Août 1957
Voyage en URSS
Retour d’URSS
J’allai, cette année-là, en URSS, au mois d’août, pour voir ce qui s’y passait. Je connaissais bien le militantisme des communistes de ma ville natale, de même celui de certains élèves de l’Ecole Normale de Rouen. Je connaissais aussi le climat de camaraderie qui régnait chez tous les sympathisants ; et, si je remontais plus haut dans ma vie, je pouvais trouver des décisions d’engagement à gauche, lorsque j’aidai par exemple à faire libérer Henri Martin(*), au cours de la guerre d’Indochine, contre laquelle j’étais.
(*) affaire Henri Martin
Mais, à présent, influencé certainement par André Ferré, mon professeur principal à l’Ecole Normale, et surtout par l’affaire dont il avait été la victime de la part d’élèves engagés, je ne supportais plus l’extrême climat de violence à l’endroit de ceux qui ne pensaient pas comme eux. Pourtant, j’avais fait en sorte, de m’enfermer avec eux dans cette haine. Je m’étais dit, qu’issu d’un milieu modeste, je ne pouvais pas moins haïr les nantis -ces gros bonnets à dents d’or, avec quoi ils dévoraient les démunis. Et j’en été venu, eu égard à mes amis communistes nogaroliens, des gens qui m’avaient connu comme enfant, qui n’imaginaient pas que je puisse penser autrement qu’eux, à éprouver une sorte de culpabilité. Mais rien n’y avait fait : quoique simple petit instituteur (comme on disait à l’époque), je ne me sentais pas prolétaire, comme l’idéologie l’eût voulu.
Deux choses finirent de me libérer du PC : la considération (enfin) de ce qu’avait été le pacte germano-soviétique et le voyage que j’entrepris alors en URSS.
Je ne me rappelle plus maintenant l’organisme avec lequel je partis, ni certains petits détails du voyage. Mais, ce que je garde en mémoire, ce sont certains moments de grande signification.
Notre première étape était Berlin-Est. Le voyage de nuit en chemin de fer avait été long et, à Berlin-Est, l’attente dans le train interminable, tellement les contrôles s’étaient avérés tatillons. L’un de nous, qui ne présentait pas sans doute pas un visage rassurant (il avait une allure hippie), fut particulièrement inquiété. On avait fait venir pour lui un contrôleur parlant français. Nous avons bien cru, à un moment, qu’on ne le laisserait pas passer. Enfin nous foulâmes le quai ! après tant d’heures d’immobilité, nous nous sentions des ailes aux talons. Il était encore tôt, la ville était grise, triste, avec des avenues rectilignes, des immeubles hauts et réguliers, dans le style de la RDA. Mais le temps fut tout à coup superbe, comme nous entrâmes dans le fameux parc Treptower.
On passa sous des frondaisons qui, avec la distance, me parurent avoir été très élevées et très nombreuses. Puis les arbres s’écartèrent et l’on eut devant soi une immense allée : large, longue, infinie… De chaque côté, de loin en loin, d’imposantes stèles chargées de bas-reliefs et d’extraits du catéchisme communiste, tirés des textes officiels. Nous allions de l’une à l’autre, pour voir, pour lire. Bornes édifiantes, le long d’un trajet qui se voulait pédagogique. L’édification était sans doute savamment dosée, pensée, pour qu’on arrivât au bout de l’allée parfaitement formé. Je ne sais pas si aucun de nous eut vraiment le courage de ce déchiffrement, bien que presque tous les participants du voyage fussent des militants.
Quand nous arrivâmes au bout de l’allée, nous étions au pied d’un grand escalier de pierre qui montait de façon assez raide dans ce que j’appellerai le Saint des saints. Là était une plate-forme d’où s’élevait une sorte de minaret géant, une tour encapuchonnée à l’entrée de laquelle on accédait (je crois) par un petit escalier. A l’intérieur, on était pris par une atmosphère de recueillement : une lumière feutrée, un peu froide, la tour étant ajournée d’ouvertures pareilles à des vitraux. Recueillement à la mémoire de tous les héros tombés au cours de la Seconde Guerre mondiale pour la défense de « la Cause .» Je ne revois pas précisément ici ce que j’avais à mes pieds ou devant moi (une sorte d’autel peut-être), mais je me rappelle que, le regard s’élevant, on pouvait apercevoir au sommet de la tour en forme de coupole, là où on aurait pu s’attendre à trouver quelque Dieu-Pancréator, la Faucille et le Marteau…
Je voyais dans tout cela, de façon éloquente, l’illustration de cette idée de Chateaubriand que le socialisme, c’est à dire l’ensemble des conceptions progressistes de son époque, n’était autre qu’une laïcisation de christianisme. Ce que celui-ci offrait dans un ailleurs, celui-là l’offrait dans un paradis terrestre à venir. La direction n’était plus verticale, mais horizontale. Cet infléchissement du sens de la doctrine chrétienne me parut être, à l’occasion de cette visite, d’une incroyable évidence. Le communisme était finalement un christianisme devenu fou. Une foi en remplaçait une autre. Mais là ne s’arrêtait pas mon constat. Ce qui m’aveuglait ici, c’était que le communisme tirait son prestige auprès des masses de ce qu’il intégrait à sa vision tout ce qui était le propre du christianisme : sa vêture de rites, d’images, de promesses, celles-ci enfermées en des textes fondamentaux (les nouveaux évangiles) et en des penseurs déclarés officiels (les nouveaux prophètes) -sauf que tout, dans ce transfert, était devenu biologique : adoration des foules, de la vie sociale, et porté à une incandescence qui rendait possible toutes les dérives.
J’admettais qu’on ne crût pas. Je pensais qu’on pouvait avoir des raisons de ne plus croire. Mais cette distorsion, cette récupération de la vieille foi, me semblait horribles. J’envisageai, ce jour-là, qu’il y aurait, à force, un retour du balancier. La leçon de ce parc viendrait à ne plus passer. Et je devais plus tard, dans ma lecture de Spengler, découvrir que ce dernier prévoyait en effet en URSS, après l’effacement d’une civilisation « faustienne », l’avenir d’une culture « dostoïevskienne.»
Le peuple moscovite était touchant. La vieille Russie, qui formait cette strate de la psyché collective que le lavage de cerveau n’avait pas entamée, était toujours là, comme au temps de Tolstoï. Partout, nous étions salués, accueillis avec une effervescence joyeuse. Quand nous montions dans les autobus bondés, les gens assis nous offraient leurs places et ils étaient vexés si nous refusions. Quand nous descendions aux arrêts, souvent encombrés, ils formaient vite un groupe autour de nous et entonnaient l’un ou l’autre des célèbres chœurs russes, auquel nous participions. Le groupe des choristes avait une fois, débordé sur l’avenue, où la circulation n’était pas ce qu’elle est maintenant. La police nous fit ranger pour laisser passer un véhicule qui avait ralenti et sur la plate-forme duquel se dressait, dans un châssis métallique très aéré, une immense statue. Mais on ne pouvait pas l’identifier. Alors je fis en souriant : « C’est Lénine ! » Dans notre groupe et chez nos moscovites, tout le monde sourit aussi ; certains de ces derniers même avec un clignement d’yeux à mon adresse. Le mot Lénine avait donc été compris. Mais le guide, qui nous surveillait sans cesse et se surveillait elle-même sans cesse dans tout ce qu’elle disait, se montra très inquiète, quand nous eûmes quitté nos amis moscovites. Elle craignait que j’ai dit cela avec humour, même si je l’assurais du contraire. Elle se méfiait des mouchards, car elle tenait à sa place ; et, dès ce moment, elle m’en voulut.
Peu de temps après eu lieu une autre scène. Une très vieille dame s’approcha de moi, me marmonna quelque chose que le guide me traduisit. La vieille dame disait venir de Sibérie et n’avoir jamais approché de gens venant du bout de l’Europe. Elle portait les vêtements noirs des femmes de la campagne, un grand châle bariolé à grands dessins floraux et une coiffe aussi bariolée à dessins géométriques. Elle me sourit et je lui souris -nos sourires scellant la rencontre de deux êtres venant d’univers géographiques et historiques à l’infini l’un de l’autre. Mais je croyais remarquer sur son visage pourtant éclairé par son sourire l’ombre menaçante de la mort. Je sentis qu’elle m’avait deviné et elle me sourit à nouveau, différemment, d’un sourire cette fois plus large et, ce faisant, elle avait les yeux humides. Alors, élevant sa main qui tremblait par-dessus cet écart, maintenant dû à nos âges, elle la porta délicatement à mon visage et, de ses doigt décharnés et fendillés, me scruta muscle à muscle, presque comme eût fait une aveugle. Je fondis d’émotion. Je l’embrassai. Elle se laissa faire, mais sans oser m’embrasser à son tour, car je voyais à ses regards qu’elle craignait la guide qui nous observait, décontenancée, trouvant à l’évidence que le comportement de cette femme ne s’inscrivait pas dans les réactions normales d’une vraie soviétique. Finalement, embrassant une dernière fois la vieille dame, je lui offris ostensiblement mon stylo : je n’avais rien d’autre sur moi. Un très beau stylo. Elle le refusa d’abord, mais comme j’insistai, elle fut tenue de l’accepter. La guide était trop remontée pour traduire éventuellement des paroles pouvant accompagner cette offre. Aussi ne tentai-je pas de la solliciter. Mais il y eut, entre elle et la vieille dame, un échange où je compris, au ton de la voix, qu’elle était tout sauf aimable à l’endroit de cette dernière. Il n’en fallut pas plus pour que je devienne sa bête noire.
Généralement, on se prépare très tôt pour aller voir, Place Rouge, les dépouilles de Lénine et de Staline. C’est ce que nous fîmes ce jour-là, espérant n’avoir pas à consacrer à la visite plus d’une matinée.
J’ai toujours aimé les lieux où l’on joue avec la mort ; où l’on voit des rangées de squelettes offerts à la contemplation des humains déclenchant, soi-disant, nos méditations sur l’existence. Ce qui se passe, en fait, c’est qu’on est étrangement ludique, qu’on caresse du regard (puisqu’on est censé ne pas toucher) tous ces contours osseux. Mais on se force à méditer au caractère éphémère de la vie. Si l’on a quelque culture, on évoque les passages de la Bible là-dessus, si l’on a quelques lettres, on cite des textes célèbres sur la mort. On est sollicité par ces grandes références. Au bout du compte, on est requis par ceci ou cela, sauf par l’essentiel, qui est notre finitude. D’autant que, finalement, ce qu’on savoure dans ces endroits, c’est notre chance d’être encore en vie. J’ai même le sentiment qu’il n’y a rien de plus joyeux, de plus innocemment exaltant, que la manipulation de restes humains, quand on est par exemple préposé à le faire, comme au musée du Trocadéro, ou lors de l’exhumation d’une tombe ancienne où l’on a la charge de ramener une à une toutes les parties d’un squelette. D’ailleurs les fêtes d’Halloween ne jouent-elles pas avec cette joie ? N’enrubannent-elles pas des tibias ? Ne coiffent-elles pas des crânes ? Aussi n’allai-je pas au Kremlin, ce jour-là, avec un autre état d’esprit que celui-là. Même si ce n’était pas des squelettes ni des momies que nous avions à voir, mais des corps embaumés savamment, scientifiquement ; même si ces derniers n’étaient pas ceux d’anonymes mais d’hommes ayant modifié le cours de l’Histoire.
Comme nous approchions du Kremlin, je dis tout cela (ou du moins un peu de tout cela) à notre guide, et ce entendu par tous mes camarades de voyage. Leur militantisme ne confinant tout de même pas à la bêtise, ils rirent tous. Mais la guide vit là une nouvelle provocation de ma part, non seulement à l’endroit des deux grands leader mais encore de l’URSS ! Elle était stupéfaite de tant de légèreté. Elle voyait là, à ce que je comprenais, une marque morbide, malsaine, de ce que la décadence bourgeoise produisait dans des cerveaux comme le mien. Et à ce que je pus comprendre encore et à ce que me firent comprendre mes camarades, elle était très inquiète. Elle était d’ailleurs toujours inquiète de quelque chose. Elle imaginait ce que risquait d’être mon comportement au mausolée. Elle craignait que je me mette à rire nerveusement à la vue des deux corps et ne déclenche un scandale.
