… 1958
Installation
La maison que j’habitais maintenant était admirable. Le quartier peut-être pas ! Mais la maison surplombait tout son environnement dans l’angle d’une rue, cernée par deux grands jardins emmurés avec de grands portails grillés à écussons.
L’un de ces jardins, très ombragé (celui par où on accédait à l’immense porte d’entrée à deux ventaux) était occupé, dans l’angle, par un salon d’été couvert et circulaire en belle pierre. Le reste était à l’avenant : caves et greniers gigantesques, dépendances dans le jardin non ombragé à usages domestiques (buanderies, séchoir, bûcher etc.), pièces en nombre incalculable, toutes avec balcons ouvragés.
L’ensemble était ici de style rétro italien des années 1900, avec ses rocailles, sa fontaine alambiquée plaquée sur un mur du jardin utilitaire, ses motifs contournés sur les façades, au-dessus des portes et entre les fenêtres, enfin ses grands vitraux des baies du premier, dont j’avoue que je n’ai jamais bien pris le temps d’étudier les motifs enchevêtrés.
Les pièces du bas, fermées, correspondaient à des salons de réception dont les plafonds, dans le style de Fontainebleau, étaient peints de mythologies coloriées, aux teintes un peu passées. Quant aux deux étages, ils étaient occupés par les personnes ayant recueilli (c’est presque le mot) votre serviteur…
°
° °
Ma vieille loueuse de chambre était morte en décembre 1957. J’étais déjà chez elle avant mon service militaire. Et, maintenant, sa maison passait à ses héritiers. Je me retrouvai pour ainsi dire dans la rue, avec tous mes livres, mon vieux rouet et mes quelques photographies de grands maîtres, qui m’avaient déjà accompagné dans deux chambres. Il fallait qu’au plus vite je décampe. Les nouveaux propriétaires étaient déjà là. Heureusement, ils me laissèrent souffler un jour ou deux, eu égard à l’attachement que j’avais porté (et que m’avait porté) la morte.
J’avais passé une annonce dans le journal Paris-Normandie, avant la célébration des obsèques. J’y avais synthétisé tout ce que j’attendais, pour éliminer certaines réponses. Le soir même de la parution de l’annonce, passant sans conviction au journal, j’avais déjà une proposition.
Une adresse Rue Gauche ! Elle me concernait, étant donné que mon lieu de travail en était tout proche. Il ne me restait plus qu’à voir. Quand j’aperçus la maison, son importance, je crus m’être trompé de numéro. Mais non, c’était le bon. J’étais interloqué. J’avais à peine sonné qu’on ouvrit.
Une dame d’un certain âge (mais pas très avancé) était devant moi : grande, droite, vêtue de blanc (le blanc décidément, avait quelque chose à voir avec moi, car il y aurait, l’été suivant, celui de la toilette de la Bégum, assise à mes côtés à Bayreuth.
Ses cheveux poivre et sel très tirés, étaient réunis au sommet de sa tête sous une large tresse trop parfaite pour être naturelle, surmontée (même à ce moment où elle recevait chez elle) d’une voilette en dentelle fixée à la tresse par deux épingles noires très visibles.
Le visage était altier ; les yeux avaient sans doute perdu de leur éclat ; le nez était un peu fort ; les lèvres, très minces, servaient de liseré à un perpétuel sourire ; le menton, quelque peu détendu, était retenu par le col très serré de la blouse, où se détachait une broche ronde en argent dont le dessin évident représentait La Vierge à l’enfant de Raphaël.
Telle était cette femme que j’avais alors devant moi, dont je ne savais pas encore qu’elle accompagnerait une grande partie de ma vie et que je la verrais s’éteindre… Alors, elle, après un accueil du meilleur style, et quand je me fus présenté :
- Vous arrivez très bien ; on mange à sept heures et demie. Vous savez : votre annonce m’a beaucoup plu.
Son nom, je le connaissais : le journal me l’avait donné en même temps que son adresse : Madame Marguerite Suttin. Mais pour l’annonce, je pensais avoir rédigé un texte simplement clair, mais pas avec cette capacité de plaire…
Quelque temps après, je me retrouvai attablé avec elle et son mari très âgé qu’elle m’avait présenté comme un vieux colonial. D’où la panoplie de flèches, de tambours, de calebasses, de masques…, étalée sur tous les murs de la pièce, tandis que le plafond était zébré par les ombres inquiétantes qu’y projetait une grande lanterne à verre colorié et dépoli. Nous étions assis sur des chaises empaillées à haut dossier et à grands accoudoirs, autour d’une table luxueusement dressée, où brûlait une petite bougie devant chaque couvert ; et où je découvris, avec satisfaction, que le mien était déjà mis ! Comme je m’en étonnais :
- Oui, me dit-elle, je vous ai senti télépathiquement à travers votre annonce et je vous attendais.
Et, sans qu’il fût jamais question d’argent (car moi je n’osai pas y venir), j’étais installé dès le lendemain dans une chambre, attenante à un grand salon, avec mes livres, mon rouet et mes photos. Et, le jour suivant, un samedi, jour des obsèques de mon ancienne logeuse, je couchai pour la première fois dans mon nouveau domaine.
