozart et de Wagner. Les Orange connaissaient bien Emery. Dès le début de mes relations suivies avec eux, quand je leur dis que Fernand Ferré m’avait mis en contact avec lui, son nom leur avait fait tilt aussitôt. C’est que, pour tous les instituteurs de France, il avait été le maître à penser de l’Ecole Libératrice, pendant des années.
Il y avait publié des articles où il s’était efforcé « d’élargir » disait-il, l’horizon de ses lecteurs, de les « arracher » à ce qu’il considérait comme le matérialisme un peu borné des instituteurs d’alors. Car déjà, tout incroyant qu’il était, il avait la curiosité de l’histoire des religions, et l’église déclinante de l’époque ne lui paraissait plus un danger pour la laïcité.
Mes amis connaissaient encore les ouvrages qu’il avait publiés chez Sudel, poursuivi par sa fièvre pédagogique et rénovatrice, et savaient qu’il avait été membre de la Ligue des Droits de l’Homme et du Comité de Vigilance des intellectuels antifascistes. Ils avaient même lu le premier numéro de sa revue Les Feuilles Libres, parue alors que commençait la course à l’abîme avec la guerre d’Ethiopie -et où, cet ardent socialiste, ayant abandonné tous les partis de droite comme de gauche, manifestait farouchement le pacifisme : dénonçait les abus du traité de Versailles et voulait qu’on discutât avec l’Allemagne. Certes, pour les Orange, c’eût été là à la rigueur une cause défendable ; ils avaient même appris qu’André Gide s’était intéressé à cette revue. Mais ils connaissaient aussi la suite, qui n’avait pas été, elle, sans les désarçonner, où Emery, selon eux, s’était rendu traître à tous ses engagements d’homme de gauche (comme Laval, Déat, Albertini et tant d’autres). Oui : ses rapports avec Vichy, son emprisonnement à la libération…
- Sans doute, leur avais-je alors répondu, mais vous savez bien qu’il a été gracié, rien de grave n’ayant pu être prouvé contre lui.
- Mais vous avouerez, m’avait répliqué Orange, qu’il a été pour le moins maladroit. Faire paraître en 1939 une critique acerbe de la Troisième République, de ses institutions, de ses chefs, de sa politique extérieure, c’est maladroit. L’avez-vous lue ?
- On peut le voir ainsi, fis-je. D’autant qu’il a été débordé par les citations que certains, au cours de la collaboration, en ont fait mal à propos.
- Et puis il y a eu ses conférences à Allevard !
- Non : voulez-vous ma pensée nette ? Je veux bien que passe pour courageuse la personne qui travaille à la recherche de la conciliation entre des peuples en guerre, sous couvert qu’on assiste à une conflagration générale, vu la férocité des conflits modernes. Mais, pardonnez : quand on connaît (comme devait les connaître Emery), l’acharnement destructeur d’Hitler, son nihilisme, sa capacité incroyable d’engendrer l’horreur (6 millions de juifs scientifiquement exterminés, par exemple : maintenant on sait), qu’on s’aperçoit qu’on est emporté dans un maelström dont l’auteur n’a pas envie d’arrêter le cours -comment persister à croire à un conciliation possible ? Il y a là de l’irréalisme. Voyez-vous, mon cher Junca, j’ai fait la guerre de 14-18, j’en sais les horreurs, je n’en aurais pas souhaité d’autre. Mais, quand même, ne trouvez-vous pas combien sont néfastes les pacifistes qui ont le mauvais goût de le demeurer dans une telle situation ? Il fallait qu’Emery, alors, au moins se taise…
La lettre que je venais de recevoir était une sorte d’étude comparée entre Mozart et Wagner. Se situant au niveau le plus élevé de l’histoire des idées et de l’esthétique, Emery voyait en Mozart celui qui a porté au sommet les qualités de la musique de cour -et donc « le plus grand des petits maîtres » ; la légèreté souriante, l’esprit, la grâce, mais aussi la douce mélancolie des époques finissantes -si bien qu’il avait par excellence cueilli la rose ronsardienne, avant qu’elle ne s’effeuille. Il y avait chez le compositeur quelque chose de parisien, de chatoyant, d’agile et de virevoltant, propre au style Louis XV où Pompadour, et ce dans la plupart de ses divertissements évoquant l’atmosphère des salons et des parcs fait pour les rêveries de Watteau, mais aussi dans une grande partie de ses concertos, sonates, symphonies…