Cela dit, nous mesurâmes dehors une fois de plus la gentillesse et le sens de l’hospitalité du peuple russe. A peine étions-nous arrivés, à peine avions-nous pris place au bout de la queue immense qui attendait devant le mausolée, que les personnes qui nous précédaient parlèrent à notre guide. Il nous était proposé, comme nous étions touristes, d’aller nous mettre en tête.
Les deux dictateurs étaient allongés côte à côte, magnifiquement conservés. Staline n’ayant pas encore été complètement dénoncé pour ses crimes, il était là en sursis, avant de rejoindre le cimetière. Les gens défilaient en silence autour du corps, anéantis par cette vue, dénucléarisés, aussi touché que par la mort d’un être cher. Leurs traits étaient figés, leurs yeux fixés sur les dépouilles, comme sur pédoncules pour lieux voir. Même s’ils ne devenaient pas pour autant ces monstres de Jérôme Bosch, dont les difformités ne sont après tout que la vitrine de leur intériorité, j’avais peine à les voir comme l’équivalent de ces gens que j’avais vu, que je voyais, que je verrai dans les rues, apparemment eux-mêmes. Non atteints par cette alchimie de la dépersonnalisation au profit de leurs leaders.
Je songe, maintenant, en 2010, qu’après la déstalinisation, la foule a continué à venir dans ce mausolée, aussi extasiée par la vue du seul Lénine, qui récupérait à lui tout seul ce capital d’enthousiasme. Mais je m’interroge cependant : quel était en fait le vécu de ces nouveaux pèlerins, maintenant qu’un de leurs chefs, qu’ils avaient cru intouchable, était déboulonné ? Avaient-ils continué à venir pour un, comme ils l’avaient fait pour deux ? Aussi peu pénétrés par le doute ?
En ce jour de 1957, j’observais ces chefs immobilisés dans la mort, étonnés qu’ils eussent pu, presque à eux tout seuls, changer la face du monde ! La fille de Staline n’avait pas encore écrit sur son père, pour nous aider à comprendre. Etonnement n’est pas émotion. Ainsi observai-je ces dépouilles sans cette émotion avec laquelle j’aurais contemplé (je crois) les cadavres embaumés d’Alexandre ou de Jeanne d’Arc. Je pensais aux pharaons, à leur embaumement à eux, à leur enfouissement dans des tombes cachées. Quelles différences ! Quels changements d’optique ! La matière est infinie et je la laisse à la réflexion des experts ou des historiens. Cependant, ce qui m’apparaissait évident, était que cet embaumement des deux chefs politiques permettait cette monstration glorieuse qui ne leur assurait aucune survie personnelle, alors que l’enfouissement des pharaons en leurs tombeaux secrets était la première étape d’un processus où ils réintégraient en eux la réalité transcendante du dieu solaire Atum-Rê.
Comme je sortais du mausolée avec le groupe, je dis à ma guide le genre de réflexions où la visite m’avait entraîné. Après ma théorie sur la joyeuseté que m’inspiraient squelettes et momies, voici que je lui développai ma théorie comparatiste touchant les cadavres embaumés des deux chefs soviétiques et des pharaons. Elle était stupéfaite de cette comparaison. Vraiment, pour elle, je ne serais jamais dans la note. Et je crois qu’à partir d’ici, elle me tint pour irrécupérable et dangereux.
Au bout de trois ou quatre jours, on avait changé la guide pour une autre. Sans doute avait-on souhaité qu’elle ne s’habituât pas à nous, afin de n’avoir pas le temps, elle et nous, de mieux nous connaître et donc de nous exprimer plus librement. La nouvelle était encore plus fermée et plus austère que la précédente. Sa connaissance de la langue française était moins bonne ; et elle n’avait surtout de performance linguistique que pour nous fournir les précisions relatives à notre emploi du temps et les quelques renseignements sur ce qui avait été décidé que nous pourrions voir.
En fait, nous étions très encadrés, soumis à une discipline très stricte et interdits de visiter par nous-mêmes. Que l’un de nous s’éloignât, il était tout aussitôt l’objet de l’attention inquiète de la guide, qui nous arrêtait tous pour laisser au traînard le temps de nous rattraper. L’organisation, de plus, était très contraignante. Qu’on fût à une extrémité de la ville ou dans les faubourgs (au cosmodrome, par exemple, pour voir les fusées), on revenait toujours déjeuner au même restaurant, où chacun avait sa place et sa chaise. Je revois le lieu, qui n’avait rien d’un cabaret russe et d’où je ressortais affamé. Il était impossible, même en payant, d’obtenir un supplément. A fortiori de caviar ! L’établissement n’ayant pas de réserves, sa gestion était très programmée et la moindre initiative de la part d’un serveur eût sans doute fait chasser ce dernier.
C’est avec notre second guide, parlant difficilement le français donc et n’ayant guère de connaissances, que nous visitâmes les vieux quartiers. Mais son dada (qui le rongeait le temps des visites) était de nous faire prendre le métro. C’était là seulement qu’elle avait le sourire et parvenait à être aimable. Car c’était, disait-elle, le métro le plus luxueux du monde, et un don de Staline. A quoi j’aurais pu lui répondre que ce dernier l’avait fait construire, alors qu’il condamnait tout un peuple d’esclave à la disette. Par contre, elle restait atone devant les merveilleux palais et les merveilleuses églises à bulbes, souvent fermées. Elle nous faisait passer très vite devant. Elle ne comprenait pas que nous portions presque plus d’intérêt aux édifices de la vieille Russie qu’aux réalisations modernes de l’URSS. Mais là où son étonnement fut le plus grand, c’est quand elle s’aperçut que la plupart de nous n’étions pas emballés par les peintres dit réalistes du musée Tretiakow. Nous n’étions certes pas venus à Moscou pour ne voir que des icônes. Cependant, ce que nous voyions là était à vomir : Staline, par exemple, debout dans un champ de blé ou de maïs, dont il est censé assurer la fertilité, et regardant de profil, au loin, un horizon prometteur : encore du maïs ou du blé ! or notre pauvre guide ne pouvait alors trouver une approbation de ses goûts dans la bouche d’un de ses dirigeants. Car, c’est seulement en 1962, que Khrouchtchev dira au sujet de la peinture abstraite « ces soi-disant peintures ont l’air d’avoir été faites par un âne avec sa queue… Je n’aime pas les tableaux où les femmes ont la tête à la place du nombril… Ceux qui font ce genre d’art devraient bien peindre leurs tableaux sur la partie la plus charnue de leur individu ! Comme ça, au moins personne ne la verrait.
La chose la pus frappante de ce pays, qui passait pour être le plus puissant du monde avec les Etats-Unis, était que, pour nous occidentaux, il manquait de tout. Aussi l’organisme de voyage, qui connaissait le marasme, nous avait conseillé d’emporter quelques vêtements pour les offrir éventuellement à de jeunes russes : c’étaient, pour les hommes, des jeans, des T.shirt, des baskets, des ceintures à grandes boucles… En ce qui me concerne, je les avais vite donnés, très discrètement, lors des visites avec la première guide. Voilà que la seconde nous avertit, un jour, que nous ferions, le lendemain après-midi, une halte près de la Moskova. Et, par extraordinaire, nous étions autorisés à nous y égailler dans un rayon de cent mètres. Le camarade, qui partageait la chambre avec moi et n’avait pas encore distribué ses vêtements, les prit le matin sur lui dans un grand sac à dos.
Nous étions assis, lui et loi, sur un banc, face au fleuve. Cinq ou six jeunes gens arrivèrent. Bien sûr, ils s’arrêtèrent, intrigués et heureux d’apprendre que nous étions français. Les discours étaient fort succincts mais les gestes et les mimiques fort éloquents. Bientôt le camarade ouvrit son sac et sortit tout un trésor d’Ali Baba : une paire de baskets, deux ceintures, deux chemises de sport, un jeans… Ce fut la liesse, car ils comprirent que tout cela était pour eux. Ils nous embrassèrent -même moi qui avais pourtant les mains vides.
J’ai oublié, maintenant, la manière dont ils se répartirent les affaires. L’un de nous nous fit alors comprendre qu’étant tous à peu près de la même taille, nous pourrions bien après tout échanger nos vêtements. Le camarade, pris par un élan de générosité, se déshabilla. L’autre en fit autant. Ils se retrouvèrent bientôt en slip. Ça riait de part et d’autre aux éclats. Le noyau de notre groupe, qui était resté un peu plus loin avec la guide, autour d’un autre banc, entendant nos rires et voyant ce qui en était, courut vers nous. Alors se produisit un phénomène de groupe : tous les garçons du voyage se déshabillèrent pour échanger leurs vêtements. Moi-même, je suivis le mouvement. Tout le monde, maintenant, côté russe et côté voyage, se retrouva en slip. On s’évalua, et, en fonction de nos gabarits, on s’échangea donc les vêtements. Les filles, elles, étaient pliées en deux de rire. Des passants pour le coup s’arrêtèrent, essayant de comprendre ; et, ayant compris, avaient l’air de trouver l’idée sympathique. Mais deux agents de la sécurité survinrent, dont un avec une mine patibulaire, qui avait sans doute la carte du parti. On voyait bien qu’il n’appréciait pas. Il parla longtemps avec la guide, qui se montrait de plus en plus inquiète. A n’en pas douter, elle tâchait de lui faire comprendre la raison toute humaine et généreuse de ce déshabillage collectif. Mais la discussion se poursuivait. La guide à présent, à ce qu’on voyait, se défendait -disant certainement qu’elle avait été dépassée par l’événement. L’agent de la sécurité, lui, n’était pas calmé pour autant. Il rédigea une sorte de procès-verbal.
Nous étions déjà tous rhabillés depuis un moment, quand il partit. C’était cocasse de nous retrouver soudain dans des vêtements qui n’étaient pas les nôtres et nous allaient plus ou moins bien. La guide dit qu’il fallait maintenant partir au plus vite. Mais avant, on s’embrassa tous à la russe, côté russe et côté voyage.
En reprenant notre visite, la guide, malgré son manque de familiarité avec la langue française, réussit à nous faire comprendre la réaction du fonctionnaire. Dans cette affaire, on avait quelque part porté atteinte à l’image de la société soviétique ; et c’était là, pour l’agent, un jeu finalement pas très innocent, dont elle était responsable.
Le lendemain, nous eûmes pour le coup un homme comme guide. Un échalas osseux, d’un blond cendré, cheveux et sourcils, avec des verres épais de forte myopie, laissant filtrer les reflets violets de ses petits yeux enfoncés : une de ces têtes d’intellectuel révolutionnaire, que j’aurais bien imaginée être celle d’un commissaire du peuple au temps de Lénine. Il parlait, lui, couramment le français.
C’est avec lui que nous allâmes à Leningrad. Je ne sais pourquoi je l’eus à côté de moi dans le train. Une des deux guides, peut-être la première, lui avait-elle parlé de moi ? J’en profitai pour lui demander quel mal il y avait eu à s’échanger les vêtements entre garçons.
-Aucun, dit-il ; c’était même très sympathique.
-Alors, pourquoi, fis-je, le changement de guide ?
Il déclara que le changement n’avait aucun rapport avec cette petite histoire.
-Il n’empêche, ajoutai-je, que je constate que vous êtes au courant.
Il sourit.
Dehors, la terre russe défilait, plate, infinie, avec de loin en loin des groupes d’arbres enfermant une isba, et dans une lumière crépusculaire, vu que nous allions voyager de nuit. Il avait envie de parler. Pas moi. Je n’avais d’envie que celle de me perdre, au travers de la vitre du compartiment, dans cette platitude infinie et mélancolique, avant que la nuit ne l’effaçât. Mais comment ne pas être aimable ?