Le matin, vers neuf heures, on frappa. C’était Marguerite Suttin qui m’apportait, sur un plateau, le petit déjeuner. Elle déposa le plateau devant moi sur le lit, puis ouvrit les tentures de la fenêtre. Je me rappelle qu’il faisait exceptionnellement beau ce matin-là. Par contre, je ne me rappelle pas si elle me demanda l’autorisation de s’asseoir sur le bord de mon lit, mais elle s’y assit. Et elle fit alors ce qu’elle avait décidé de faire : me raconter la longue et douloureuse histoire de son fils Guy, décédé tragiquement. Sur quoi je réalisai la raison du motif de la broche.
- Il était entré, me dit-elle, chez les Carmes déchaussés. A titre de novice et sans revêtir l’habit. Mais on ne voulut pas le garder et il en était meurtri. Désormais, coupé de l’ordre, mais non pas de la Vierge, dont il avait surtout le culte, il disait que le Christ s’effaçait pour lui, qu’il le laissait accéder à sa mère sans jalousie. Il poursuivait donc sa quête tout seul, à sa manière.
C’est cela, selon moi, qui a fini par le rendre malade : cette solitude, ce manque d’appuis… Bref, il était maintenant tenu d’aller faire des séjours en maison de santé. (Je comprenais qu’il s’agissait du même endroit où était allé le pauvre Artaud, revenu d’Islande : à l’hôpital Quatre-mares). Mais il n’était jamais aussi bien, malgré les soins, que lorsqu’il partait, tout seul, deux trois jours de suite à la campagne. Il marchait, marchait ; il s’arrêtait la nuit sous les appentis des fermes ou dans des fenils, se nourrissait de ce que je lui donnais au départ ; et je le voyais revenir, plein de paille, mais heureux, pacifié. Certes, je craignais chaque départ, mais je préférais cela à la maison de santé ou aux médicaments.
Alors une fois, soupira-t-elle, qu’il était parti comme d’habitude, je n’étais ni plus ni moins inquiète que d’habitude, nous apprîmes par la presse qu’un Allemand dangereux, incarcéré à la prison de Rouen, s’était évadé et qu’il rôdait dans la région de Quevillon. Or Guy aimait marcher dans ce coin, il y connaissait des fermiers. Notre inquiétude, à mon mari et à moi, n’est pas pour autant majorée. Nous ne voyions pas le risque que Guy pouvait courir à croiser cet Allemand, si même il venait à le croiser !
Mais, le lendemain, nous voilà très alarmés. On avait donné le signalement du détenu et on conseillait à tous ceux qui le rencontreraient d’aviser leurs mairies. Les chasseurs, dans certaines communes, ont même été invités à se tenir sur leur garde et à aider aux recherches, le cas échéant, dans un but de sécurité publique. On avait même promis des récompenses. Il ne faudrait pas qu’il ait un malentendu ! nous dit alors notre fille. Et, mon mari, elle et moi, nous décidons à lancer les recherches.
Le lendemain, au petit matin, notre fille nous téléphone le contenu d’un article de Paris-Normandie. Il y avait que les chasseurs de Quevillon, mis particulièrement en alerte, avaient organisés une sortie et, voyant un homme marcher tout seul et de manière pressée non loin de la ferme des Criqueville, fait des sommations, sans pour autant oser avancer. Une fois, deux fois, trois fois… Qu’à la troisième l’homme avait continué à marcher, indifférent à tout cela. Qu’ils avaient alors tiré à plusieurs (vous comprenez : chacun voulait sa prime !) et que l’homme s’était effondré dans son sang au pied d’un arbre. Que les chasseurs avaient couru vers lui et qu’il ne s’agissait pas de l’Allemand recherché mais d’une personne encore non identifiée…
Vous comprenez, mon cher, qu’à partir de ce moment nous n’avons plus de doute. Ce ne pouvait être que notre Guy ! Oui : une méprise colossale. Bref, un procès au cours duquel les « tueurs » ont eu gain de cause, comme vous l’imaginez bien ; et où, nous, n’avons pas été compris : comment peut-on laisser se promener tout seul, plusieurs jours de suite, un malade ?
Maintenant qu’elle avait parlé, elle était comme vidée d’elle-même. Elle regardait au loin, mais ne voyait rien d’autre que la fenêtre qui ne donnait que sur un mur. Elle me dit qu’il y avait peut-être quelque part un ciel, et, dans ce ciel, un beau paysage où son fils marchait, marchait et marchait encore, avec plaisir.
Puis elle me parla de sa fille, mariée à un gros fabriquant de pantoufles. Mais sa fille avait sa vie elle, et heureusement…
Puis au bout d’un moment :
- Qu’est-ce que vous croyez qu’il y a de l’autre côté, vous ?
J’étais l’homme le moins fait pour lui donner une réponse. Par contre, je lui posais une question, que je trouvai moins encombrante.
-Que pensez-vous de ce désir de votre fils de souhaiter accéder à la Vierge sans être gêné par le Christ ?
Elle était interloquée. Elle me demanda un éclaircissement. Je lui dis que la réponse, cette fois-ci, était peut-être sur sa broche.
°
° °
D’emblée, je me suis senti très bien dans cette maison. J’y étais libre. Je mangeais au restaurant, en dehors des jours de cantine scolaire et je recevais à n’importe quelle heure mes amis et mes connaissances dans le grand salon, toujours ouvert à mon intention. Le baron (c’était le nom de l’employé de Marguerite Suttin) faisait régulièrement le ménage et s’occupait de ma chambre. Il n’avait reçu de moi qu’un ordre : celui de ne pas toucher à mes papiers épars sur ma table.