Heureusement, ajoutait-il, la vie lui donna l’occasion d’approfondir et de sonder son cœur. D’où les quatre ou cinq dernières années qui se terminent en 1791, où naissent ses ultimes chefs d’œuvre d’opéra et de musique de chambre -avec, ici, la forme (féconde d’avenir) du quatuor à cordes. Mais tout le génie de Mozart ne peut faire qu’il n’échappe pas, par exemple, aux formes traditionnelles de l’opéra, même s’il leur ajoute magistralement la poésie des timbres et l’invention de combinaisons instrumentales qui, à côté des voix des grands instruments, nous font découvrir celles de la clarinette, du basson, du cor, de la harpe, les fantaisies du glockenspiel, de l’horloge mécanique, de l’harmonica -sans oublier les imitations de la vielle, de la guitare et de la mandoline…
Aussi devons-nous accepter chez Mozart la progression par saccades, par temps d’arrêt, l’alternance d’airs et de récits (plus ou moins accompagnés), sans qu’il ait pu trouver le moyen de résoudre cette dualité dans une unité texte-musique. Cette dualité, poursuit la lettre, c’est Wagner, piètre pianiste, piètre instrumentiste, piètre compositeur de musique pure, mais ardent théoricien, qui la résoudra.
Une révolution esthétique dont il a trouvé en fait la source chez Beethoven, en particulier dans la Neuvième ; et a compris que la symphonie beethovénienne était déjà un drame musical -un drame symphonique dont les thèmes, à la fois un et changeants, seraient les personnages. Mais comment actualiser tout cela ? En s’appuyant sur un texte avant tout symbolique, débarrassée de surcharges décoratives et de réalisme humain (tout étant non dans les objets mais dans les symboles) en sorte que la fusion se fera désormais entre l’élan de la rêverie musicale et les traces d’une réalité narrative dépouillée.
Ainsi, chez Wagner, la concordance célèbre : architecture et musique est brisée ; entre les palais et les temples d’une part, les formes pures de la musique classique de l’autre, le rapport n’est plus analogique. A la place, c’est « le libre essor vers l’horizon, le désir d’infini; la volonté de s’unir symboliquement aux peuples en marche et à toutes les palpitations de la vie cosmique, ébranle, crevasse, renverse les parois et les murailles des formes fixes de l’art classique.
Je croyais, dans ma naïveté, que les Orange seraient subjugués par ces aperçus. Ils étaient plutôt interloqués. Ce que Robert Orange n’acceptait pas, c’était qu’Emery ait pu écrire de Mozart qu’il était le plus grand de petits maîtres. J’essayai de lui faire comprendre la perspective dans laquelle cette énonciation était recevable.
- Vous parlez, fit-il : Mozart effeuillant la rose ronsardienne ! écrivant La petite musique de nuit, expression d’une société crépusculaire ! Mais Mozart c’est surtout autre chose. C’est, d’abord, l’expression de toute une société nouvelle en gestation ; c’est, ensuite, l’éventail de tous les sentiments humains : la mélancolie, la tendresse, la bonté, la souffrance, le mal presque jugulé -et, comme dit ma femme : une source de consolation… Je ne vois pas que Wagner, très pessimiste et dangereux à certains points de vue, puisse nous aider beaucoup de ce côté-là. Voulez-vous que je vous dise, mon cher Jacques Junca : votre Emery tout cultivé qu’il est, est quelque part un cuistre, pour ne pas dire un pied !
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