Il me demanda ce que je faisais en France. Je le lui dis ; et je ne lui cachai pas non plus que je venais de rentrer d’Algérie où j’avais participé à des combats. Il me demanda ce que j’en pensais. Ici, je restai évasif, car je ne voulais pas qu’il assimilât l’anticolonialisme auquel j’étais venu à du communisme. Comme je me taisais toujours, il me dit que nous faisions une sale guerre et que nous allions en venir où nous en étions venus avec l’Indochine. Je lui fit observer que beaucoup de Français pensaient que l’Algérie c’était la France : trois départements français ni plus ni moins.
Alors il rit, il rit bruyamment. Je lui fis alors observer qu’on pouvait se tromper, et qu’eux s’étaient trompés, par exemple en Hongrie…
Ah ! fit-il, ce n’est pas pareil : en Hongrie, nous avions été appelés par les frères communistes.
J’étais sur des charbons ardents. J’avais envie de lui poser la question de savoir si le communisme n’était pas après tout une nouvelle forme de colonisation et si l’extension de la Russie, sous les tsars, n’avait pas été du colonialisme stricto sensu. Mais je sentis qu’il fallait en rester là, si je voulais poursuivre tranquillement mon voyage ; et j’attendais beaucoup de la visite de Leningrad, sur le plan touristique.
Le soir tombait déjà. On n’apercevait plus dehors que des masses confuses. Un alentissement des conversations en était résulté dans le compartiment quand, soudain, une des filles de notre groupe, que je savais militante trotskiste, vint chercher le guide. Il se leva avec une impétuosité joyeuse, qui me fit comprendre qu’ils se connaissaient déjà et avaient beaucoup à se dire -et peut-être à faire : ce qui n’était pas mon problème.
A Leningrad, les choses se passèrent très bien. Notre guide était fort instruit et nous confiait même pour chaque visite à un guide spécialisé. Il nous dit avoir obtenu l’autorisation. Ainsi la politique s’effaçait au profit de l’intérêt culturel où nous plongeait la ville : ses rues, ses avenues, ses places, ses quais, ses monuments, ses églises, son musée… La richesse de ce dernier me confondait, avec entre autre ses peintures de Rembrandt ou du Lorrain.
Au restaurant, un soir, on eut droit à du caviar. J’avais l’impression que l’URSS tolérait ici ce qui, ailleurs, eût fait problème. Non : ce n’était pas cette chape de plomb que j’avais ressentie à Berlin-Est, à Moscou, et que nous allions ressentir à Varsovie au retour. J’avais coutume de dire que dans ces derniers endroits on éprouvait le sentiment d’évoluer au sein d’un monde culturel comparable à une maison sans étage, où l’on étouffait quelque peu alors que chez nous, en extrême occident, l’étage était toujours là, qu’on y montât où pas. Fait de matériaux plus subtils que ceux du rez-de-chaussée, c’était, depuis Homère, Platon et le christianisme, l’étage des dieux, des Idées ou du divin -voire celui du Dionysos de Nietzsche. Ce qui, comme on voit, n’a rien de bien marxiste ! Mais à Leningrad, en dépit du régime, en dépit du nom que la ville portait, j’avais le sentiment que le dit étage était réapparu…
L’après-midi de notre visite au Palais d’été des tsars, je pouvais constater combien notre guide stalinien s’entendait avec notre camarade fille de voyage trotskiste. Leur différend idéologique ne les empêchait pas de vivre une idylle. Ne disait-on pas déjà en France à cette époque : « Faisons l’amour et pas la guerre ? »
Tout a une fin. Notre séjour à Leningrad avait eu la sienne et nous étions retournés à Moscou, où nous avions retrouvé notre chambre et notre restaurant. Le groupe, maintenant, se connaissait bien. Chacun savait tout -ou croyait tout savoir- sur chacun. Moi, je passais pour un droitiste sympathique et cultivé, un libéral de bon aloi, à qui, de ce fait, on pardonnait tout. Image dont je ne souffrais pas finalement. Aussi un camarade du groupe, voulant me rendre service, vint me conseiller d’avoir à me méfier du guide, de surveiller mes propos en sa présence. Sur quoi, je remerciai le camarade.
L’après-midi de notre première journée de retour à Moscou fut consacrée aux achats dans les grooms de la Place Rouge, vitrines entre autres de l’artisanat russe. On trouve là bois peints, poupées gigognes, châles, bonnets fourrés, mais aussi vodka et caviar. J’achetai, pour des amis paysans du Gers, tout un groupe de matriochkas à mettre sur leur grande cheminée de la cuisine, ces poupées étant le symbole de la fertilité ; et je devais les y revoir, pâlies, encrassées, enfumées, longtemps après la mort de mes amis, leurs enfants continuant à les y exposer comme « ce que Jacques a ramené de Russie à mes parents. » Mais surtout, j’achetai des disques. Une multitude. Musique symphonique, opéras -depuis les opéras de Glinka jusqu’à La Dame de pique de Tchaïkovski, en passant par Le Coq d’Or de Rimski-Korsakov. Le sort de ces disques s’avéra lamentable. Leur cire était mauvaise, ils abîmaient les aiguilles ; et le son aussi était mauvais. Comparativement, bien sûr, à ce qui se faisait en France. Aussi finirent-ils dans une cave, moisis par l’humidité. Mais en sortant des grooms à Moscou, comme j’en avais deux sacs pleins, je suscitai l’envie.
Le matin de l’avant-dernier jour de notre voyage, changement. Voilà que nous avions de nouveau notre second guide. Elle n’avait pas été très entraînante, mais tout le monde lui fit la fête. Certains lui demandèrent si elle n’avait pas été sanctionnée par notre faute. Car ils l’avaient vue bien ennuyée avec l’agent de la sécurité -troublée à l’idée de ce que, selon ce dernier, elle avait en quelque sorte laissé entamer l’image de l’URSS avec cette affaire de vêtements. Or, elle était maintenant toute excitée, toute hilarité. Elle faisait comme s’il n’y avait jamais eu vraiment de problème. Non : elle n’avait pas été inquiété à l’agence à cause de nous. C’est nous qui imaginions des choses ! On l’avait changée parce qu’on avait eu besoin d’elle ailleurs. La preuve : elle était de nouveau là ! on l’avait même chargée de nous annoncer qu’une rencontre avec de jeunes étudiants était organisée en notre honneur avant notre départ, et qu’elle aurait lieu le lendemain soir, sous la responsabilité du guide que nous avions eu à Leningrad.
-On ne comprendra rien ! fit quelqu’un.
Elle répondit qu’il y aurait des traducteurs et que quelques étudiants parlaient le français. D’abord, ajouta-t-elle, on ferait le bilan du voyage. On voulait savoir si l’URSS nous avait plu. Puis, dans un second temps, on aborderait le thème de ce qui se passait en France.
-Il sera donc question de la guerre d’Algérie ? lança un gars.
-Bien sûr, répondit-elle avec un charmant sourire et elle poursuivit en disant qu’en fait on aimerait connaître ce que nous en pensions. Ça intéresserait beaucoup d’étudiants de voir où en est le colonialisme en France.
-Oh ! lança, non sans joie maligne, une fille que je savais dure militante et que j’avais toujours évitée à cause de la langue de bois de son discours, tu pourras, toi, Jacques, parler du problème de l’Algérie plus que quiconque, puisque tu reviens de là-bas.
Alors j’ai répondu :
-Eventuellement, cela ne me gêne pas de dire si je suis pour ou contre la guerre d’Algérie. Je crois même que certains ici connaissent mes positions anticolonialistes. Mais je ne participerai pas à un débat où je sais que, par définition, on attend que je sois contre, et où je n’aurais pas le loisir d’être pour. C’est une question de principe.
Le lendemain, tous les camarades se rendirent comme un seul homme avec la guide à je ne sais plus quelle université. Le soir, très tard, quand mon camarade de chambre rentra, il me rapporta la séance. Elle avait été ce que j’avais deviné, compte tenu du guide ; et ce, malgré les dénonciations de Khrouchtchev, l’année d’avant, au 20ème congrès du parti communiste, touchant la politique de Staline. On y avait mangé du bourgeois et des capitalistes et on y avait attaqué le colonialisme français au sujet de l’Algérie et de l’affaire de Suez. Et notre amie trotskiste s’était alors enflammée.
-Mais c’est le guide qui s’est montré très en colère à ton endroit. J’ose à peine répéter les étiquettes qu’il t’a collées. Il s’est même mis une petite moustache sous le nez !
-Mais comment l’avait-il sur lui ? demandai-je.
Mystère !
Un débat que j’aurais très bien supporté en France, au sujet de Suez et de la guerre d’Algérie, mais pas à l’étranger -pas venant d’étrangers qui n’avaient aucune leçon à donner : Varsovie, Budapest, le Vietnam, la haine de Tito…
En une seconde, je vis alors ce qui allait m’arriver. Je craignis pour mes disques à l’aéroport. Je savais tout le monde au courant de cet achat excessif. Certes, je n’emportais pas comme Malraux des statuettes de valeur, c’était de simples disques. Mais quelle quantité ! L’une de mes deux valises était pleine à ras bords. On pouvait penser à du commerce. Alors le camarade de chambre me proposa la solution. Il irait demander à sept ou huit copains de se charger de quelques-uns de mes disques. Ce qu’il fit et finalement aboutit.
Curieusement, à l’aéroport, je fus le seul du groupe a être fouillé. Mais ma charge était raisonnable…
En ce mois d’août 1957, nous étions en URSS, sans savoir que se déroulait au Kremlin les plus sombres rivalités personnelles. Boulganine était aux commandes ; mais Khrouchtchev, comme premier secrétaire du parti, avait déjà éliminé ou fait éliminer ou faire éliminer Beria, Molotov et le cercle le plus stalinien du Politburo ; et il avait fait appel au Comité Central et surtout à Joukov, ministre de la Défense, qui l’avait finalement imposé. Mais ce joueur, qui aurait pu faire du Prince sa bible, n’a pas encore disgracié Joukov, son sauveur, devenu trop gênant : ce qu’il fera en octobre. Après quoi, il lui restera à remplacer Boulganine. Ce sera pour 1958 et alors Khrouchtchev aura tous les pouvoirs dans ses mains.
L’année 57, il a cependant assez de pouvoir pour forcer Pasternak à refuser son prix Nobel ; aussi comprend-on que, par la suite, il viendra à interdire le rock et à défendre en peinture le réalisme socialiste… mais, la chose l’arrangeant politiquement, il viendra à autoriser la parution de la nouvelle de Soljenitsyne, Une journée d’Yvan Denissovicht, qui, à elle seule, changera le cours du monde.
C’est cet homme énigmatique, non embarrassé par ses contradictions, rond et jovial, qui, comme nous étions en URSS, y tirait déjà finalement toutes les ficelles.
2
Rentré en France, je devais être comme tout un chacun subjugué à un moment par les prouesses techniques de l’URSS. Le ‘ octobre devait me faire repenser à ce cosmodrome moscovite que je me rappelais maintenant avoir visité non sans quelque distraction : j’y avais été passionnément sollicité par une discussion avec un camarade de voyage, laquelle n’avait rien de commun avec le monde des fusées. Etait-ce de ma part du scepticisme concernant les possibilités de réalisations de l’URSS dans le domaine spatial ? il devait y avoir quelque chose comme cela dans mon attitude d’alors. C’est pourquoi, je fus donc bien surpris quand j’appris que l’URSS, ce 4 octobre, venait d’envoyer dans l’espace Spoutnik I, pour contourner la Terre.
L’émotion collective, si je me rappelle, dura trois ou quatre jours. Les imaginations s’enflammaient. On datait cette réussite l’entrée dans une nouvelle ère de l’humanité. Désormais, un monde s’ouvrait, que l’homme avait pu expliquer certes avec ses équations mais n’avait pu observer que de la Terre avec ses télescopes. De ce moment, la science rejoignait la science-fiction. Et Prométhée que la mythe avait sanctionné pour son orgueil, n’avait pas en vain ici affirmé sa volonté. L’homme se transmuait en surhomme ; Nietzsche en aurait été ravi, qui eût inclus ce dépassement dans la pérennité de son éternel retour, excluant toute transcendance…
En tous cas, avec cette réalisation, il nous était donné de reconnaître qu’un état dictatorial et totalitaire pouvait, sur fond de misère, dresser des monuments, des ouvrages d’art, ou réaliser des exploits pharaoniques. Le métro de Moscou en avait déjà été une preuve.