J’avais quand même une obligation, qui n’en était pas une : tous les jours de la semaine, à 17 heures, la classe finie, je me rendais au thé chez les propriétaires, dans le petit salon qui jouxtait la salle à manger. Alors, je rencontrai beaucoup de personnes invitées, auxquelles Marguerite Suttin me présentait avec force éloges, les premières fois. J’y rencontrai entre autres le critique d’art du théâtre Paul Leroy et le fameux peintre rouennais accompagné de sa mère, Tony Fritz Villars, dont l’art se rapprochait de celui de Dubuffet.
Je n’avais que les mercredis de libres, si je puis dire, ce qui m’arrangeait, car j’avais alors mes auditions de disques chez mes amis Orange. C’est que, les mercredis, depuis toujours, Marguerite Suttin était invitée à différents thés ; le calendrier en avait été établi une fois pour toutes.
La durée et la régularité de cette habitude en faisaient la force. La pluie, le vent, la neige, rien n’arrêtait Marguerite. Aucune mauvaise nouvelle, ni aucun inconvénient de santé (à moins qu’il ne fut par trop important) ne la dissuadait de partir. Elle avait ses chapeaux, ses manteaux, ses robes, ses tailleurs, ses chaussures, ses sacs en résille, adaptés pour toutes les saisons. Enfin, comme est en Normandie, ses parapluies. Et, à point nommé, ses chauffeurs de taxi arrivaient…
Aussi est-ce selon moi un peu injuste que Valéry se moque de la marquise des mauvais romanciers, qui sort à cinq heures. Ce n’est pas là quelque chose de si inintéressant qu’on le pense. Tout dépend du contexte. Supposons, en effet, qu’on prévienne anonymement la marquise qu’elle va, si elle sort, être victime d’un voleur ou d’un membre des brigades rouges, et qu’elle sorte quand même, ne voulant pas déroger à ses habitudes. Eh bien ! Il y a là de l’héroïsme ; et pour peu que la marquise prenne avec elle une arme, il y a là quelque chose d’épique.
Une fois seulement le rituel subit une entorse. Et encore pas, car l’événement dont je parle eut lieu un samedi soir ; et le samedi soir les thés n’avaient pas lieu. Marguerite Suttin, qui m’avait entendu parler de mes amis Orange, se mit en tête de vouloir les connaître. Je le dis à mes amis, qui d’abord furent un peu surpris. Ils invoquèrent la simplicité de leurs manières et des gens qu’ils fréquentaient. Comme me dit Madame Orange : « Voyez-vous, Monsieur Junca, votre Madame Suttin n’est pas de notre milieu ! »
J’étais fort embarrassé. Je fis valoir l’intelligence, la finesse de ma propriétaire ; ses lectures etc. Finalement, ils acceptèrent. Mais ce que je craignais était une chose tout à fait idiote : que Marguerite Suttin s’échappât de dire devant les Orange, dont elle connaissait les idées : « Oh ! Ça fait peuple ! », Ou quelque chose de semblable. Celle-ci venant d’elle, ils l’auraient mal supportée. Et il était cependant impensable qu’en y mettant même toutes les formes, je la prévienne d’avoir à faire attention à ce qu’elle dirait. « Advienne que pourra ! », me dis-je alors.
Dans la rue, le taxi klaxonna. Marguerite Suttin frappa chez moi. Elle était très sobrement vêtue ; elle n’avait pas mis ses gants ; elle avait, dans les mains, un bouquet de belle composition. Malgré tout cela, dès qu’elle entra chez les Orange, je sentis que deux mondes s’affrontaient -où plutôt allaient tâcher de s’affronter sans faire d’impairs. Attentif à tout ce que je disais, je m’arrangeai à faire en sorte que les présentations fussent réussies. Heureusement après, il y aurait la musique et l’opéra ! Et ce fut en effet ce à quoi on vint, les premiers échanges de courtoisie passés, et qui s’avéra déboucher sur de nombreux souvenirs de concerts ou de représentations.
Les Orange parlèrent beaucoup de l’ancien Théâtre des Arts, des voix qu’ils avaient entendues, des anecdotes concernant les divas rouennaises de l’époque ; et Marguerite Suttin confirmait qu’elle avait été présente à tout cela et ajoutait des anecdotes à celles de mes amis Orange. Un climat d’euphorie régnait, et je m’en réjouissais, pensant que la partie était sauvée. Le thé et les petits fours n’arrêtèrent pas l’élan enthousiaste des échanges. Mais je craignais qu’il vînt à s’arrêter et qu’un propos banal, dont je ne pouvais avoir la moindre idée, lançât tout à coup le débat dans une direction risquant de s’avérer dangereuse. Alors j’entamai le sujet des auditions dont mon ami Orange me faisait profiter. Orange fut pris d’une exaltation et d’une volubilité, où apparaissaient à la fois la richesse de ses connaissances et les qualités académiques de son discours.
Marguerite Suttin put juger à quel homme de culture elle avait affaire et, sa courtoisie et sa gentillesse aidant, elle fit comprendre à Orange quelle admiration il lui procurait.
- Ah ! Mon mari est un modeste, fit Madame Orange. Il cache trop souvent son savoir, ce qui est pourtant la chose la plus essentielle ici-bas.
Dans l’esprit de Madame Orange, il y avait cette idée sous-jacente que le savoir était finalement ce qui faisait la vraie différence entre les individus et, conséquemment, la plus juste.