Ce faisant, les Etats-Unis assumaient mal le coup. Ils venaient d’être poignardés dans le dos. Il allait falloir, maintenant, qu’ils s’en remettent. Dans leur volonté de maîtriser l’espace les premiers, ils étaient atteints. Ils ne seraient jamais plus que les seconds. C’était pour eux, une sorte de nouveau Pearl Harbor. Et ils étaient affolés à l’idée qu’un bolide soviétique pouvait de l’espace, en ses rondes, surveiller, contrôler, voire toucher de ses fusées, chaque partie de leur territoire. (Effet que Khrouchtchev, lui, se réjouissait d’avoir obtenu.) Mais ils durent sortir de cet ouragan émotionnel et accepter froidement (sans jeu de mots) un accord implicite conduisant au partage de la planète…
Le mieux, après tout, pour eux, était de considérer que l’engin n’était qu’un grand jouet, une réussite technique comme les autres, vite effacée par celles qui suivront, personne n’ayant d’aucune un bien long monopole. Ainsi en avait-il été pour eux avec la bombe atomique. Ils pouvaient considérer encore que le bolide (pour reprendre l’expression d’un de mes amis) n’était pas « un aliment pour la pensée », comme l’étaient les grandes créations de l’époque : la physique nucléaire, la cybernétique, les nouvelles conceptions de l’univers… Quoi ? Presque un gadget ! Mais voilà, quelques jours plus tard, le 7 novembre, en vue de célébrer le 60ème anniversaire de la révolution bolchevique, un nouvel engin est lancé dans l’espace : Spoutnik 2, habité maintenant par une chienne, Leïka. Sans doute, ils avaient, en même temps que les Russes, déjà envoyés des animaux en vol suborbitaux. Mais là, c’était autre chose ! C’était même un pas en avant sur Spoutnik 1.
On apprendra, plus tard, que l’engin avait été construit à la hâte pour marquer l’événement et, beaucoup plus tard encore, que le destin de la pauvre chienne, devenue entre temps une icône en URSS, n’avait pas été ce que les Russes avaient laissé croire. Qu’il avait été même lamentable. Qu’elle était morte étouffée après quelques heures de vol. Et le scientifique Oleg Gazenko, responsable de la mission, désolé, dira, au sujet de Leïka : « Nous n’aurions pas dû le faire. Nous n’avons pas appris suffisamment de cette mission pour justifier la mort d’une chienne. »
Cela dit, au moment où nous étions, il y avait bien à parier que d’autres engins seraient lancés et que le ciel, provisoirement, allait être russe et devenir éventuellement le lieu d’où toutes sortes de fusées seraient à même d’être lancées sur n’importe quelle ville du globe…
Le seul espoir pour les Etats-Unis, était donc de se répéter que la possession d’un savoir-faire n’est toujours qu’éphémère, que les merveilles de la technique sont vite copiées et surclassées et que la priorité soviétique n’avait aucune raison de se croire définitive.
L’on pouvait bien imaginer en fin de compte que les Etats-Unis n’en resteraient pas là, qu’ils ne se résigneraient pas à ce recul, ne se prosterneraient pas devant les hommes du Kremlin ; et l’on pouvait pressentir qu’une folle course aux armements allait se suivre, pour la recherche, dans l’un et l’autre camp, de quelque dérisoire position de force.
Fin décembre, j’assistai au repas de fin d’année des vieux communistes de Nogaro. Mon père était parmi eux, mais il aimait souvent à les taquiner avec sa fibre trotskiste. Nous étions assis autour d’une grande table à rallonges, dans la maison de l’un d’eux. A côté de nous, sur un grand buffet, il y avait le grand pot de daube fumant, qui viendrait au cours du repas, et des croustades gersoises de deux sortes, des roulées et des feuilletées, qui viendraient, elles, en fin de repas, tandis qu’au four finissait de cuire une dinde aux marrons qu’on sentait et qu’on entendait frire. Mais, comme entrée, il y avait, sur la table, dans la première des assiettes de chacun de nous, deux tranches de foie gras accompagnées de pain d’épice, servies avec du vin nouveau, encore un peu trouble, appelé bourret dans le pays.
Tous les amis avaient en commun d’avoir appartenu à la Résistance, voire au maquis Parisot, fait sauter quelques ponts, attaqué des convois allemands. Et, la guerre finie, d’avoir eu la fierté de recevoir Duclos, originaire de la région tarbaise, et le vieux Cachin. Mais ils partageaient aussi la même vision stéréotypée et idyllique de l’URSS. Pour eux, l’URSS avait abattu un régime tsariste pourri et inégalitaire, puis opéré (sans grandes bavures) la révolution. Elle avait supprimé les immenses domaines, distribué les terres aux pauvres, puis après une éducation réussie du peuple, procédé à la collectivisation. Ce faisant, elle avait instauré une société sans classes, sans riches et sans pauvres, et, finalement, amélioré le sort de tout le monde. (Mes amis de Nogaro ne connaissaient pas le pacte germano-russe et, s’ils le connaissaient, trouvaient des excuses à Staline, voire des idées géniales de stratège.) Puis venaient les grandes pages de l’histoire de l’URSS : l’invasion nazie, le martyre de la population, enfin l’héroïque défense du pays par l’Armée Rouge, les millions de morts et la victoire finale sur le nazisme -russe aux trois quarts !
La guerre finie, il y avait eu un engouement des populations libérées pour l’URSS ; elles s’étaient ralliées à la vérité et à la justice que cette dernière apportait au monde. Ainsi, elle avait étendu son influence sur une grande partie de la terre. Quand on regardait une carte, c’était même époustouflant ! Mais nos amis n’étaient pas à quelques hectares près ! D’ailleurs, le PC filtrait pour eux les vraies réalités : la misère, les déplacements de population, les procès iniques, les liquidations masquées… Le parti leur disait seulement qu’on enfermait ou qu’on abattait quelques traîtres qui le méritaient bien, ou des écrivains qui pensaient mal.
On en était à la dinde et on commençait à avoir pas mal bu. Alors le vieux Baptiste, l’ancêtre du groupe, un brave charbonnier, gros et courtaud, toujours échevelé, mais le plus convaincu de la bande, se leva en brandissant son verre et cria : « Vive le Kominform ! » j’ignore si le mot fut bien compris de tous. Cependant, il fit rire tout le monde et l’on dut penser que, venant du vieux Baptiste, il avait une haute signification. Mais personne ne le reprit en écho.
-En tout cas, fit le coiffeur -un petit homme sec et nerveux dont tout le monde connaissait la verve militante (il débitait chez lui ses démonstrations postillonnantes tout en se fixant dans la glace du magasin, son rasoir en main, tandis qu’en dessous son client attendait, les joues pleines de savon) Vive les Spoutniks ! Au moins eux, ils vont faire peur aux Américains ! Je vous le dis ! je crois qu’on va bientôt assister à la révolution mondiale !
Ce qui m’étonnait, c’était que personne ce soir-là ne vint à l’essentiel : la dénonciation par Khrouchtchev des crimes de Staline, au 20ème Congrès ! J’y voyais, une fois de plus, l’action filtrante du PC français sur les militants. Mais je n’étais pas là pour casser la fête ; ce qui, de toute façon, n’eût rien changé -sinon, pour l’instant mettre mon père dans l’embarras, relativement à ses camarades.
Toutefois, je commençai, ce jour-là à m’éveiller sérieusement au grave problème que posait en particulier la politique : celui de Mal ! Problème que je devais rencontrer, d’ailleurs, tout au long de mes analyses des grands opéras. Et, à peine rentré chez moi, je me disais (en pensant aux crimes bien acceptés, bien formatés, bien justifiés, des Japonais sur le peuple chinois en 37, puis à ceux des Nazis sur les Juifs, qui allaient suivre) qu’il y avait là non pas seulement un problème, mais un mystère dont je devais découvrir, pendant des années, combien il avait hanté Dostoïevski.
Ici, à Nogaro, en cette soirée bon-enfant, cette impasse sur les crimes de chefs qu’on admire, ou cette acceptation plus ou moins tacite de leur existence, m’avait paru illustrer cette immense question ou cet immense mystère -qui n’a peut-être de réponse que religieuse. André Malraux rapporte, à ce sujet, qu’ayant rencontré Gorki dans un jardin de Crimée, ce dernier lui aurait dit : « J’ai demandé à un komsomol, vers 1925, ce qu’il pensait de Crime et Châtiment, il m’a répondu : Que d’histoires pour une seule vieille !
Armande, la femme du coiffeur nogarolien volubile, était placé ce soir-là à côté de moi. C’était une camarade d’école de ma mère. Elle était aussi frénétiquement possédée que son mari par l’engagement politique. Elle ne voyait partout que des riches à abattre, que bourgeois à exterminer. Elle piquait avec des aiguilles la poupée qu’elle avait confectionnée, représentant le maire de Nogaro, censé avoir placé de l’argent en Suisse. A un moment, elle me dit :
-Au fait, Jacques, ton père m’a appris que tu étais allé en URSS. Ça a dû être une sacrée découverte. Tu pourrais faire une conférence.
Elle était de ceux qui pensaient que je n’avais aucun doute là-dessus. D’ailleurs, en tant que fils de Denise et de Camille, je n’aurais pas pu penser autrement. Sans quoi, ils auraient enfanté un serpent. Et ils n’avaient pas été envoûtés quand ils m’avaient conçu ! Aussi, la connaissant bien, je la craignais.
Comme elle me questionnait intensément, je lui dis les choses, mais en bémol.
-Quand même, faisait-elle, un peuple qui a été asservi et qui a montré au monde ce dont il était capable : à commencer par les Spoutniks !
Je ne pus pas me retenir de lui dire que ces réalisations techniques avaient été accomplies au dépens de tout le reste.
-Et tu veux dire quoi tout le reste ?
-Eh bien ! Le confort, le bien-être. Il faut te dire que, là-bas, la vie, qui a été un moment plus facile avec Lénine, est redevenue dure. Ce n’est pas comme chez nous. Ils ne connaissent, sinon la misère, mais du moins le manque. Moi-même, je leur ai amené des vêtements.
Elle était cramoisie. Elle m’en voulait de ce que j’ai pu faire ce genre d’observations.
-C’est tellement grave, ajoutai-je (finalement je disais ici des choses que je m’étais pourtant défendu de développer), que Khrouchtchev, un des dirigeants qui a l’air de s’imposer de plus en plus, va revenir sur certaines décisions de Staline.
-Quoi par exemple ?
-Eh bien ! Le collectivisme.
-Tu veux rire ?
-Pas du tout. Bon stalinien, Khrouchtchev a été, au départ, pour le système que tu connais. Maintenant, voyant que cela ne colle plus, il se hâte de revenir à la propriété privée. Il accorde aux paysans le droit d’utiliser et de vendre la récolte produite sur les minuscules domaines qui leur sont alloués. Ce qui correspond à leurs vœux.
-Mais qui t’a dit tout ça ?
Je me contentai de sourire.
-Dis-toi, fis-je enfin, qu’en Hongrie, ils avaient déjà voulu en finir avec les kolkhozes, et, qu’en Pologne, ça commence aussi à remuer.
Elle était maintenant à bout. Et comme pour l’achever, j’allai jusqu’à lui dire que le même Khrouchtchev avait l’air de vouloir que chaque pays, finalement, aille au communisme par le chemin qu’il préférait. Et la regardant fixement, je lui demandait en souriant si elle tenait toujours à ce que je fasse une conférence. Elle ne me répondit pas.
Alors, abattue :
-Ce qu’il faut toujours avoir en tête, c’est la situation d’où les Russes sont partis…
Voyage en URSS
Retour d’URSS
J’allai, cette année-là, en URSS, au mois d’août, pour voir ce qui s’y passait. Je connaissais bien le militantisme des communistes de ma ville natale, de même celui de certains élèves de l’Ecole Normale de Rouen. Je connaissais aussi le climat de camaraderie qui régnait chez tous les sympathisants ; et, si je remontais plus haut dans ma vie, je pouvais trouver des décisions d’engagement à gauche, lorsque j’aidai par exemple à faire libérer Henri Martin(*), au cours de la guerre d’Indochine, contre laquelle j’étais.
(*) affaire Henri Martin
Mais, à présent, influencé certainement par André Ferré, mon professeur principal à l’Ecole Normale, et surtout par l’affaire dont il avait été la victime de la part d’élèves engagés, je ne supportais plus l’extrême climat de violence à l’endroit de ceux qui ne pensaient pas comme eux. Pourtant, j’avais fait en sorte, de m’enfermer avec eux dans cette haine. Je m’étais dit, qu’issu d’un milieu modeste, je ne pouvais pas moins haïr les nantis -ces gros bonnets à dents d’or, avec quoi ils dévoraient les démunis. Et j’en été venu, eu égard à mes amis communistes nogaroliens, des gens qui m’avaient connu comme enfant, qui n’imaginaient pas que je puisse penser autrement qu’eux, à éprouver une sorte de culpabilité. Mais rien n’y avait fait : quoique simple petit instituteur (comme on disait à l’époque), je ne me sentais pas prolétaire, comme l’idéologie l’eût voulu.
Deux choses finirent de me libérer du PC : la considération (enfin) de ce qu’avait été le pacte germano-soviétique et le voyage que j’entrepris alors en URSS.
Je ne me rappelle plus maintenant l’organisme avec lequel je partis, ni certains petits détails du voyage. Mais, ce que je garde en mémoire, ce sont certains moments de grande signification.
Notre première étape était Berlin-Est. Le voyage de nuit en chemin de fer avait été long et, à Berlin-Est, l’attente dans le train interminable, tellement les contrôles s’étaient avérés tatillons. L’un de nous, qui ne présentait pas sans doute pas un visage rassurant (il avait une allure hippie), fut particulièrement inquiété. On avait fait venir pour lui un contrôleur parlant français. Nous avons bien cru, à un moment, qu’on ne le laisserait pas passer. Enfin nous foulâmes le quai ! après tant d’heures d’immobilité, nous nous sentions des ailes aux talons. Il était encore tôt, la ville était grise, triste, avec des avenues rectilignes, des immeubles hauts et réguliers, dans le style de la RDA. Mais le temps fut tout à coup superbe, comme nous entrâmes dans le fameux parc Treptower.
On passa sous des frondaisons qui, avec la distance, me parurent avoir été très élevées et très nombreuses. Puis les arbres s’écartèrent et l’on eut devant soi une immense allée : large, longue, infinie… De chaque côté, de loin en loin, d’imposantes stèles chargées de bas-reliefs et d’extraits du catéchisme communiste, tirés des textes officiels. Nous allions de l’une à l’autre, pour voir, pour lire. Bornes édifiantes, le long d’un trajet qui se voulait pédagogique. L’édification était sans doute savamment dosée, pensée, pour qu’on arrivât au bout de l’allée parfaitement formé. Je ne sais pas si aucun de nous eut vraiment le courage de ce déchiffrement, bien que presque tous les participants du voyage fussent des militants.
Quand nous arrivâmes au bout de l’allée, nous étions au pied d’un grand escalier de pierre qui montait de façon assez raide dans ce que j’appellerai le Saint des saints. Là était une plate-forme d’où s’élevait une sorte de minaret géant, une tour encapuchonnée à l’entrée de laquelle on accédait (je crois) par un petit escalier. A l’intérieur, on était pris par une atmosphère de recueillement : une lumière feutrée, un peu froide, la tour étant ajournée d’ouvertures pareilles à des vitraux. Recueillement à la mémoire de tous les héros tombés au cours de la Seconde Guerre mondiale pour la défense de « la Cause .» Je ne revois pas précisément ici ce que j’avais à mes pieds ou devant moi (une sorte d’autel peut-être), mais je me rappelle que, le regard s’élevant, on pouvait apercevoir au sommet de la tour en forme de coupole, là où on aurait pu s’attendre à trouver quelque Dieu-Pancréator, la Faucille et le Marteau…
Je voyais dans tout cela, de façon éloquente, l’illustration de cette idée de Chateaubriand que le socialisme, c’est à dire l’ensemble des conceptions progressistes de son époque, n’était autre qu’une laïcisation de christianisme. Ce que celui-ci offrait dans un ailleurs, celui-là l’offrait dans un paradis terrestre à venir. La direction n’était plus verticale, mais horizontale. Cet infléchissement du sens de la doctrine chrétienne me parut être, à l’occasion de cette visite, d’une incroyable évidence. Le communisme était finalement un christianisme devenu fou. Une foi en remplaçait une autre. Mais là ne s’arrêtait pas mon constat. Ce qui m’aveuglait ici, c’était que le communisme tirait son prestige auprès des masses de ce qu’il intégrait à sa vision tout ce qui était le propre du christianisme : sa vêture de rites, d’images, de promesses, celles-ci enfermées en des textes fondamentaux (les nouveaux évangiles) et en des penseurs déclarés officiels (les nouveaux prophètes) -sauf que tout, dans ce transfert, était devenu biologique : adoration des foules, de la vie sociale, et porté à une incandescence qui rendait possible toutes les dérives.
J’admettais qu’on ne crût pas. Je pensais qu’on pouvait avoir des raisons de ne plus croire. Mais cette distorsion, cette récupération de la vieille foi, me semblait horribles. J’envisageai, ce jour-là, qu’il y aurait, à force, un retour du balancier. La leçon de ce parc viendrait à ne plus passer. Et je devais plus tard, dans ma lecture de Spengler, découvrir que ce dernier prévoyait en effet en URSS, après l’effacement d’une civilisation « faustienne », l’avenir d’une culture « dostoïevskienne.»
Le peuple moscovite était touchant. La vieille Russie, qui formait cette strate de la psyché collective que le lavage de cerveau n’avait pas entamée, était toujours là, comme au temps de Tolstoï. Partout, nous étions salués, accueillis avec une effervescence joyeuse. Quand nous montions dans les autobus bondés, les gens assis nous offraient leurs places et ils étaient vexés si nous refusions. Quand nous descendions aux arrêts, souvent encombrés, ils formaient vite un groupe autour de nous et entonnaient l’un ou l’autre des célèbres chœurs russes, auquel nous participions. Le groupe des choristes avait une fois, débordé sur l’avenue, où la circulation n’était pas ce qu’elle est maintenant. La police nous fit ranger pour laisser passer un véhicule qui avait ralenti et sur la plate-forme duquel se dressait, dans un châssis métallique très aéré, une immense statue. Mais on ne pouvait pas l’identifier. Alors je fis en souriant : « C’est Lénine ! » Dans notre groupe et chez nos moscovites, tout le monde sourit aussi ; certains de ces derniers même avec un clignement d’yeux à mon adresse. Le mot Lénine avait donc été compris. Mais le guide, qui nous surveillait sans cesse et se surveillait elle-même sans cesse dans tout ce qu’elle disait, se montra très inquiète, quand nous eûmes quitté nos amis moscovites. Elle craignait que j’ai dit cela avec humour, même si je l’assurais du contraire. Elle se méfiait des mouchards, car elle tenait à sa place ; et, dès ce moment, elle m’en voulut.
Peu de temps après eu lieu une autre scène. Une très vieille dame s’approcha de moi, me marmonna quelque chose que le guide me traduisit. La vieille dame disait venir de Sibérie et n’avoir jamais approché de gens venant du bout de l’Europe. Elle portait les vêtements noirs des femmes de la campagne, un grand châle bariolé à grands dessins floraux et une coiffe aussi bariolée à dessins géométriques. Elle me sourit et je lui souris -nos sourires scellant la rencontre de deux êtres venant d’univers géographiques et historiques à l’infini l’un de l’autre. Mais je croyais remarquer sur son visage pourtant éclairé par son sourire l’ombre menaçante de la mort. Je sentis qu’elle m’avait deviné et elle me sourit à nouveau, différemment, d’un sourire cette fois plus large et, ce faisant, elle avait les yeux humides. Alors, élevant sa main qui tremblait par-dessus cet écart, maintenant dû à nos âges, elle la porta délicatement à mon visage et, de ses doigt décharnés et fendillés, me scruta muscle à muscle, presque comme eût fait une aveugle. Je fondis d’émotion. Je l’embrassai. Elle se laissa faire, mais sans oser m’embrasser à son tour, car je voyais à ses regards qu’elle craignait la guide qui nous observait, décontenancée, trouvant à l’évidence que le comportement de cette femme ne s’inscrivait pas dans les réactions normales d’une vraie soviétique. Finalement, embrassant une dernière fois la vieille dame, je lui offris ostensiblement mon stylo : je n’avais rien d’autre sur moi. Un très beau stylo. Elle le refusa d’abord, mais comme j’insistai, elle fut tenue de l’accepter. La guide était trop remontée pour traduire éventuellement des paroles pouvant accompagner cette offre. Aussi ne tentai-je pas de la solliciter. Mais il y eut, entre elle et la vieille dame, un échange où je compris, au ton de la voix, qu’elle était tout sauf aimable à l’endroit de cette dernière. Il n’en fallut pas plus pour que je devienne sa bête noire.
Généralement, on se prépare très tôt pour aller voir, Place Rouge, les dépouilles de Lénine et de Staline. C’est ce que nous fîmes ce jour-là, espérant n’avoir pas à consacrer à la visite plus d’une matinée.
J’ai toujours aimé les lieux où l’on joue avec la mort ; où l’on voit des rangées de squelettes offerts à la contemplation des humains déclenchant, soi-disant, nos méditations sur l’existence. Ce qui se passe, en fait, c’est qu’on est étrangement ludique, qu’on caresse du regard (puisqu’on est censé ne pas toucher) tous ces contours osseux. Mais on se force à méditer au caractère éphémère de la vie. Si l’on a quelque culture, on évoque les passages de la Bible là-dessus, si l’on a quelques lettres, on cite des textes célèbres sur la mort. On est sollicité par ces grandes références. Au bout du compte, on est requis par ceci ou cela, sauf par l’essentiel, qui est notre finitude. D’autant que, finalement, ce qu’on savoure dans ces endroits, c’est notre chance d’être encore en vie. J’ai même le sentiment qu’il n’y a rien de plus joyeux, de plus innocemment exaltant, que la manipulation de restes humains, quand on est par exemple préposé à le faire, comme au musée du Trocadéro, ou lors de l’exhumation d’une tombe ancienne où l’on a la charge de ramener une à une toutes les parties d’un squelette. D’ailleurs les fêtes d’Halloween ne jouent-elles pas avec cette joie ? N’enrubannent-elles pas des tibias ? Ne coiffent-elles pas des crânes ? Aussi n’allai-je pas au Kremlin, ce jour-là, avec un autre état d’esprit que celui-là. Même si ce n’était pas des squelettes ni des momies que nous avions à voir, mais des corps embaumés savamment, scientifiquement ; même si ces derniers n’étaient pas ceux d’anonymes mais d’hommes ayant modifié le cours de l’Histoire.
Comme nous approchions du Kremlin, je dis tout cela (ou du moins un peu de tout cela) à notre guide, et ce entendu par tous mes camarades de voyage. Leur militantisme ne confinant tout de même pas à la bêtise, ils rirent tous. Mais la guide vit là une nouvelle provocation de ma part, non seulement à l’endroit des deux grands leader mais encore de l’URSS ! Elle était stupéfaite de tant de légèreté. Elle voyait là, à ce que je comprenais, une marque morbide, malsaine, de ce que la décadence bourgeoise produisait dans des cerveaux comme le mien. Et à ce que je pus comprendre encore et à ce que me firent comprendre mes camarades, elle était très inquiète. Elle était d’ailleurs toujours inquiète de quelque chose. Elle imaginait ce que risquait d’être mon comportement au mausolée. Elle craignait que je me mette à rire nerveusement à la vue des deux corps et ne déclenche un scandale.