Alors ce qui devait arriver arriva. Curieusement, tout de suite après la remarque de Madame Orange :
- Mais, au fait, dit Marguerite Suttin, comment se fait-il, madame, que nous n’ayons jamais eu l’occasion de nous rencontrer au Théâtre des Arts ? C’est vraiment dommage. J’y ai, pour ma part, beaucoup perdu. Sans doute n’étions-nous pas assis aux mêmes endroits ?
- Sans doute, reprit Madame Orange, d’un ton plutôt persifleur et en esquissant un sourire grinçant.
Je vis, après cette passe, à un léger geste de retrait, que Robert Orange, en tant que notre hôte et en homme de grande courtoisie, était désolé de ce « sans doute » que sa femme venait de prononcer avec un contenu implicite si significatif.
De ce moment, tout était cassé. Cependant, pour rattraper les choses, Orange lança la conversation sur le problème des places d’opéra, comme s’il prenait la suite d’un entretien très neutre déjà commencé, disant qu’effectivement il y avait beaucoup de places aveugles. Ce qui fit, en effet, rebondir moins dangereusement, les échanges. Mais, il fallut très longtemps, il fallut des événements contraignants, avant que Marguerite Suttin ne remît les pieds chez les Orange et que, finalement, tout s’arrangeât.
Mes rapports avec Maurice Suttin étaient moins évidents que mes rapports avec sa femme. Ce qui marquait son visage, ce n’était ni l’aménité, ni encore moins la jovialité, mais l’atonie de l’expression qui faisait de ce visage un visage pour rien.
C’est à peine si je peux trouver dans ma mémoire, en l’absence de photo, de quoi le caractériser tant soit peu. Si : je revois sa petite moustache. Ce retrait de toute physionomie expressive correspondait au retrait, plus profond, de vraie communication. Aussi sais-je très peu de choses de lui -d’autant que sa femme restait muette à son sujet. Je le revois, déjà très vieux, près de la grande cheminée de la salle à manger, calé dans un immense fauteuil de cuir, dont deux ou trois couches de coussins comblaient le creux sous ses fesses, en robe de chambre, en pantoufles, avec au doigt une chevalière importante ornée du dessin d’une couronne comtale -et n’ayant de mobilité que celle de son regard. Dans le fond, il me reprochait deux choses (je le savais par sa femme qui me l’avait rapporté en souriant) : d’être un méridional et un instituteur, presque toujours homme de gauche. Au demeurant, il savait se montrer aimable avec moi, ne serait-ce que pour plaire à sa femme. Comme il aimait passionnément les chiffres, il me calculait, chaque fin de mois, les moyennes de mes élèves.
Il était, évidemment, très gaulliste. Il vouait au général un culte sans limites. Il ne considérait pas que la réapparition de ce dernier au pouvoir ait été l’effet du moindre coup d’état, de la moindre intention intéressée. Il y était venu, parce qu’on l’avait ardemment sollicité et que, pour l’amour de la France, il en avait agi comme les philosophes dans la République de Platon, qui consentent à s’occuper à leur corps défendant des problèmes de la cité, par pur devoir et pure générosité. Il pensait qu’étant donné le vide politique autour de lui, le général était le seul sur qui on pût compter et que sa vision était si sûre qu’il réaliserait, point par point, ce qu’il avait annoncé. Il le voyait rétablir l’ordre : faire taire les partis et les abois parlementaires ; arrêter la déshérence des gouvernements (dont la France avait changé comme un homme de chemise) ; calmer les syndicats, ces fauteurs de troubles, ces arrangeurs de grèves ; remettre les gens au travail et les patrons en selle ; calmer la soif des Français à revendiquer leurs droits à tout bout de champ, sans considérer leurs devoirs ; sauver enfin l’identité française bien mise à mal et ce qui restait d’empire colonial.
Et, entre autres choses, il le voyait (comme il l’avait annoncé) régler le problème algérien au mieux des intérêts français et musulmans. C’était là, pour lui, une politique de moralité, de responsabilité -face à toutes les attentes révolutionnaires, à tous les principes laxistes hérités de 1789, qui avaient suscité autant de progrès que de pagaille.
Comme je venais d’achever mon temps militaire en Algérie, que j’avais vu, sur place, l’énormité, la complexité du problème, que j’avais même mon idée là-dessus (je ne pensais pas possible, d’un part, d’intégrer du jour au lendemain à notre société plus de douze millions de musulmans et je ne le souhaitais pas ; et, d’autre part, je savais que ceux-ci à une minorité près ne le souhaitaient pas non plus). Je regardais avec beaucoup de scepticisme tous les espoirs que certains pouvaient former à ce sujet, et, en particulier, les pieds-noirs.
Un jour, je le dis à Maurice Suttin. Je lui dis que de Gaulle, malgré tout son génie, tout son charisme, ne parviendrait pas à garder l’Algérie. Que je savais peut-être ce qu’il ne savait pas ou qu’il feignait de ne pas savoir ; Il se mit à réagir violemment. C’était la première fois que je voyais s’animer son visage, si neutre habituellement. Il me répondit que moi qui n’étais qu’un simple citoyen (il n’avait pas osé dire un simple instituteur), j’en savais plus long que les plus grands hommes politiques. Marguerite tenta de le calmer et lui fit remarquer que j’avais bien le droit d’avoir un point de vue personnel. Heureusement, la scène ne s’était pas produite au cours d’un thé, mais d’un simple repas dominical auquel j’avais été convié, et nous n’étions que tous les trois. Mais, de ce jour, je compris qu’il ne fallait plus que je lui donne mes moyennes à calculer.
Installation
La maison que j’habitais maintenant était admirable. Le quartier peut-être pas ! Mais la maison surplombait tout son environnement dans l’angle d’une rue, cernée par deux grands jardins emmurés avec de grands portails grillés à écussons.
L’un de ces jardins, très ombragé (celui par où on accédait à l’immense porte d’entrée à deux ventaux) était occupé, dans l’angle, par un salon d’été couvert et circulaire en belle pierre. Le reste était à l’avenant : caves et greniers gigantesques, dépendances dans le jardin non ombragé à usages domestiques (buanderies, séchoir, bûcher etc.), pièces en nombre incalculable, toutes avec balcons ouvragés.
L’ensemble était ici de style rétro italien des années 1900, avec ses rocailles, sa fontaine alambiquée plaquée sur un mur du jardin utilitaire, ses motifs contournés sur les façades, au-dessus des portes et entre les fenêtres, enfin ses grands vitraux des baies du premier, dont j’avoue que je n’ai jamais bien pris le temps d’étudier les motifs enchevêtrés.
Les pièces du bas, fermées, correspondaient à des salons de réception dont les plafonds, dans le style de Fontainebleau, étaient peints de mythologies coloriées, aux teintes un peu passées. Quant aux deux étages, ils étaient occupés par les personnes ayant recueilli (c’est presque le mot) votre serviteur…
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Ma vieille loueuse de chambre était morte en décembre 1957. J’étais déjà chez elle avant mon service militaire. Et, maintenant, sa maison passait à ses héritiers. Je me retrouvai pour ainsi dire dans la rue, avec tous mes livres, mon vieux rouet et mes quelques photographies de grands maîtres, qui m’avaient déjà accompagné dans deux chambres. Il fallait qu’au plus vite je décampe. Les nouveaux propriétaires étaient déjà là. Heureusement, ils me laissèrent souffler un jour ou deux, eu égard à l’attachement que j’avais porté (et que m’avait porté) la morte.
J’avais passé une annonce dans le journal Paris-Normandie, avant la célébration des obsèques. J’y avais synthétisé tout ce que j’attendais, pour éliminer certaines réponses. Le soir même de la parution de l’annonce, passant sans conviction au journal, j’avais déjà une proposition.
Une adresse Rue Gauche ! Elle me concernait, étant donné que mon lieu de travail en était tout proche. Il ne me restait plus qu’à voir. Quand j’aperçus la maison, son importance, je crus m’être trompé de numéro. Mais non, c’était le bon. J’étais interloqué. J’avais à peine sonné qu’on ouvrit.
Une dame d’un certain âge (mais pas très avancé) était devant moi : grande, droite, vêtue de blanc (le blanc décidément, avait quelque chose à voir avec moi, car il y aurait, l’été suivant, celui de la toilette de la Bégum, assise à mes côtés à Bayreuth.
Ses cheveux poivre et sel très tirés, étaient réunis au sommet de sa tête sous une large tresse trop parfaite pour être naturelle, surmontée (même à ce moment où elle recevait chez elle) d’une voilette en dentelle fixée à la tresse par deux épingles noires très visibles.
Le visage était altier ; les yeux avaient sans doute perdu de leur éclat ; le nez était un peu fort ; les lèvres, très minces, servaient de liseré à un perpétuel sourire ; le menton, quelque peu détendu, était retenu par le col très serré de la blouse, où se détachait une broche ronde en argent dont le dessin évident représentait La Vierge à l’enfant de Raphaël.
Telle était cette femme que j’avais alors devant moi, dont je ne savais pas encore qu’elle accompagnerait une grande partie de ma vie et que je la verrais s’éteindre… Alors, elle, après un accueil du meilleur style, et quand je me fus présenté :
- Vous arrivez très bien ; on mange à sept heures et demie. Vous savez : votre annonce m’a beaucoup plu.
Son nom, je le connaissais : le journal me l’avait donné en même temps que son adresse : Madame Marguerite Suttin. Mais pour l’annonce, je pensais avoir rédigé un texte simplement clair, mais pas avec cette capacité de plaire…
Quelque temps après, je me retrouvai attablé avec elle et son mari très âgé qu’elle m’avait présenté comme un vieux colonial. D’où la panoplie de flèches, de tambours, de calebasses, de masques…, étalée sur tous les murs de la pièce, tandis que le plafond était zébré par les ombres inquiétantes qu’y projetait une grande lanterne à verre colorié et dépoli. Nous étions assis sur des chaises empaillées à haut dossier et à grands accoudoirs, autour d’une table luxueusement dressée, où brûlait une petite bougie devant chaque couvert ; et où je découvris, avec satisfaction, que le mien était déjà mis ! Comme je m’en étonnais :
- Oui, me dit-elle, je vous ai senti télépathiquement à travers votre annonce et je vous attendais.
Et, sans qu’il fût jamais question d’argent (car moi je n’osai pas y venir), j’étais installé dès le lendemain dans une chambre, attenante à un grand salon, avec mes livres, mon rouet et mes photos. Et, le jour suivant, un samedi, jour des obsèques de mon ancienne logeuse, je couchai pour la première fois dans mon nouveau domaine.