Cela dit, nous mesurâmes dehors une fois de plus la gentillesse et le sens de l’hospitalité du peuple russe. A peine étions-nous arrivés, à peine avions-nous pris place au bout de la queue immense qui attendait devant le mausolée, que les personnes qui nous précédaient parlèrent à notre guide. Il nous était proposé, comme nous étions touristes, d’aller nous mettre en tête.
Les deux dictateurs étaient allongés côte à côte, magnifiquement conservés. Staline n’ayant pas encore été complètement dénoncé pour ses crimes, il était là en sursis, avant de rejoindre le cimetière. Les gens défilaient en silence autour du corps, anéantis par cette vue, dénucléarisés, aussi touché que par la mort d’un être cher. Leurs traits étaient figés, leurs yeux fixés sur les dépouilles, comme sur pédoncules pour lieux voir. Même s’ils ne devenaient pas pour autant ces monstres de Jérôme Bosch, dont les difformités ne sont après tout que la vitrine de leur intériorité, j’avais peine à les voir comme l’équivalent de ces gens que j’avais vu, que je voyais, que je verrai dans les rues, apparemment eux-mêmes. Non atteints par cette alchimie de la dépersonnalisation au profit de leurs leaders.
Je songe, maintenant, en 2010, qu’après la déstalinisation, la foule a continué à venir dans ce mausolée, aussi extasiée par la vue du seul Lénine, qui récupérait à lui tout seul ce capital d’enthousiasme. Mais je m’interroge cependant : quel était en fait le vécu de ces nouveaux pèlerins, maintenant qu’un de leurs chefs, qu’ils avaient cru intouchable, était déboulonné ? Avaient-ils continué à venir pour un, comme ils l’avaient fait pour deux ? Aussi peu pénétrés par le doute ?
En ce jour de 1957, j’observais ces chefs immobilisés dans la mort, étonnés qu’ils eussent pu, presque à eux tout seuls, changer la face du monde ! La fille de Staline n’avait pas encore écrit sur son père, pour nous aider à comprendre. Etonnement n’est pas émotion. Ainsi observai-je ces dépouilles sans cette émotion avec laquelle j’aurais contemplé (je crois) les cadavres embaumés d’Alexandre ou de Jeanne d’Arc. Je pensais aux pharaons, à leur embaumement à eux, à leur enfouissement dans des tombes cachées. Quelles différences ! Quels changements d’optique ! La matière est infinie et je la laisse à la réflexion des experts ou des historiens. Cependant, ce qui m’apparaissait évident, était que cet embaumement des deux chefs politiques permettait cette monstration glorieuse qui ne leur assurait aucune survie personnelle, alors que l’enfouissement des pharaons en leurs tombeaux secrets était la première étape d’un processus où ils réintégraient en eux la réalité transcendante du dieu solaire Atum-Rê.
Comme je sortais du mausolée avec le groupe, je dis à ma guide le genre de réflexions où la visite m’avait entraîné. Après ma théorie sur la joyeuseté que m’inspiraient squelettes et momies, voici que je lui développai ma théorie comparatiste touchant les cadavres embaumés des deux chefs soviétiques et des pharaons. Elle était stupéfaite de cette comparaison. Vraiment, pour elle, je ne serais jamais dans la note. Et je crois qu’à partir d’ici, elle me tint pour irrécupérable et dangereux.
Au bout de trois ou quatre jours, on avait changé la guide pour une autre. Sans doute avait-on souhaité qu’elle ne s’habituât pas à nous, afin de n’avoir pas le temps, elle et nous, de mieux nous connaître et donc de nous exprimer plus librement. La nouvelle était encore plus fermée et plus austère que la précédente. Sa connaissance de la langue française était moins bonne ; et elle n’avait surtout de performance linguistique que pour nous fournir les précisions relatives à notre emploi du temps et les quelques renseignements sur ce qui avait été décidé que nous pourrions voir.
En fait, nous étions très encadrés, soumis à une discipline très stricte et interdits de visiter par nous-mêmes. Que l’un de nous s’éloignât, il était tout aussitôt l’objet de l’attention inquiète de la guide, qui nous arrêtait tous pour laisser au traînard le temps de nous rattraper. L’organisation, de plus, était très contraignante. Qu’on fût à une extrémité de la ville ou dans les faubourgs (au cosmodrome, par exemple, pour voir les fusées), on revenait toujours déjeuner au même restaurant, où chacun avait sa place et sa chaise. Je revois le lieu, qui n’avait rien d’un cabaret russe et d’où je ressortais affamé. Il était impossible, même en payant, d’obtenir un supplément. A fortiori de caviar ! L’établissement n’ayant pas de réserves, sa gestion était très programmée et la moindre initiative de la part d’un serveur eût sans doute fait chasser ce dernier.
C’est avec notre second guide, parlant difficilement le français donc et n’ayant guère de connaissances, que nous visitâmes les vieux quartiers. Mais son dada (qui le rongeait le temps des visites) était de nous faire prendre le métro. C’était là seulement qu’elle avait le sourire et parvenait à être aimable. Car c’était, disait-elle, le métro le plus luxueux du monde, et un don de Staline. A quoi j’aurais pu lui répondre que ce dernier l’avait fait construire, alors qu’il condamnait tout un peuple d’esclave à la disette. Par contre, elle restait atone devant les merveilleux palais et les merveilleuses églises à bulbes, souvent fermées. Elle nous faisait passer très vite devant. Elle ne comprenait pas que nous portions presque plus d’intérêt aux édifices de la vieille Russie qu’aux réalisations modernes de l’URSS. Mais là où son étonnement fut le plus grand, c’est quand elle s’aperçut que la plupart de nous n’étions pas emballés par les peintres dit réalistes du musée Tretiakow. Nous n’étions certes pas venus à Moscou pour ne voir que des icônes. Cependant, ce que nous voyions là était à vomir : Staline, par exemple, debout dans un champ de blé ou de maïs, dont il est censé assurer la fertilité, et regardant de profil, au loin, un horizon prometteur : encore du maïs ou du blé ! or notre pauvre guide ne pouvait alors trouver une approbation de ses goûts dans la bouche d’un de ses dirigeants. Car, c’est seulement en 1962, que Khrouchtchev dira au sujet de la peinture abstraite « ces soi-disant peintures ont l’air d’avoir été faites par un âne avec sa queue… Je n’aime pas les tableaux où les femmes ont la tête à la place du nombril… Ceux qui font ce genre d’art devraient bien peindre leurs tableaux sur la partie la plus charnue de leur individu ! Comme ça, au moins personne ne la verrait.
La chose la pus frappante de ce pays, qui passait pour être le plus puissant du monde avec les Etats-Unis, était que, pour nous occidentaux, il manquait de tout. Aussi l’organisme de voyage, qui connaissait le marasme, nous avait conseillé d’emporter quelques vêtements pour les offrir éventuellement à de jeunes russes : c’étaient, pour les hommes, des jeans, des T.shirt, des baskets, des ceintures à grandes boucles… En ce qui me concerne, je les avais vite donnés, très discrètement, lors des visites avec la première guide. Voilà que la seconde nous avertit, un jour, que nous ferions, le lendemain après-midi, une halte près de la Moskova. Et, par extraordinaire, nous étions autorisés à nous y égailler dans un rayon de cent mètres. Le camarade, qui partageait la chambre avec moi et n’avait pas encore distribué ses vêtements, les prit le matin sur lui dans un grand sac à dos.
Nous étions assis, lui et loi, sur un banc, face au fleuve. Cinq ou six jeunes gens arrivèrent. Bien sûr, ils s’arrêtèrent, intrigués et heureux d’apprendre que nous étions français. Les discours étaient fort succincts mais les gestes et les mimiques fort éloquents. Bientôt le camarade ouvrit son sac et sortit tout un trésor d’Ali Baba : une paire de baskets, deux ceintures, deux chemises de sport, un jeans… Ce fut la liesse, car ils comprirent que tout cela était pour eux. Ils nous embrassèrent -même moi qui avais pourtant les mains vides.
J’ai oublié, maintenant, la manière dont ils se répartirent les affaires. L’un de nous nous fit alors comprendre qu’étant tous à peu près de la même taille, nous pourrions bien après tout échanger nos vêtements. Le camarade, pris par un élan de générosité, se déshabilla. L’autre en fit autant. Ils se retrouvèrent bientôt en slip. Ça riait de part et d’autre aux éclats. Le noyau de notre groupe, qui était resté un peu plus loin avec la guide, autour d’un autre banc, entendant nos rires et voyant ce qui en était, courut vers nous. Alors se produisit un phénomène de groupe : tous les garçons du voyage se déshabillèrent pour échanger leurs vêtements. Moi-même, je suivis le mouvement. Tout le monde, maintenant, côté russe et côté voyage, se retrouva en slip. On s’évalua, et, en fonction de nos gabarits, on s’échangea donc les vêtements. Les filles, elles, étaient pliées en deux de rire. Des passants pour le coup s’arrêtèrent, essayant de comprendre ; et, ayant compris, avaient l’air de trouver l’idée sympathique. Mais deux agents de la sécurité survinrent, dont un avec une mine patibulaire, qui avait sans doute la carte du parti. On voyait bien qu’il n’appréciait pas. Il parla longtemps avec la guide, qui se montrait de plus en plus inquiète. A n’en pas douter, elle tâchait de lui faire comprendre la raison toute humaine et généreuse de ce déshabillage collectif. Mais la discussion se poursuivait. La guide à présent, à ce qu’on voyait, se défendait -disant certainement qu’elle avait été dépassée par l’événement. L’agent de la sécurité, lui, n’était pas calmé pour autant. Il rédigea une sorte de procès-verbal.
Nous étions déjà tous rhabillés depuis un moment, quand il partit. C’était cocasse de nous retrouver soudain dans des vêtements qui n’étaient pas les nôtres et nous allaient plus ou moins bien. La guide dit qu’il fallait maintenant partir au plus vite. Mais avant, on s’embrassa tous à la russe, côté russe et côté voyage.
En reprenant notre visite, la guide, malgré son manque de familiarité avec la langue française, réussit à nous faire comprendre la réaction du fonctionnaire. Dans cette affaire, on avait quelque part porté atteinte à l’image de la société soviétique ; et c’était là, pour l’agent, un jeu finalement pas très innocent, dont elle était responsable.
Le lendemain, nous eûmes pour le coup un homme comme guide. Un échalas osseux, d’un blond cendré, cheveux et sourcils, avec des verres épais de forte myopie, laissant filtrer les reflets violets de ses petits yeux enfoncés : une de ces têtes d’intellectuel révolutionnaire, que j’aurais bien imaginée être celle d’un commissaire du peuple au temps de Lénine. Il parlait, lui, couramment le français.
C’est avec lui que nous allâmes à Leningrad. Je ne sais pourquoi je l’eus à côté de moi dans le train. Une des deux guides, peut-être la première, lui avait-elle parlé de moi ? J’en profitai pour lui demander quel mal il y avait eu à s’échanger les vêtements entre garçons.
-Aucun, dit-il ; c’était même très sympathique.
-Alors, pourquoi, fis-je, le changement de guide ?
Il déclara que le changement n’avait aucun rapport avec cette petite histoire.
-Il n’empêche, ajoutai-je, que je constate que vous êtes au courant.
Il sourit.
Dehors, la terre russe défilait, plate, infinie, avec de loin en loin des groupes d’arbres enfermant une isba, et dans une lumière crépusculaire, vu que nous allions voyager de nuit. Il avait envie de parler. Pas moi. Je n’avais d’envie que celle de me perdre, au travers de la vitre du compartiment, dans cette platitude infinie et mélancolique, avant que la nuit ne l’effaçât. Mais comment ne pas être aimable ?
Il me demanda ce que je faisais en France. Je le lui dis ; et je ne lui cachai pas non plus que je venais de rentrer d’Algérie où j’avais participé à des combats. Il me demanda ce que j’en pensais. Ici, je restai évasif, car je ne voulais pas qu’il assimilât l’anticolonialisme auquel j’étais venu à du communisme. Comme je me taisais toujours, il me dit que nous faisions une sale guerre et que nous allions en venir où nous en étions venus avec l’Indochine. Je lui fit observer que beaucoup de Français pensaient que l’Algérie c’était la France : trois départements français ni plus ni moins.
Alors il rit, il rit bruyamment. Je lui fis alors observer qu’on pouvait se tromper, et qu’eux s’étaient trompés, par exemple en Hongrie…
Ah ! fit-il, ce n’est pas pareil : en Hongrie, nous avions été appelés par les frères communistes.
J’étais sur des charbons ardents. J’avais envie de lui poser la question de savoir si le communisme n’était pas après tout une nouvelle forme de colonisation et si l’extension de la Russie, sous les tsars, n’avait pas été du colonialisme stricto sensu. Mais je sentis qu’il fallait en rester là, si je voulais poursuivre tranquillement mon voyage ; et j’attendais beaucoup de la visite de Leningrad, sur le plan touristique.
Le soir tombait déjà. On n’apercevait plus dehors que des masses confuses. Un alentissement des conversations en était résulté dans le compartiment quand, soudain, une des filles de notre groupe, que je savais militante trotskiste, vint chercher le guide. Il se leva avec une impétuosité joyeuse, qui me fit comprendre qu’ils se connaissaient déjà et avaient beaucoup à se dire -et peut-être à faire : ce qui n’était pas mon problème.
A Leningrad, les choses se passèrent très bien. Notre guide était fort instruit et nous confiait même pour chaque visite à un guide spécialisé. Il nous dit avoir obtenu l’autorisation. Ainsi la politique s’effaçait au profit de l’intérêt culturel où nous plongeait la ville : ses rues, ses avenues, ses places, ses quais, ses monuments, ses églises, son musée… La richesse de ce dernier me confondait, avec entre autre ses peintures de Rembrandt ou du Lorrain.
Au restaurant, un soir, on eut droit à du caviar. J’avais l’impression que l’URSS tolérait ici ce qui, ailleurs, eût fait problème. Non : ce n’était pas cette chape de plomb que j’avais ressentie à Berlin-Est, à Moscou, et que nous allions ressentir à Varsovie au retour. J’avais coutume de dire que dans ces derniers endroits on éprouvait le sentiment d’évoluer au sein d’un monde culturel comparable à une maison sans étage, où l’on étouffait quelque peu alors que chez nous, en extrême occident, l’étage était toujours là, qu’on y montât où pas. Fait de matériaux plus subtils que ceux du rez-de-chaussée, c’était, depuis Homère, Platon et le christianisme, l’étage des dieux, des Idées ou du divin -voire celui du Dionysos de Nietzsche. Ce qui, comme on voit, n’a rien de bien marxiste ! Mais à Leningrad, en dépit du régime, en dépit du nom que la ville portait, j’avais le sentiment que le dit étage était réapparu…
L’après-midi de notre visite au Palais d’été des tsars, je pouvais constater combien notre guide stalinien s’entendait avec notre camarade fille de voyage trotskiste. Leur différend idéologique ne les empêchait pas de vivre une idylle. Ne disait-on pas déjà en France à cette époque : « Faisons l’amour et pas la guerre ? »
Tout a une fin. Notre séjour à Leningrad avait eu la sienne et nous étions retournés à Moscou, où nous avions retrouvé notre chambre et notre restaurant. Le groupe, maintenant, se connaissait bien. Chacun savait tout -ou croyait tout savoir- sur chacun. Moi, je passais pour un droitiste sympathique et cultivé, un libéral de bon aloi, à qui, de ce fait, on pardonnait tout. Image dont je ne souffrais pas finalement. Aussi un camarade du groupe, voulant me rendre service, vint me conseiller d’avoir à me méfier du guide, de surveiller mes propos en sa présence. Sur quoi, je remerciai le camarade.
L’après-midi de notre première journée de retour à Moscou fut consacrée aux achats dans les grooms de la Place Rouge, vitrines entre autres de l’artisanat russe. On trouve là bois peints, poupées gigognes, châles, bonnets fourrés, mais aussi vodka et caviar. J’achetai, pour des amis paysans du Gers, tout un groupe de matriochkas à mettre sur leur grande cheminée de la cuisine, ces poupées étant le symbole de la fertilité ; et je devais les y revoir, pâlies, encrassées, enfumées, longtemps après la mort de mes amis, leurs enfants continuant à les y exposer comme « ce que Jacques a ramené de Russie à mes parents. » Mais surtout, j’achetai des disques. Une multitude. Musique symphonique, opéras -depuis les opéras de Glinka jusqu’à La Dame de pique de Tchaïkovski, en passant par Le Coq d’Or de Rimski-Korsakov. Le sort de ces disques s’avéra lamentable. Leur cire était mauvaise, ils abîmaient les aiguilles ; et le son aussi était mauvais. Comparativement, bien sûr, à ce qui se faisait en France. Aussi finirent-ils dans une cave, moisis par l’humidité. Mais en sortant des grooms à Moscou, comme j’en avais deux sacs pleins, je suscitai l’envie.
Le matin de l’avant-dernier jour de notre voyage, changement. Voilà que nous avions de nouveau notre second guide. Elle n’avait pas été très entraînante, mais tout le monde lui fit la fête. Certains lui demandèrent si elle n’avait pas été sanctionnée par notre faute. Car ils l’avaient vue bien ennuyée avec l’agent de la sécurité -troublée à l’idée de ce que, selon ce dernier, elle avait en quelque sorte laissé entamer l’image de l’URSS avec cette affaire de vêtements. Or, elle était maintenant toute excitée, toute hilarité. Elle faisait comme s’il n’y avait jamais eu vraiment de problème. Non : elle n’avait pas été inquiété à l’agence à cause de nous. C’est nous qui imaginions des choses ! On l’avait changée parce qu’on avait eu besoin d’elle ailleurs. La preuve : elle était de nouveau là ! on l’avait même chargée de nous annoncer qu’une rencontre avec de jeunes étudiants était organisée en notre honneur avant notre départ, et qu’elle aurait lieu le lendemain soir, sous la responsabilité du guide que nous avions eu à Leningrad.
-On ne comprendra rien ! fit quelqu’un.
Elle répondit qu’il y aurait des traducteurs et que quelques étudiants parlaient le français. D’abord, ajouta-t-elle, on ferait le bilan du voyage. On voulait savoir si l’URSS nous avait plu. Puis, dans un second temps, on aborderait le thème de ce qui se passait en France.
-Il sera donc question de la guerre d’Algérie ? lança un gars.
-Bien sûr, répondit-elle avec un charmant sourire et elle poursuivit en disant qu’en fait on aimerait connaître ce que nous en pensions. Ça intéresserait beaucoup d’étudiants de voir où en est le colonialisme en France.
-Oh ! lança, non sans joie maligne, une fille que je savais dure militante et que j’avais toujours évitée à cause de la langue de bois de son discours, tu pourras, toi, Jacques, parler du problème de l’Algérie plus que quiconque, puisque tu reviens de là-bas.
Alors j’ai répondu :
-Eventuellement, cela ne me gêne pas de dire si je suis pour ou contre la guerre d’Algérie. Je crois même que certains ici connaissent mes positions anticolonialistes. Mais je ne participerai pas à un débat où je sais que, par définition, on attend que je sois contre, et où je n’aurais pas le loisir d’être pour. C’est une question de principe.
Le lendemain, tous les camarades se rendirent comme un seul homme avec la guide à je ne sais plus quelle université. Le soir, très tard, quand mon camarade de chambre rentra, il me rapporta la séance. Elle avait été ce que j’avais deviné, compte tenu du guide ; et ce, malgré les dénonciations de Khrouchtchev, l’année d’avant, au 20ème congrès du parti communiste, touchant la politique de Staline. On y avait mangé du bourgeois et des capitalistes et on y avait attaqué le colonialisme français au sujet de l’Algérie et de l’affaire de Suez. Et notre amie trotskiste s’était alors enflammée.
-Mais c’est le guide qui s’est montré très en colère à ton endroit. J’ose à peine répéter les étiquettes qu’il t’a collées. Il s’est même mis une petite moustache sous le nez !
-Mais comment l’avait-il sur lui ? demandai-je.
Mystère !
Un débat que j’aurais très bien supporté en France, au sujet de Suez et de la guerre d’Algérie, mais pas à l’étranger -pas venant d’étrangers qui n’avaient aucune leçon à donner : Varsovie, Budapest, le Vietnam, la haine de Tito…
En une seconde, je vis alors ce qui allait m’arriver. Je craignis pour mes disques à l’aéroport. Je savais tout le monde au courant de cet achat excessif. Certes, je n’emportais pas comme Malraux des statuettes de valeur, c’était de simples disques. Mais quelle quantité ! L’une de mes deux valises était pleine à ras bords. On pouvait penser à du commerce. Alors le camarade de chambre me proposa la solution. Il irait demander à sept ou huit copains de se charger de quelques-uns de mes disques. Ce qu’il fit et finalement aboutit.
Curieusement, à l’aéroport, je fus le seul du groupe a être fouillé. Mais ma charge était raisonnable…
En ce mois d’août 1957, nous étions en URSS, sans savoir que se déroulait au Kremlin les plus sombres rivalités personnelles. Boulganine était aux commandes ; mais Khrouchtchev, comme premier secrétaire du parti, avait déjà éliminé ou fait éliminer ou faire éliminer Beria, Molotov et le cercle le plus stalinien du Politburo ; et il avait fait appel au Comité Central et surtout à Joukov, ministre de la Défense, qui l’avait finalement imposé. Mais ce joueur, qui aurait pu faire du Prince sa bible, n’a pas encore disgracié Joukov, son sauveur, devenu trop gênant : ce qu’il fera en octobre. Après quoi, il lui restera à remplacer Boulganine. Ce sera pour 1958 et alors Khrouchtchev aura tous les pouvoirs dans ses mains.
L’année 57, il a cependant assez de pouvoir pour forcer Pasternak à refuser son prix Nobel ; aussi comprend-on que, par la suite, il viendra à interdire le rock et à défendre en peinture le réalisme socialiste… mais, la chose l’arrangeant politiquement, il viendra à autoriser la parution de la nouvelle de Soljenitsyne, Une journée d’Yvan Denissovicht, qui, à elle seule, changera le cours du monde.
C’est cet homme énigmatique, non embarrassé par ses contradictions, rond et jovial, qui, comme nous étions en URSS, y tirait déjà finalement toutes les ficelles.
2
Rentré en France, je devais être comme tout un chacun subjugué à un moment par les prouesses techniques de l’URSS. Le ‘ octobre devait me faire repenser à ce cosmodrome moscovite que je me rappelais maintenant avoir visité non sans quelque distraction : j’y avais été passionnément sollicité par une discussion avec un camarade de voyage, laquelle n’avait rien de commun avec le monde des fusées. Etait-ce de ma part du scepticisme concernant les possibilités de réalisations de l’URSS dans le domaine spatial ? il devait y avoir quelque chose comme cela dans mon attitude d’alors. C’est pourquoi, je fus donc bien surpris quand j’appris que l’URSS, ce 4 octobre, venait d’envoyer dans l’espace Spoutnik I, pour contourner la Terre.
L’émotion collective, si je me rappelle, dura trois ou quatre jours. Les imaginations s’enflammaient. On datait cette réussite l’entrée dans une nouvelle ère de l’humanité. Désormais, un monde s’ouvrait, que l’homme avait pu expliquer certes avec ses équations mais n’avait pu observer que de la Terre avec ses télescopes. De ce moment, la science rejoignait la science-fiction. Et Prométhée que la mythe avait sanctionné pour son orgueil, n’avait pas en vain ici affirmé sa volonté. L’homme se transmuait en surhomme ; Nietzsche en aurait été ravi, qui eût inclus ce dépassement dans la pérennité de son éternel retour, excluant toute transcendance…
En tous cas, avec cette réalisation, il nous était donné de reconnaître qu’un état dictatorial et totalitaire pouvait, sur fond de misère, dresser des monuments, des ouvrages d’art, ou réaliser des exploits pharaoniques. Le métro de Moscou en avait déjà été une preuve.