Le matin, vers neuf heures, on frappa. C’était Marguerite Suttin qui m’apportait, sur un plateau, le petit déjeuner. Elle déposa le plateau devant moi sur le lit, puis ouvrit les tentures de la fenêtre. Je me rappelle qu’il faisait exceptionnellement beau ce matin-là. Par contre, je ne me rappelle pas si elle me demanda l’autorisation de s’asseoir sur le bord de mon lit, mais elle s’y assit. Et elle fit alors ce qu’elle avait décidé de faire : me raconter la longue et douloureuse histoire de son fils Guy, décédé tragiquement. Sur quoi je réalisai la raison du motif de la broche.
- Il était entré, me dit-elle, chez les Carmes déchaussés. A titre de novice et sans revêtir l’habit. Mais on ne voulut pas le garder et il en était meurtri. Désormais, coupé de l’ordre, mais non pas de la Vierge, dont il avait surtout le culte, il disait que le Christ s’effaçait pour lui, qu’il le laissait accéder à sa mère sans jalousie. Il poursuivait donc sa quête tout seul, à sa manière.
C’est cela, selon moi, qui a fini par le rendre malade : cette solitude, ce manque d’appuis… Bref, il était maintenant tenu d’aller faire des séjours en maison de santé. (Je comprenais qu’il s’agissait du même endroit où était allé le pauvre Artaud, revenu d’Islande : à l’hôpital Quatre-mares). Mais il n’était jamais aussi bien, malgré les soins, que lorsqu’il partait, tout seul, deux trois jours de suite à la campagne. Il marchait, marchait ; il s’arrêtait la nuit sous les appentis des fermes ou dans des fenils, se nourrissait de ce que je lui donnais au départ ; et je le voyais revenir, plein de paille, mais heureux, pacifié. Certes, je craignais chaque départ, mais je préférais cela à la maison de santé ou aux médicaments.
Alors une fois, soupira-t-elle, qu’il était parti comme d’habitude, je n’étais ni plus ni moins inquiète que d’habitude, nous apprîmes par la presse qu’un Allemand dangereux, incarcéré à la prison de Rouen, s’était évadé et qu’il rôdait dans la région de Quevillon. Or Guy aimait marcher dans ce coin, il y connaissait des fermiers. Notre inquiétude, à mon mari et à moi, n’est pas pour autant majorée. Nous ne voyions pas le risque que Guy pouvait courir à croiser cet Allemand, si même il venait à le croiser !
Mais, le lendemain, nous voilà très alarmés. On avait donné le signalement du détenu et on conseillait à tous ceux qui le rencontreraient d’aviser leurs mairies. Les chasseurs, dans certaines communes, ont même été invités à se tenir sur leur garde et à aider aux recherches, le cas échéant, dans un but de sécurité publique. On avait même promis des récompenses. Il ne faudrait pas qu’il ait un malentendu ! nous dit alors notre fille. Et, mon mari, elle et moi, nous décidons à lancer les recherches.
Le lendemain, au petit matin, notre fille nous téléphone le contenu d’un article de Paris-Normandie. Il y avait que les chasseurs de Quevillon, mis particulièrement en alerte, avaient organisés une sortie et, voyant un homme marcher tout seul et de manière pressée non loin de la ferme des Criqueville, fait des sommations, sans pour autant oser avancer. Une fois, deux fois, trois fois… Qu’à la troisième l’homme avait continué à marcher, indifférent à tout cela. Qu’ils avaient alors tiré à plusieurs (vous comprenez : chacun voulait sa prime !) et que l’homme s’était effondré dans son sang au pied d’un arbre. Que les chasseurs avaient couru vers lui et qu’il ne s’agissait pas de l’Allemand recherché mais d’une personne encore non identifiée…
Vous comprenez, mon cher, qu’à partir de ce moment nous n’avons plus de doute. Ce ne pouvait être que notre Guy ! Oui : une méprise colossale. Bref, un procès au cours duquel les « tueurs » ont eu gain de cause, comme vous l’imaginez bien ; et où, nous, n’avons pas été compris : comment peut-on laisser se promener tout seul, plusieurs jours de suite, un malade ?
Maintenant qu’elle avait parlé, elle était comme vidée d’elle-même. Elle regardait au loin, mais ne voyait rien d’autre que la fenêtre qui ne donnait que sur un mur. Elle me dit qu’il y avait peut-être quelque part un ciel, et, dans ce ciel, un beau paysage où son fils marchait, marchait et marchait encore, avec plaisir.
Puis elle me parla de sa fille, mariée à un gros fabriquant de pantoufles. Mais sa fille avait sa vie elle, et heureusement…
Puis au bout d’un moment :
- Qu’est-ce que vous croyez qu’il y a de l’autre côté, vous ?
J’étais l’homme le moins fait pour lui donner une réponse. Par contre, je lui posais une question, que je trouvai moins encombrante.
-Que pensez-vous de ce désir de votre fils de souhaiter accéder à la Vierge sans être gêné par le Christ ?
Elle était interloquée. Elle me demanda un éclaircissement. Je lui dis que la réponse, cette fois-ci, était peut-être sur sa broche.
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D’emblée, je me suis senti très bien dans cette maison. J’y étais libre. Je mangeais au restaurant, en dehors des jours de cantine scolaire et je recevais à n’importe quelle heure mes amis et mes connaissances dans le grand salon, toujours ouvert à mon intention. Le baron (c’était le nom de l’employé de Marguerite Suttin) faisait régulièrement le ménage et s’occupait de ma chambre. Il n’avait reçu de moi qu’un ordre : celui de ne pas toucher à mes papiers épars sur ma table.
J’avais quand même une obligation, qui n’en était pas une : tous les jours de la semaine, à 17 heures, la classe finie, je me rendais au thé chez les propriétaires, dans le petit salon qui jouxtait la salle à manger. Alors, je rencontrai beaucoup de personnes invitées, auxquelles Marguerite Suttin me présentait avec force éloges, les premières fois. J’y rencontrai entre autres le critique d’art du théâtre Paul Leroy et le fameux peintre rouennais accompagné de sa mère, Tony Fritz Villars, dont l’art se rapprochait de celui de Dubuffet.
Je n’avais que les mercredis de libres, si je puis dire, ce qui m’arrangeait, car j’avais alors mes auditions de disques chez mes amis Orange. C’est que, les mercredis, depuis toujours, Marguerite Suttin était invitée à différents thés ; le calendrier en avait été établi une fois pour toutes.
La durée et la régularité de cette habitude en faisaient la force. La pluie, le vent, la neige, rien n’arrêtait Marguerite. Aucune mauvaise nouvelle, ni aucun inconvénient de santé (à moins qu’il ne fut par trop important) ne la dissuadait de partir. Elle avait ses chapeaux, ses manteaux, ses robes, ses tailleurs, ses chaussures, ses sacs en résille, adaptés pour toutes les saisons. Enfin, comme est en Normandie, ses parapluies. Et, à point nommé, ses chauffeurs de taxi arrivaient…
Aussi est-ce selon moi un peu injuste que Valéry se moque de la marquise des mauvais romanciers, qui sort à cinq heures. Ce n’est pas là quelque chose de si inintéressant qu’on le pense. Tout dépend du contexte. Supposons, en effet, qu’on prévienne anonymement la marquise qu’elle va, si elle sort, être victime d’un voleur ou d’un membre des brigades rouges, et qu’elle sorte quand même, ne voulant pas déroger à ses habitudes. Eh bien ! Il y a là de l’héroïsme ; et pour peu que la marquise prenne avec elle une arme, il y a là quelque chose d’épique.
Une fois seulement le rituel subit une entorse. Et encore pas, car l’événement dont je parle eut lieu un samedi soir ; et le samedi soir les thés n’avaient pas lieu. Marguerite Suttin, qui m’avait entendu parler de mes amis Orange, se mit en tête de vouloir les connaître. Je le dis à mes amis, qui d’abord furent un peu surpris. Ils invoquèrent la simplicité de leurs manières et des gens qu’ils fréquentaient. Comme me dit Madame Orange : « Voyez-vous, Monsieur Junca, votre Madame Suttin n’est pas de notre milieu ! »
J’étais fort embarrassé. Je fis valoir l’intelligence, la finesse de ma propriétaire ; ses lectures etc. Finalement, ils acceptèrent. Mais ce que je craignais était une chose tout à fait idiote : que Marguerite Suttin s’échappât de dire devant les Orange, dont elle connaissait les idées : « Oh ! Ça fait peuple ! », Ou quelque chose de semblable. Celle-ci venant d’elle, ils l’auraient mal supportée. Et il était cependant impensable qu’en y mettant même toutes les formes, je la prévienne d’avoir à faire attention à ce qu’elle dirait. « Advienne que pourra ! », me dis-je alors.
Dans la rue, le taxi klaxonna. Marguerite Suttin frappa chez moi. Elle était très sobrement vêtue ; elle n’avait pas mis ses gants ; elle avait, dans les mains, un bouquet de belle composition. Malgré tout cela, dès qu’elle entra chez les Orange, je sentis que deux mondes s’affrontaient -où plutôt allaient tâcher de s’affronter sans faire d’impairs. Attentif à tout ce que je disais, je m’arrangeai à faire en sorte que les présentations fussent réussies. Heureusement après, il y aurait la musique et l’opéra ! Et ce fut en effet ce à quoi on vint, les premiers échanges de courtoisie passés, et qui s’avéra déboucher sur de nombreux souvenirs de concerts ou de représentations.
Les Orange parlèrent beaucoup de l’ancien Théâtre des Arts, des voix qu’ils avaient entendues, des anecdotes concernant les divas rouennaises de l’époque ; et Marguerite Suttin confirmait qu’elle avait été présente à tout cela et ajoutait des anecdotes à celles de mes amis Orange. Un climat d’euphorie régnait, et je m’en réjouissais, pensant que la partie était sauvée. Le thé et les petits fours n’arrêtèrent pas l’élan enthousiaste des échanges. Mais je craignais qu’il vînt à s’arrêter et qu’un propos banal, dont je ne pouvais avoir la moindre idée, lançât tout à coup le débat dans une direction risquant de s’avérer dangereuse. Alors j’entamai le sujet des auditions dont mon ami Orange me faisait profiter. Orange fut pris d’une exaltation et d’une volubilité, où apparaissaient à la fois la richesse de ses connaissances et les qualités académiques de son discours.
Marguerite Suttin put juger à quel homme de culture elle avait affaire et, sa courtoisie et sa gentillesse aidant, elle fit comprendre à Orange quelle admiration il lui procurait.
- Ah ! Mon mari est un modeste, fit Madame Orange. Il cache trop souvent son savoir, ce qui est pourtant la chose la plus essentielle ici-bas.
Dans l’esprit de Madame Orange, il y avait cette idée sous-jacente que le savoir était finalement ce qui faisait la vraie différence entre les individus et, conséquemment, la plus juste.