Ce faisant, les Etats-Unis assumaient mal le coup. Ils venaient d’être poignardés dans le dos. Il allait falloir, maintenant, qu’ils s’en remettent. Dans leur volonté de maîtriser l’espace les premiers, ils étaient atteints. Ils ne seraient jamais plus que les seconds. C’était pour eux, une sorte de nouveau Pearl Harbor. Et ils étaient affolés à l’idée qu’un bolide soviétique pouvait de l’espace, en ses rondes, surveiller, contrôler, voire toucher de ses fusées, chaque partie de leur territoire. (Effet que Khrouchtchev, lui, se réjouissait d’avoir obtenu.) Mais ils durent sortir de cet ouragan émotionnel et accepter froidement (sans jeu de mots) un accord implicite conduisant au partage de la planète…
Le mieux, après tout, pour eux, était de considérer que l’engin n’était qu’un grand jouet, une réussite technique comme les autres, vite effacée par celles qui suivront, personne n’ayant d’aucune un bien long monopole. Ainsi en avait-il été pour eux avec la bombe atomique. Ils pouvaient considérer encore que le bolide (pour reprendre l’expression d’un de mes amis) n’était pas « un aliment pour la pensée », comme l’étaient les grandes créations de l’époque : la physique nucléaire, la cybernétique, les nouvelles conceptions de l’univers… Quoi ? Presque un gadget ! Mais voilà, quelques jours plus tard, le 7 novembre, en vue de célébrer le 60ème anniversaire de la révolution bolchevique, un nouvel engin est lancé dans l’espace : Spoutnik 2, habité maintenant par une chienne, Leïka. Sans doute, ils avaient, en même temps que les Russes, déjà envoyés des animaux en vol suborbitaux. Mais là, c’était autre chose ! C’était même un pas en avant sur Spoutnik 1.
On apprendra, plus tard, que l’engin avait été construit à la hâte pour marquer l’événement et, beaucoup plus tard encore, que le destin de la pauvre chienne, devenue entre temps une icône en URSS, n’avait pas été ce que les Russes avaient laissé croire. Qu’il avait été même lamentable. Qu’elle était morte étouffée après quelques heures de vol. Et le scientifique Oleg Gazenko, responsable de la mission, désolé, dira, au sujet de Leïka : « Nous n’aurions pas dû le faire. Nous n’avons pas appris suffisamment de cette mission pour justifier la mort d’une chienne. »
Cela dit, au moment où nous étions, il y avait bien à parier que d’autres engins seraient lancés et que le ciel, provisoirement, allait être russe et devenir éventuellement le lieu d’où toutes sortes de fusées seraient à même d’être lancées sur n’importe quelle ville du globe…
Le seul espoir pour les Etats-Unis, était donc de se répéter que la possession d’un savoir-faire n’est toujours qu’éphémère, que les merveilles de la technique sont vite copiées et surclassées et que la priorité soviétique n’avait aucune raison de se croire définitive.
L’on pouvait bien imaginer en fin de compte que les Etats-Unis n’en resteraient pas là, qu’ils ne se résigneraient pas à ce recul, ne se prosterneraient pas devant les hommes du Kremlin ; et l’on pouvait pressentir qu’une folle course aux armements allait se suivre, pour la recherche, dans l’un et l’autre camp, de quelque dérisoire position de force.
Fin décembre, j’assistai au repas de fin d’année des vieux communistes de Nogaro. Mon père était parmi eux, mais il aimait souvent à les taquiner avec sa fibre trotskiste. Nous étions assis autour d’une grande table à rallonges, dans la maison de l’un d’eux. A côté de nous, sur un grand buffet, il y avait le grand pot de daube fumant, qui viendrait au cours du repas, et des croustades gersoises de deux sortes, des roulées et des feuilletées, qui viendraient, elles, en fin de repas, tandis qu’au four finissait de cuire une dinde aux marrons qu’on sentait et qu’on entendait frire. Mais, comme entrée, il y avait, sur la table, dans la première des assiettes de chacun de nous, deux tranches de foie gras accompagnées de pain d’épice, servies avec du vin nouveau, encore un peu trouble, appelé bourret dans le pays.
Tous les amis avaient en commun d’avoir appartenu à la Résistance, voire au maquis Parisot, fait sauter quelques ponts, attaqué des convois allemands. Et, la guerre finie, d’avoir eu la fierté de recevoir Duclos, originaire de la région tarbaise, et le vieux Cachin. Mais ils partageaient aussi la même vision stéréotypée et idyllique de l’URSS. Pour eux, l’URSS avait abattu un régime tsariste pourri et inégalitaire, puis opéré (sans grandes bavures) la révolution. Elle avait supprimé les immenses domaines, distribué les terres aux pauvres, puis après une éducation réussie du peuple, procédé à la collectivisation. Ce faisant, elle avait instauré une société sans classes, sans riches et sans pauvres, et, finalement, amélioré le sort de tout le monde. (Mes amis de Nogaro ne connaissaient pas le pacte germano-russe et, s’ils le connaissaient, trouvaient des excuses à Staline, voire des idées géniales de stratège.) Puis venaient les grandes pages de l’histoire de l’URSS : l’invasion nazie, le martyre de la population, enfin l’héroïque défense du pays par l’Armée Rouge, les millions de morts et la victoire finale sur le nazisme -russe aux trois quarts !
La guerre finie, il y avait eu un engouement des populations libérées pour l’URSS ; elles s’étaient ralliées à la vérité et à la justice que cette dernière apportait au monde. Ainsi, elle avait étendu son influence sur une grande partie de la terre. Quand on regardait une carte, c’était même époustouflant ! Mais nos amis n’étaient pas à quelques hectares près ! D’ailleurs, le PC filtrait pour eux les vraies réalités : la misère, les déplacements de population, les procès iniques, les liquidations masquées… Le parti leur disait seulement qu’on enfermait ou qu’on abattait quelques traîtres qui le méritaient bien, ou des écrivains qui pensaient mal.
On en était à la dinde et on commençait à avoir pas mal bu. Alors le vieux Baptiste, l’ancêtre du groupe, un brave charbonnier, gros et courtaud, toujours échevelé, mais le plus convaincu de la bande, se leva en brandissant son verre et cria : « Vive le Kominform ! » j’ignore si le mot fut bien compris de tous. Cependant, il fit rire tout le monde et l’on dut penser que, venant du vieux Baptiste, il avait une haute signification. Mais personne ne le reprit en écho.
-En tout cas, fit le coiffeur -un petit homme sec et nerveux dont tout le monde connaissait la verve militante (il débitait chez lui ses démonstrations postillonnantes tout en se fixant dans la glace du magasin, son rasoir en main, tandis qu’en dessous son client attendait, les joues pleines de savon) Vive les Spoutniks ! Au moins eux, ils vont faire peur aux Américains ! Je vous le dis ! je crois qu’on va bientôt assister à la révolution mondiale !
Ce qui m’étonnait, c’était que personne ce soir-là ne vint à l’essentiel : la dénonciation par Khrouchtchev des crimes de Staline, au 20ème Congrès ! J’y voyais, une fois de plus, l’action filtrante du PC français sur les militants. Mais je n’étais pas là pour casser la fête ; ce qui, de toute façon, n’eût rien changé -sinon, pour l’instant mettre mon père dans l’embarras, relativement à ses camarades.
Toutefois, je commençai, ce jour-là à m’éveiller sérieusement au grave problème que posait en particulier la politique : celui de Mal ! Problème que je devais rencontrer, d’ailleurs, tout au long de mes analyses des grands opéras. Et, à peine rentré chez moi, je me disais (en pensant aux crimes bien acceptés, bien formatés, bien justifiés, des Japonais sur le peuple chinois en 37, puis à ceux des Nazis sur les Juifs, qui allaient suivre) qu’il y avait là non pas seulement un problème, mais un mystère dont je devais découvrir, pendant des années, combien il avait hanté Dostoïevski.
Ici, à Nogaro, en cette soirée bon-enfant, cette impasse sur les crimes de chefs qu’on admire, ou cette acceptation plus ou moins tacite de leur existence, m’avait paru illustrer cette immense question ou cet immense mystère -qui n’a peut-être de réponse que religieuse. André Malraux rapporte, à ce sujet, qu’ayant rencontré Gorki dans un jardin de Crimée, ce dernier lui aurait dit : « J’ai demandé à un komsomol, vers 1925, ce qu’il pensait de Crime et Châtiment, il m’a répondu : Que d’histoires pour une seule vieille !
Armande, la femme du coiffeur nogarolien volubile, était placé ce soir-là à côté de moi. C’était une camarade d’école de ma mère. Elle était aussi frénétiquement possédée que son mari par l’engagement politique. Elle ne voyait partout que des riches à abattre, que bourgeois à exterminer. Elle piquait avec des aiguilles la poupée qu’elle avait confectionnée, représentant le maire de Nogaro, censé avoir placé de l’argent en Suisse. A un moment, elle me dit :
-Au fait, Jacques, ton père m’a appris que tu étais allé en URSS. Ça a dû être une sacrée découverte. Tu pourrais faire une conférence.
Elle était de ceux qui pensaient que je n’avais aucun doute là-dessus. D’ailleurs, en tant que fils de Denise et de Camille, je n’aurais pas pu penser autrement. Sans quoi, ils auraient enfanté un serpent. Et ils n’avaient pas été envoûtés quand ils m’avaient conçu ! Aussi, la connaissant bien, je la craignais.
Comme elle me questionnait intensément, je lui dis les choses, mais en bémol.
-Quand même, faisait-elle, un peuple qui a été asservi et qui a montré au monde ce dont il était capable : à commencer par les Spoutniks !
Je ne pus pas me retenir de lui dire que ces réalisations techniques avaient été accomplies au dépens de tout le reste.
-Et tu veux dire quoi tout le reste ?
-Eh bien ! Le confort, le bien-être. Il faut te dire que, là-bas, la vie, qui a été un moment plus facile avec Lénine, est redevenue dure. Ce n’est pas comme chez nous. Ils ne connaissent, sinon la misère, mais du moins le manque. Moi-même, je leur ai amené des vêtements.
Elle était cramoisie. Elle m’en voulait de ce que j’ai pu faire ce genre d’observations.
-C’est tellement grave, ajoutai-je (finalement je disais ici des choses que je m’étais pourtant défendu de développer), que Khrouchtchev, un des dirigeants qui a l’air de s’imposer de plus en plus, va revenir sur certaines décisions de Staline.
-Quoi par exemple ?
-Eh bien ! Le collectivisme.
-Tu veux rire ?
-Pas du tout. Bon stalinien, Khrouchtchev a été, au départ, pour le système que tu connais. Maintenant, voyant que cela ne colle plus, il se hâte de revenir à la propriété privée. Il accorde aux paysans le droit d’utiliser et de vendre la récolte produite sur les minuscules domaines qui leur sont alloués. Ce qui correspond à leurs vœux.
-Mais qui t’a dit tout ça ?
Je me contentai de sourire.
-Dis-toi, fis-je enfin, qu’en Hongrie, ils avaient déjà voulu en finir avec les kolkhozes, et, qu’en Pologne, ça commence aussi à remuer.
Elle était maintenant à bout. Et comme pour l’achever, j’allai jusqu’à lui dire que le même Khrouchtchev avait l’air de vouloir que chaque pays, finalement, aille au communisme par le chemin qu’il préférait. Et la regardant fixement, je lui demandait en souriant si elle tenait toujours à ce que je fasse une conférence. Elle ne me répondit pas.
Alors, abattue :
-Ce qu’il faut toujours avoir en tête, c’est la situation d’où les Russes sont partis…
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