Alors ce qui devait arriver arriva. Curieusement, tout de suite après la remarque de Madame Orange :
- Mais, au fait, dit Marguerite Suttin, comment se fait-il, madame, que nous n’ayons jamais eu l’occasion de nous rencontrer au Théâtre des Arts ? C’est vraiment dommage. J’y ai, pour ma part, beaucoup perdu. Sans doute n’étions-nous pas assis aux mêmes endroits ?
- Sans doute, reprit Madame Orange, d’un ton plutôt persifleur et en esquissant un sourire grinçant.
Je vis, après cette passe, à un léger geste de retrait, que Robert Orange, en tant que notre hôte et en homme de grande courtoisie, était désolé de ce « sans doute » que sa femme venait de prononcer avec un contenu implicite si significatif.
De ce moment, tout était cassé. Cependant, pour rattraper les choses, Orange lança la conversation sur le problème des places d’opéra, comme s’il prenait la suite d’un entretien très neutre déjà commencé, disant qu’effectivement il y avait beaucoup de places aveugles. Ce qui fit, en effet, rebondir moins dangereusement, les échanges. Mais, il fallut très longtemps, il fallut des événements contraignants, avant que Marguerite Suttin ne remît les pieds chez les Orange et que, finalement, tout s’arrangeât.
Mes rapports avec Maurice Suttin étaient moins évidents que mes rapports avec sa femme. Ce qui marquait son visage, ce n’était ni l’aménité, ni encore moins la jovialité, mais l’atonie de l’expression qui faisait de ce visage un visage pour rien.
C’est à peine si je peux trouver dans ma mémoire, en l’absence de photo, de quoi le caractériser tant soit peu. Si : je revois sa petite moustache. Ce retrait de toute physionomie expressive correspondait au retrait, plus profond, de vraie communication. Aussi sais-je très peu de choses de lui -d’autant que sa femme restait muette à son sujet. Je le revois, déjà très vieux, près de la grande cheminée de la salle à manger, calé dans un immense fauteuil de cuir, dont deux ou trois couches de coussins comblaient le creux sous ses fesses, en robe de chambre, en pantoufles, avec au doigt une chevalière importante ornée du dessin d’une couronne comtale -et n’ayant de mobilité que celle de son regard. Dans le fond, il me reprochait deux choses (je le savais par sa femme qui me l’avait rapporté en souriant) : d’être un méridional et un instituteur, presque toujours homme de gauche. Au demeurant, il savait se montrer aimable avec moi, ne serait-ce que pour plaire à sa femme. Comme il aimait passionnément les chiffres, il me calculait, chaque fin de mois, les moyennes de mes élèves.
Il était, évidemment, très gaulliste. Il vouait au général un culte sans limites. Il ne considérait pas que la réapparition de ce dernier au pouvoir ait été l’effet du moindre coup d’état, de la moindre intention intéressée. Il y était venu, parce qu’on l’avait ardemment sollicité et que, pour l’amour de la France, il en avait agi comme les philosophes dans la République de Platon, qui consentent à s’occuper à leur corps défendant des problèmes de la cité, par pur devoir et pure générosité. Il pensait qu’étant donné le vide politique autour de lui, le général était le seul sur qui on pût compter et que sa vision était si sûre qu’il réaliserait, point par point, ce qu’il avait annoncé. Il le voyait rétablir l’ordre : faire taire les partis et les abois parlementaires ; arrêter la déshérence des gouvernements (dont la France avait changé comme un homme de chemise) ; calmer les syndicats, ces fauteurs de troubles, ces arrangeurs de grèves ; remettre les gens au travail et les patrons en selle ; calmer la soif des Français à revendiquer leurs droits à tout bout de champ, sans considérer leurs devoirs ; sauver enfin l’identité française bien mise à mal et ce qui restait d’empire colonial.
Et, entre autres choses, il le voyait (comme il l’avait annoncé) régler le problème algérien au mieux des intérêts français et musulmans. C’était là, pour lui, une politique de moralité, de responsabilité -face à toutes les attentes révolutionnaires, à tous les principes laxistes hérités de 1789, qui avaient suscité autant de progrès que de pagaille.
Comme je venais d’achever mon temps militaire en Algérie, que j’avais vu, sur place, l’énormité, la complexité du problème, que j’avais même mon idée là-dessus (je ne pensais pas possible, d’un part, d’intégrer du jour au lendemain à notre société plus de douze millions de musulmans et je ne le souhaitais pas ; et, d’autre part, je savais que ceux-ci à une minorité près ne le souhaitaient pas non plus). Je regardais avec beaucoup de scepticisme tous les espoirs que certains pouvaient former à ce sujet, et, en particulier, les pieds-noirs.
Un jour, je le dis à Maurice Suttin. Je lui dis que de Gaulle, malgré tout son génie, tout son charisme, ne parviendrait pas à garder l’Algérie. Que je savais peut-être ce qu’il ne savait pas ou qu’il feignait de ne pas savoir ; Il se mit à réagir violemment. C’était la première fois que je voyais s’animer son visage, si neutre habituellement. Il me répondit que moi qui n’étais qu’un simple citoyen (il n’avait pas osé dire un simple instituteur), j’en savais plus long que les plus grands hommes politiques. Marguerite tenta de le calmer et lui fit remarquer que j’avais bien le droit d’avoir un point de vue personnel. Heureusement, la scène ne s’était pas produite au cours d’un thé, mais d’un simple repas dominical auquel j’avais été convié, et nous n’étions que tous les trois. Mais, de ce jour, je compris qu’il ne fallait plus que je lui donne mes moyennes à calculer.